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Interview

Bruno Latour: «Avec le réchauffement, le sol se dérobe sous nos pieds à tous»

Dans «Où atterrir ? Comment s’orienter en politique», le philosophe et sociologue fait un lien entre climatoscepticisme, dérégulation, migrations et explosion des inégalités, livrant une réflexion-projection salutaire sur les enjeux du siècle à venir. Il y a un nouveau monde à découvrir, loin des frontières et des identités existantes.
publié le 16 mars 2018 à 17h06

Après Face à Gaïa, huit conférences sur le nouveau régime climatique (2015), œuvre de référence sur le changement climatique, Bruno Latour, l'un de nos contemporains capitaux, a publié à l'automne un autre livre majeur : Où atterrir ? Comment s'orienter en politique (La Découverte). C'est un pamphlet tranchant comme un cristal autant qu'un livre manuel du siècle à venir. En tissant des liens entre les différents événements auxquels nous assistons (changement climatique, migrations, dérégulation, explosion des inégalités), Bruno Latour éclaire une situation qui semble chaotique et qui est en réalité extrêmement cohérente.

L'axe qui a longtemps organisé le champ politique (d'un côté le Global et de l'autre le Local vers lesquels nous tendions - les majuscules étant là pour montrer qu'il s'agit bien d'idées, de projections) est devenu inopérant. Il est en train d'être remplacé par un nouvel axe composé d'un Hors-sol (la direction prônée par le gouvernement Trump et autres climatosceptiques) et du Terrestre - lequel reste à définir, et ce sera là tout l'enjeu des années à venir. Comment atterrir sur nos nouveaux sols et nos nouveaux territoires, sur ce Terrestre qui déborde les frontières et les identités existantes ? Quels rôles joueront l'art et la science dans ce tournant historique ? J'ai voulu rencontrer Bruno Latour parce que j'avais cinquante feuilles de questions pour lui - je lui en ai finalement posé treize.

Le détonateur du livre est la sortie des Etats-Unis de l’accord de Paris, le 1er juin 2017. Pour la première fois, un gouvernement assume le fait que l’humanité se sépare désormais en deux, que «nous, les nantis, n’appartenons pas à la même Terre que vous, et que vous mourrez avec elle». En quoi cette décision nous aide-t-elle à définir un cap politique ?

Les hommes politiques ont longtemps maintenu une hypocrisie de façade, personne n’avait osé rompre ainsi. On reconnaissait qu’il y avait des problèmes écologiques, mais on disait que le développement allait continuer et qu’il serait partagé, à terme, avec tout le monde. Or c’est la première fois que le pays le plus responsable de cette situation, avec l’Europe et la Chine, dit «non, nous ne partagerons pas, ce qui vous arrive ne nous arrive pas». Cela a permis, au moins, de mettre la question écologique au centre de la politique.

Vous dites bien que ceux qui nient le changement climatique savaient parfaitement ce qui se jouait, et ont délibérement choisi de ne rien changer. Il y aurait en fait un lien entre dérégulation, «climatonégationnisme» et explosion des inégalités, lequel serait donc le fruit d’une décision consciente.

Oui, c’est un lien que j’invente, mais il n’est pas absurde. C’est devenu évident maintenant, notamment à cause de cette décision des Etats-Unis et d’un retour de la lutte des classes, qui sont désormais géopolitiques. Cela doit réveiller la politique, à condition qu’on s’intéresse simultanément à la question sociale et à la question écologique, ce qui est encore loin d’être le cas.

Pourquoi le lien ne s’est-il jamais fait entre ces deux revendications ?

J'ai accumulé les interprétations successives, et celle que je privilégie, c'est que la notion de nature n'est pas adaptée à la pratique politique. La nature, c'est ce qui extériorise, ce qui n'obéit pas à des lois humaines, c'est le royaume de la nécessité, et on constate que les mouvements écologistes, malgré leur diversité, n'ont pas fait le travail de recompréhension de ce que les nouveaux cadres conceptuels impliquaient. Tout cet énorme travail que les socialistes et les communistes avaient réalisé à partir du milieu du XIXe siècle concernant le champ social n'a pas connu d'équivalent dans le cadre de la crise écologique. On nous a dit «il faut s'occuper de la nature», et alors les bras vous en tombent. Alors que si on parle de modes de vie, de territoires, tout le monde se mobilise. Et puis l'autre explication, c'est que la tradition émancipatrice ne s'est pas précipitée non plus sur les inégalités géosociales. Le logiciel de la gamme d'indignation de la gauche s'est stabilisé dans les années 50-60 (et les mouvements féministes ont déjà eu énormément de peine à entrer dedans). Des deux côtés, la liaison ne s'est pas faite.

