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La révolution sexuelle de Mai 68 a généré un tourbillon d’abus

Il y a cinquante ans, Mai 68 donnait le coup d’envoi de la jouissance sans entraves. Une historienne rappelle dans un essai percutant comment cette injonction hédoniste favorisa un climat d’abus sur les femmes et les enfants

Elliott Gould, Natalie Wood, Robert Culp et Dyan Cannon dans «Bob & Carol & Ted & Alice» de Paul Mazursky, sorti en 1969 — © Courtesy Everett Collection
Elliott Gould, Natalie Wood, Robert Culp et Dyan Cannon dans «Bob & Carol & Ted & Alice» de Paul Mazursky, sorti en 1969 — © Courtesy Everett Collection

Elle fut adolescente dans les années 1970, quand il était interdit d’interdire. Devenue historienne et spécialiste des violences sexuelles et sexistes, Malka Marcovich raconte dans L’autre héritage de 68. La face cachée de la révolution sexuelle (Albin Michel) les dérives d’une époque qui voulait faire de l’épicurisme une règle de vie. «Avec le cinquantenaire de Mai 68, des hommes vont nous faire leur parcours de l’ancien combattant, explique-t-elle. Une femme m’a dit qu’il était important qu’une ex-adolescente de ma génération rappelle que cette révolution n’a fait que reproduire une vision archaïque des rapports entre les hommes et les femmes, et engendré un tourbillon d’abus.»

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Pour honorer néanmoins une salutaire libération des mœurs, Malka Marcovich commence son voyage après la Seconde guerre mondiale, alors que la sexualité était aussi taboue qu’impensable hors mariage. «Un fils d’ouvrier âgé de 18 ans en 1947 ne peut se procurer des capotes que chez un «coiffeur malfamé» et redoute d’y aller […] «Coït à la retirette» pour les hommes, peur de la pénétration pour les femmes dans le cadre du mariage, l’acte sexuel n’est pas cette grande valse de l’amour qui transporte et emporte. La douche vaginale post-coït, qui a été pratiquée depuis l’Antiquité avec des produits agressifs et dangereux, est très in grâce au Coca-Cola, considéré comme le nec plus ultra des produits spermicides», écrit-elle.

Mise en scène du viol

Mais quelques années plus tard, grâce aux combats féministes pour une «maternité volontaire», la société découvre pour la première fois de son histoire le droit de jouir sans se préoccuper du lendemain. Hélas, le désir féminin est laissé de côté. Ainsi, des nouveaux blockbusters qui marquent l’avènement du sexe enfin montré sur grand écran: «Les films à l’affiche qui font grand bruit mettent en scène l’esclavage sexuel des femmes comme l’expérience absolue de l’émancipation: Portier de nuit, Histoire d’O., Le Dernier Tango à Paris demeurent les références cinématographiques par excellence. L’actrice Maria Schneider, âgée de 19 ans lors du tournage, racontera plus tard le vrai viol par surprise filmé en direct qui restera durant de longues années la séquence mythique du film.» Ou encore: «Etre jeune, c’est trouver «chouette» et «vachement sympa» le film Les Valseuses de Bertrand Blier qui rend romanesque le viol.»

C’est une époque, aussi, où les professeurs n’hésitent pas à coucher avec leurs élèves, au nom de l’éducation alternative. «Ceci est parfaitement illustré par Mourir d’aimer, d’André Cayatte, en 1970, qui bouleverse toute une génération», précise Malka Marcovich, avant de livrer la confession d’une ex-lycéenne dans ces années-là, qui se souvient d’une étreinte avec un prof ne cessant de lui répéter: «Tu es une adorable perverse, petit vagin de sucre.»

