MC : Vous avez épluché des centaines d’articles de presse sur ces affaires. On retrouve trop souvent cette inversion qui fait passer les agresseurs pour les victimes, notamment Roman Polanski…

Oui, Roman Polanski, à écouter ses défenseurs, est un réfugié politique persécuté par la justice américaine. Or il a plaidé coupable devant le procureur tout de suite après les faits. Puis a été incarcéré en Californie dans ce qu’on appelle une prison-hôpital, deux mois au cours desquels, il a été examiné par des psychiatres. Et la veille de l’audience où sa peine devait être fixée par le parquet, il s’est enfui de peur de faire de la prison. A partir de ce jour, aux yeux de la loi, cet individu était et continue d’être un fugitif. Il n’a exécuté qu’une peine de deux mois en préventive. Pour un crime avoué même lors d’une procédure de plaider coupable, on est bien en deçà de la peine encourue pour un viol.

MC : Vous parlez d’une caste défendue par l’establishment et rarement par l’opinion publique.

On parle ici de pédocriminalité. Si on avait affaire à un autre Roman, d’un milieu social défavorisé qui avoue un crime sur mineure, accusé ensuite par cinq autres jeunes-filles, il irait directement en prison. Il n’y aurait pas de BHL et de Finkielkraut pour se mobiliser et lancer une pétition. En fait, ses défenseurs défendent leur caste, leur impunité, et leurs mœurs. C’est le titre de notre livre « Intouchables ». Pour eux, Roman Polanski n’est pas un citoyen et un justiciable comme les autres, il est au dessus des lois.

MC : Les artistes ont un statut particulier en France qui expliquerait leur impunité ?

Vidéo du jour

Oui, ici le monde de l’art est très élitiste. Aux Etats-Unis, l’affaire Weinstein est possible car on considère Hollywood comme une industrie culturelle. Les Américains disent « Hollywood, c’est comme Reebok, vous êtes une industrie comme les autres, vous devez appliquer les lois sur le harcèlement sexuel comme les autres ». Nous avons une vision de l’art romantique et surannée, du créateur comme un Dieu. Le raisonnement sous-jacent est qu’un homme qui a un talent exceptionnel devrait avoir un statut exceptionnel. On est sous l’ancien régime. L’art jouit aussi d’une grande impunité car la place des femmes y est encore très archaïque. Très peu de d’artistes sont mises en avant, et très peu de femmes dirigent des institutions culturelles.

MC : Comment expliquez-vous la défense de Bertrand Cantat ?

C’est la stratégie classique de l’homme violent : à partir du moment où il est dans le déni de son acte, il faut forcément en faire porter la responsabilité sur l’autre. On a dit de Marie Trintignant qu’elle était hystérique, droguée, alcoolique, avait eu plusieurs maris. A cela s’ajoute le concept du crime passionnel « je l’ai tuée parce que je l’aimais ». Ce qui est fascinant chez Bertrand Cantat, c’est qu’il n’a jamais cessé de le dire malgré ses 4 ans d’emprisonnement censés le faire réfléchir sur la gravité de son acte. Dans son interview fleuve aux Inrocks (octobre 2017), il continue de parler d’amour à l’égard de Marie. Des années après, au moment même de la sortie de son premier album, on est au delà de l’indécence, c’est un acte provocateur.

MC : La ministre de la Culture, Françoise Nyssen a déclaré « il a payé, la justice a tranché, il a aussi le droit de continuer à vivre ».

Le fait d’avoir purgé sa peine n’a pas le pouvoir magique d’effacer le crime. On ne peut pas oublier, c’est impossible. C’est lui qui prend le risque de venir à nous, de s’exposer au public, s’il restait dans son coin, on ne l’ouvrirait pas. Il s’expose donc nous avons aussi le droit de dire que ce qu’il fait est immoral.

MC : Vous avez fait rouvrir l’affaire Krisztina Rady et militez pour le « délit de suicide »….