Comment opérer le basculement d’un Local réactionnaire à un Terrestre qui soit neuf et inventif ?

C’est là où tout le monde tâtonne, parce qu’on se rend compte qu’on ne sait pas grand-chose, finalement, de ce Terrestre-là. Les scientifiques découvrent la fabuleuse complexité de ces territoires. Appartenir à un territoire, ça ne signifie pas du tout un retour à la terre, c’est une découverte, une invention. Il y a donc un énorme travail de réappropriation à faire, par les sciences, de ce qu’est par exemple un sol, un bassin versant, un biotope. C’est la découverte d’un nouveau monde, d’où l’analogie que je trace avec le siècle des grandes découvertes.

Il va nous falloir atterrir dans ce monde-là. D’où l’importance de la migration, qui est directement liée à la question écologique, et qui fait paniquer beaucoup de personnes, parce que la question de l’atterrissage, du lieu où l’on va vivre, se pose à tout le monde. C’est cette nouvelle universalité perverse dont je parle : le sol se dérobe sous nos pieds à tous. On l’avait négligée, parce qu’on pensait que le Global allait tout englober, qu’on se dirigeait vers lui, or on s’aperçoit maintenant que cet attracteur n’était pas très réaliste et peu défini. On réalise rétrospectivement que le Global était une utopie. Et du coup, la réaction universelle est d’une brutalité exceptionnelle : on en revient au nationalisme le plus étriqué.

Il y a des frontières partout pour ceux qui n’ont plus de sol sur lequel s’appuyer, et par ailleurs un déplacement extrêmement fluide des classes supérieures et moyennes : qu’est-ce qui se joue dans ce grand écart ?

C'est là ou le Terrestre n'est ni le Local ni le Global, c'est une redéfinition de l'ensemble. La question de l'eau ne recouvre pas, par exemple, la même globalité ni la même localisation que celle du CO2 ou bien celle d'Internet ; chaque objet a sa propre répartition de Global et de Local. Cela forme une nouvelle géographie, ni nationale ni supranationale, ce nouveau monde dont je parlais. Le saut que l'on doit faire est l'équivalent du passage des cartes en T du Moyen Age au planisphère. C'est à la fois excitant et déprimant, car la tâche est immense.

Notre capacité à localiser et à déterminer quels sont les enjeux réels sur un territoire donné a été altérée. Comment parvenir à les redéfinir ?

On ne sait pas du tout ce dont on dépend. C'est pour cela que j'aimerais réhabiliter les cahiers de doléances. Mais ce n'est pas si simple car la mondialisation nous a mis dans une méconnaissance complète des dépendances et des appartenances. Il est très difficile de savoir sur quel territoire on vit, et quels sont nos intérêts. Nous sommes dans une période postpolitique, comme dans le Léviathan de Hobbes. Il n'y a pas de politique possible, parce qu'il n'y a pas de territoire. La politique, ce ne sont pas des valeurs, des débats, c'est la description d'un monde, et ce monde doit se transformer.

C’est ça qui est intéressant dans la situation actuelle : elle est grave, et pourtant on n’a pas l’impression qu’elle le soit. On assiste à une sorte de drôle de guerre. En 1789, c’est le fait de rédiger ces fameux cahiers qui crée la notion de doléance, elle ne les précède pas, c’est un processus performatif. Dès que les gens ont devant eux la description d’un territoire, il reprennent une position politique, ils arrêtent de se plaindre et ils commencent à être en doléance.

Faut-il changer la rhétorique autour du changement climatique, passer de la peur et du danger à la découverte, la curiosité ?

