Anne Nivat. « On ne mesure pas l'humiliation des Russes »

Par Propos recueillis par Stéphane Bugat

Si la journaliste Anne Nivat consacre aujourd'hui un documentaire et un livre à la Russie (*), c'est pour y être retournée après y avoir vécu une dizaine d'années. Et elle ne se concentre pas sur les coulisses du Kremlin mais nous raconte une Russie, d'est en ouest, et surtout à hauteur de femmes et d'hommes. Une mise en perspective qui apporte une tout autre dimension aux enjeux de l'élection présidentielle, dont personne ne doute qu'elle va confirmer la main mise de Poutine sur le pouvoir.

Anne Nivat. « On ne mesure pas l'humiliation des Russes »
(Photo Hannah Assouline)

Pourquoi connaît-on si mal la Russie ? C'est la première question que l'on se pose, après avoir lu votre livre.
Ce n'est pas à moi de le dire. J'ai fait ce constat et c'est la raison pour laquelle je mets toute mon énergie à essayer de déconstruire les stéréotypes. Il y en a sur tous les pays, je l'ai vérifié en travaillant sur l'Irak et l'Afghanistan, par exemple. Mais il y en a peut-être plus sur la Russie parce que c'est un pays qui fait peur, qui est européen mais lointain. Et il y a cette figure du chef, Vladimir Poutine, qui cristallise toutes les hystéries occidentales.

Déjà, on ne prend pas forcément la mesure de l'immensité, de la diversité et de la complexité de ce pays.
C'est cette dimension continentale que je souligne, jusque dans le titre du livre. J'ai commencé par l'extrême est, pour faire prendre conscience de cette immensité qui joue un rôle si fort sur la psyché russe. Cette vastitude, on la ressent dès que l'on est sur place. Elle contribue à la complexité, aux pesanteurs, à rendre ce pays insaisissable, au fait que les Russes, habitués au pire, sont prêts à tout et arrivent néanmoins à rebondir.

Vous mettez aussi l'accent sur l'étrange relation avec la Chine.
Elle est essentielle et suscite chez les Russes une réelle anxiété. La Chine est tellement peuplée qu'elle lorgne de plus en plus de l'autre côté de la frontière. La différence, c'est que les Chinois qui la franchissent ne sont plus seulement de pauvres ouvriers. Ce sont des entrepreneurs et des investisseurs qui viennent acheter et même jouer au casino.

Les Russes dont vous nous parlez sont plus ou moins prospères, plus ou moins heureux mais ils ne se plaignent pas de leur sort.
J'ai constaté que dans les pays où l'on souffre, on ne se plaint pas. Les Russes sont habitués à vivre à la dure, ce qui ne veut pas dire qu'ils n'aimeraient pas bénéficier de davantage de confort. Ils font avec ce qu'ils peuvent. C'est sans doute la raison pour laquelle ils ne sont pas encore prêts à passer à une démocratie plus douce.

Voter Poutine n'est pas forcément, pour les Russes, voter pour un dictateur, écrivez-vous. C'est nous qui nous trompons ?
On va un peu vite en besogne en traitant Poutine de dictateur. Si c'était le cas, je n'aurais pas pu faire mon livre. Il n'y a pas un flic derrière chaque journaliste. Ce qui ne veut pas dire que les journalistes sont bien traités, surtout les Russes qui prennent beaucoup plus de risques.

À défaut d'être un dictateur, c'est un président sortant qui va être réélu avec un score sans nuance.
Il n'y a même pas de second tour, en Russie. La grande interrogation de cette élection porte sur le taux de participation. À moins de 60 %, ce ne sera pas bon signe.

Ce que les Russes mettent au crédit de Poutine, c'est le retour d'une puissance sur la scène internationale dont ils sont assez fiers.
C'est même un aspect qui fait l'unanimité. On ne mesure pas le degré d'humiliation des Russes depuis la fin du régime soviétique. Si la Russie reste le pays le plus vaste du monde, elle n'est plus l'URSS avec ses satellites. Les nations baltes sont parties, celles de l'Asie centrale aussi, tout cela sans effusion de sang, à la différence de la Tchétchénie qui, elle, est toujours dans la Fédération de Russie. Tout cela, les Russes, qui n'y étaient pas préparés, l'ont mal pris.

Ce qui, à leurs yeux, légitime d'autant ce qui s'est passé en Crimée ?
Il est difficile, aujourd'hui, en Russie, de trouver quelqu'un qui désapprouve l'intervention en Crimée, même parmi ceux qui ne sont pas favorables à Poutine. Ils considèrent que Khrouchtchev a commis une erreur en la donnant à l'Ukraine, après un dîner bien arrosé. La guerre en Syrie les touche moins mais elle correspond à une puissance retrouvée qui suscite un sentiment de fierté. Et puis, dans leurs têtes, Poutine fort signifie Occident faible.

Les Russes regardent-ils le monde ? Se sentent-ils partie prenante de la mondialisation ?
Ils acceptent la mondialisation, à leur façon, avec le poids de tout ce dont je viens de parler. Mais le pays avec lequel la Russie ne cesse de se comparer, c'est évidemment les États-Unis. Les Russes sont d'autant plus agacés par ces médias mainstream européens qu'ils sentent hostiles, ce que la propagande de la télévision russe ne fait qu'accentuer.

Le système Poutine est tout de même une pseudo-démocratie sans alternance possible et surtout sans alternative. Sa grande faiblesse, c'est : « Après moi, le déluge ».
Ce n'est pas une faiblesse pour une majorité de Russes. C'est la raison pour laquelle un homme comme Poutine leur correspond encore.

Vous évoquez les dix années de votre vie où vous avez vécu en Russie, avec une véritable passion. On vous sent, aujourd'hui, toujours impliquée mais plus distante.
J'aime la Russie mais, en même temps, elle m'horripile. Je ne parle pas du pouvoir politique avec lequel je n'ai aucune relation. Je parle du peuple russe que j'ai essayé de comprendre, auquel j'ai essayé de m'adapter. Mes parents étaient professeurs de russe. Toute jeune, cette langue et ce qu'elle portait me fascinaient. Aujourd'hui, je suis contente d'y avoir vécu mais aussi d'en être partie.

Quand y retournez-vous ?
J'ai une petite maison là-bas, dans un village. Si on me disait, tu ne peux plus y aller, je serais très triste. 

* « Un continent derrière Poutine ? » d'Anne Nivat, éditions du Seuil, 18 euros. Documentaire écrit et réalisé par Anne Nivat, Fabrice Pierrot et Tony Casablanca, diffusé sur France 5, ce dimanche, à 17 h 05.

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