Yaël Mellul : En 2014, mon association Femme&Libre m’a permise de porter plainte contre Bertrand Cantat au parquet de Bordeaux sur la base de l’infraction criminelle de violences volontaires ayant entrainé la mort sans intention de la donner. Suite à ça, l’enquête sur le suicide de Krisztina Rady a été rouverte. Dans la continuité du délit des violences conjugales à caractère psychologique, dont j’ai été à l’initiative, finalement incluse dans le cadre de la Loi du 10 juillet 2010, j’aimerais que soit créée l'infraction pénale de « suicide forcé ». Il faudrait considérer qu’une femme puisse se suicider suite à des violences physiques et/ou psychologiques subies, et que son agresseur est précisément responsable de ce suicide. Donc en définitive, c’est un meurtrier psychique. La société est peut-être plus mûre aujourd’hui pour le comprendre. C’est un concept complexe. Il faut avoir une connaissance de ce qu’est l’emprise psychologique, de ses conséquences traumatiques, et de l’état de destruction psychique conduisant la victime à commettre cet acte. Même quand elle a des enfants. Le cas de Krisztina Rady est toujours ouvert, il faudrait que ceux qui ont été témoins directs ou indirects des violences parlent. Mais c’est l’omerta.

MC : Dans l’affaire Tron, on ressort le passé des plaignantes. On leur reproche leur sexualité par exemple.

Dans le dossier Georges Tron, les magistrats ont chargé de manière assez surprenante les plaignantes surtout, Eva Loubrieu à qui on a reproché son libertinage. Comme si on pouvait faire tout ce qu’on veut à cette femme-là. On voit que les dés sont pipés. Les agresseurs détournent la présomption d’innocence - pièce maitresse de la procédure pénale. Ils décrédibilisent les victimes en les traitant de menteuses. Sans compter que le chemin pour porter plainte est très long. Dans le dossier Tron, les filles en sont à 7 ans de procédure judiciaire extrêmement douloureuse et ce n’est pas fini ! Le message envoyé au reste des victimes est terrible : si vous portez plainte, regardez ce qui va vous arriver. On comprend que seules 8% d’entre elles osent porter plainte.

MC : Concernant l’affaire DSK, vous dîtes qu’il y a eu un avant et un après dans les médias.

Oui notamment dans la presse écrite. Pourquoi ? Parce que la profession se féminise et se rajeunit. Nous avons épluché 500 articles, et on sent bien un changement de paradigme. Personne ne croyait à l’accusation portée contre DSK. Tout le monde s’est acharné sur les plaignantes mais à la 11ème plainte, les journalistes ont reconnu leur erreur. Comme a écrit le journaliste Jean Quatremer au sujet de DSK « Son passé ne plaide pas en sa faveur ». On savait qu’il avait des casseroles. On voit avec l’affaire Tron qu’à partir de 2013/2014 le traitement médiatique change. L’affaire Baupin a été le grand test. La presse a été impeccable. On a parlé du « DSK des Verts » : on va être prudents, on va écouter les plaignantes, on va leur donner la parole.

Mais il faut rappeler qu’elles sont des femmes politiques. Toutefois nous modèrerons nos propos et notre optimisme. Avec Nicolas Hulot et Gérald Darmanin, on constate que les journalistes ont appris mais pas le personnel politique : même effet de caste, mêmes réflexes sur la théorie du complot. Ils se protègent comme le milieu du cinéma. Ce sont des hommes de pouvoir, de réseau et d’argent qui vont essayer de détruire les victimes avec des plaintes pour diffamation. Baupin a aussi porté plainte contre Médiapart et France Inter qui ne faisaient que répercuter la parole des victimes. C’est de l’intimidation. C’est une vraie guerre.

MC : Si c’est une femme puissante, sera-t-elle protégée pareil ?

Les femmes sont majoritairement victimes des violences. Mais il n’en demeure pas moins que certaines agressent, sont violentes. Mais ça reste marginal. Cette question nous permet de dire que la domination masculine n’est pas biologique mais bien culturelle. Pour lutter contre, on peut agir socialement par des politiques publiques. Pour nous il faut doubler voire quintupler le budget de la Justice, trop faible. Il n’y a pas assez de magistrats en France.

MC : Les médias ont donc fait des progrès. Etes-vous optimistes ?

Ca dépend des jours (rires). Vu le gouvernement actuel, on ne sait pas. On pourra dire tout ce qu’on voudra, mais sans moyens on n’y arrivera pas. C’est bien beau de libérer la parole mais s’il n’y a rien pour l’accueillir, les victimes vont se taire.

Livre Intouchables

* "Intouchables ? People, justice et impunité", Yaël Mellul et Lise Bouvet éditions Balland.