Le catastrophisme est à la fois une erreur en ce qui concerne les émotions et une nécessité. Le problème des sciences est justement de travailler cette distance entre ce que l’on peut faire sur le terrain et la manière de l’écrire. C’est aussi un problème d’organisation à l’intérieur des sciences elles-mêmes. Comment chercher, puis décrire ?

L’Europe peut-elle vraiment être à la pointe de ce qu’il faudrait expérimenter dans cette crise ?

Oui, à condition de considérer l’Europe non comme une institution légale, mais comme une patrie ou matrice alternative. L’Europe constitue la bonne échelle pour tenter des choses, et elle possède la «bonne» histoire, parce que c’est elle qui est responsable de tout cela. Et c’est bien en Europe qu’arrivent les migrants. C’est donc l’endroit où toutes les questions se posent.

En tant que romancier, je me pose la question de savoir comment cette profonde crise écologique, politique, va affecter l’art et la littérature. Comment cela va-t-il, selon vous, se manifester ?

Le parallèle avec le XVIe siècle, celui des grandes découvertes, est encore une fois passionnant, parce que le théâtre, la musique, la littérature vont alors complètement se transformer. Ce changement est déjà tout à fait visible aujourd'hui, notamment dans les arts plastiques, la danse, le théâtre. L'invention de nouvelles sensibilités et de nouveaux sols est très frappante. Et c'est là que l'invention d'une sensation ajustée à la situation est indispensable. La réinterprétation par l'écocritique de la littérature ancienne révèle qu'on s'est bien sûr toujours passionné pour ces questions de monde, de territoire et de cosmos. Le projet conjoint des sciences, de la politique et de l'art est de rendre sensible à. Mais le lien est assez subtil entre ces différents domaines.

Est-ce que l’art pourrait être capable d’opérer ce travail de décentrement nécessaire, qui nous aiderait à comprendre que nous ne sommes qu’une pièce dans un ensemble ?

Oui, mais c'est un problème de recherche fondamentale en art. Il faut reconnaître que «l'art écologique», par exemple, est extrêmement mauvais. Dès qu'on établit trop de liens entre les choses, entre les différents domaines, ça devient n'importe quoi. Il y a des indications qui vont dans le sens de ce décentrement, comme dans ce film important, Leviathan de Paravel et Castaing-Taylor. Quelque chose se passe dans les modes d'interprétation de ce que signifie raconter une histoire. Il y a une gamme d'émotions nouvelles, que les écologistes n'ont pas travaillée car le concept de nature ne donnait pas de prise.

Ce n’est donc pas forcément le sujet qu’il faut changer, mais la manière, la focale ? Comme dans la pièce de théâtre que vous avez écrite,Global Gaïa Circus,dans laquelle le décor devenait un personnage de premier plan ?

Oui, c’est ça. Et il faut aussi travailler la gamme des sentiments. Quinze mille scientifiques nous disent, en novembre dernier, qu’on va dans le mur : comment absorbe-t-on ces choses-là ? Nous vieillissons tous aujourd’hui comme le système Terre, et c’est une source d’angoisse énorme. Ce que j’ai vécu, moi, au cours de mon existence, c’est ça : la montée des eaux et de la température du globe. Ce sont des sentiments compliqués, des contradictions très puissantes. Et pour les arts, ça va être extraordinaire d’explorer ça. La question est la même pour Shakespeare : qu’a pu signifier, pour cet homme, la découverte d’un nouveau monde ?

Et pour ça, la fiction peut nous aider ?

Oui, c’est capital. J’aime beaucoup, par exemple, le travail du romancier américain Richard Powers. Il écrit en ce moment un grand livre sur les arbres et la manière dont certains ont changé la vie d’êtres humains. Il essaie de faire des arbres les agents du roman, et c’est bouleversant.

Mais comment parvenir à sortir du personnage pour redonner de l’importance aux éléments longtemps considérés comme mineurs et extérieurs ?

Les scientifiques font déjà ça tout le temps ! Et ils racontent eux aussi des histoires. Les articles scientifiques sont des narrations puissantes. Il y a là une captation des non-humains et de leur intensité, dont je suis toujours surpris qu’elle n’ait pas été reprise et exploitée par les romanciers. En termes de description de caractères, ces articles sont sensationnels. Mais je n’ai pas convaincu de romanciers pour l’instant…

Moi, vous m’avez convaincu !
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