Confusion mortifère

C’est une époque, surtout, où l’on considère que les enfants doivent participer à la libération, dans une confusion mortifère. L’historienne déterre ainsi un texte du pape du nouveau roman Alain Robbe-Grillet, publié en 1973 dans un recueil de photographies de David Hamilton – accusé d’avoir abusé de ses jeunes modèles. «La septième vague plus violente lui arrache un gémissement de souffrance. Il faut la maltraiter davantage, la saisir par les épaules, la secouer comme une poupée de chiffon. […] Il faut à présent laver son corps avec l’eau […], elle pleurniche un peu […]. Est-elle de nouveau bien propre pour le sacrifice? […] Elle se laisse faire. Elle ne dit plus rien. Elle est absente», déblatère l’écrivain. «C’est un texte de viol», constate désormais Malka Marcovich. Mais dans les années 1970, la majorité de l’intelligentsia s’en préoccupe peu. D’ailleurs les «nouveaux philosophes reconnaissaient toute la pertinence des livres de Tony Duvert et de son apologie de la sexualité avec les enfants, qui devait selon eux «stimuler, susciter des vocations, dessiller les yeux» (dixit Pascal Bruckner et Alain Finkielkraut dans Le Nouveau Désordre amoureux).

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La presse aussi est au diapason. Dans le quotidien Libération, on peut ainsi lire des petites annonces du type: «Qui suis-je? Un pédophile? Bien sûr. Je ne continuerai à jouir qu’avec des impubères, si tel est mon plaisir.» Le journal publie également une lettre ouverte signée de Pascal Bruckner et Georges Moustaki qui soutiennent «un pédophile assumé s’en prenant à des fillettes de six à douze ans «dont l’air épanoui montre aux yeux de tous, y compris de leurs parents, le bonheur qu’elles trouvent avec lui». Mais c’est dans Le Monde que «soixante-neuf signatures prestigieuses», dont Jean-Paul Sartre, Roland Barthes, Bernard Kouchner, Patrice Chéreau, Gabriel Matzneff, Jack Lang, Catherine Millet et même Simone de Beauvoir prennent la défense de trois hommes accusés d’avoir fait des films pédopornographiques avec des jeunes de 12 à 14 ans, et participé aux scènes. De «simple affaire de mœurs» sur des «enfants consentants» selon les signataires.

Dérives de l’art

Quelques années plus tard, en 1982, Daniel Cohn-Bendit expliquera à Bernard Pivot, sur le plateau d’Apostrophes: «La sexualité d’un gosse, c’est absolument fantastique. J’ai travaillé avec des gosses qui avaient entre 4 et 6 ans, quand une petite fille de 5 ans commence à vous déshabiller, c’est fantastique, c’est un jeu éroticomaniaque.» Comment expliquer une telle apologie de la pédophilie, impensable aujourd’hui? «Imprégnés de théories freudiennes, beaucoup pensent à l’époque que les enfants sont des séducteurs, on mélange tout, au nom de la reconnaissance du droit à la sexualité enfantine, et la question du consentement et du pouvoir des adultes n’existe pas, explique Malka Marcovich. Et quand on a été abusé dans ce contexte, on met du temps à s’en rendre compte. C’est ce que décrivent parfaitement Flavie Flament ou Eva Ionesco, dont la mère a fait des photos à caractère incestueux qu’on qualifiait alors d’art.»

Aux réactionnaires contemporains qui voudraient s’engouffrer dans la brèche pour dénoncer les progrès de la contraception, elle rappelle aussi que les années 1970 furent «un moment de grâce, d’avant le sida, où l’on remettait en cause le mariage, etc.», mais que certains «paternalistes lubriques» ont malheureusement profité du mouvement pour reproduire les vieux schémas de domination. Schémas qui volent désormais en éclats, comme les pavés dans les rues parisiennes en 1968, grâce au mouvement #MeToo. Malka Marcovich le trouve «fascinant», au point d’avoir voulu écrire ce livre: «Je n’avais plus le droit de me taire.»

Malka Marcovich, «L’Autre Héritage de 68. La face cachée de la révolution sexuelle», Ed. Albin Michel, 2018.

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