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Quand Mai 68 s’écrivait au féminin : rencontre avec Anne, militante à 19 ans

Une jeune femme face aux CRS, mai 68, dans le quartier latin, Paris. Claude Bourquelot, Author provided (no reuse)

Le genre est longtemps resté un point aveugle des recherches empiriques sur les conséquences biographiques du militantisme. Pourtant, dans l’enquête que j’ai menée au cours de ma de thèse, auprès de 170 familles dans lesquelles l’un des parents – au moins – a participé aux événements de Mai 68, le genre s’est avéré essentiel pour appréhender les empruntes différenciés qu’ont pu laisser ces événements sur les trajectoires de celles et ceux qui y ont participé.

Le livre issu de cette contre-histoire de Mai 68, Mai 68, un pavé dans leur histoire, déconstruit le lieu commun d’une « Génération 68 » homogène et montre au contraire la diversité de ce que j’ai qualifié de « micro-unités de génération de 68 », dont certaines sont majoritairement féminines. J’ai écrit ailleurs sur le « genre des générations » ; je dresserai ici le portrait d’une enquêtée, rencontrée en 2008. Nous l’appellerons Anne. Elle avait 19 ans en Mai 68.

Le malheur d’avoir des parents (trop) jeunes

« Je venais d’une famille double-discours : on dit qu’on aime, sans rien ressentir, on dit qu’on est de gauche, on ne fait rien. On est laïque, mais on inscrit sa fille chez les sœurs. »

Le père d’Anne est écrivain, sa mère documentaliste en région parisienne. Ils sont athées, votent à gauche mais la politique n’est pas un objet de discussions dans la sphère familiale. Élevée par ses grands-parents paternels jusqu’à l’âge de six ans, Anne hérite de la mémoire familiale de la Résistance. Elle est beaucoup moins proche de ses parents, qui l’ont eu très jeune et semblent s’être peu investis dans son éducation.

Anne connaît une scolarité chaotique, renvoyée de multiples établissements pour indiscipline. Elle s’inscrit en 1967 dans un cours de théâtre à Paris, tandis que ses parents partent alors vivre en Bretagne ; mais ils la rapatrient peu de temps après, Anne étant entrée dans une phase d’anorexie.

Elle vit chez ses parents en Bretagne, quand surviennent les événements de Mai 68. Son père se rend dès les premiers jours au Quartier Latin, en spectateur. Anne, cherche également à rejoindre Paris, mais garde le souvenir d’avoir alors été enfermée par son père et parle d’une « impression que cette génération devant moi ne me laissait pas de place, que ça a été déterminant pour la suite ».

Mai 68 comme ciment socialisateur

Quelques mois après les événements, Anne retrouve à Paris d’anciens camarades de lycée et tombe amoureuse d’Alain, un militant de la Gauche prolétarienne, aussi appelés les « maos spontex ».

Avec l’argent que ses parents lui avaient donné pour se rendre aux États-Unis, Anne achète « une mobylette pour sillonner la banlieue » et part « vivre et militer avec Alain ».

Mai 68 joue ici un rôle de socialisation de prise de conscience, dans la mesure où Anne découvre et s’approprie un langage politique qui vient donner sens à son humeur révoltée, en mettant des mots et en révélant un sens collectif et politique à une posture individuelle et des sentiments restés jusque-là non formulés.

Pour justifier son choix d’adhérer à ce mouvement radical, Anne explique :

« Je m’amusais plus avec les libertaires, mais je voulais absolument appartenir au truc le plus dur, et ça a toujours été comme ça par la suite. »

Vie en communauté

Anne obtient son baccalauréat en candidat libre, s’inscrit en chinois à l’université de Dauphine en 1970. Elle préfère de loin les écrits de Marx à ceux de Mao, mais cela ne l’empêche pas de vendre la Cause du Peuple (journal de la Gauche prolétarienne) devant les usines Renault et sur le marché, de participer à toutes les activités de la G.P., et de donner des cours d’alphabétisation aux ouvriers algériens de Citroën : « les pauvres, je leur apprenais à lire sur la Cause du Peuple ! »

En 1971, Anne rencontre Fab à Sèvres où il met alors en scène une pièce d’Artaud, et tombe amoureuse. Ils partent avec un ami dans les Cévennes pour y monter une troupe, et récupèrent un ancien théâtre, L’Amicale, vite transformé en communauté.

Parallèlement, Anne décide de s’établir, comme d’autres militants de l’époque, principalement maoïstes. Elle est embauchée comme ouvrière non qualifiée dans une usine de fabrication de pulls. Pleine d’espoirs révolutionnaires, elle se heurte rapidement au gouffre qui sépare la théorie maoïste de la réalité de son usine :

« On avait comme mot d’ordre à la GP : “à bas les petits chefs” ; donc je m’étais dit bon : je vais me les farcir ! Pas de bol, la bonne femme qui me propose de m’emmener à l’usine tous les matins, c’était la contremaîtresse ! [elle rit] […] Je ne pouvais pas lutter contre des syndicats, y’en avait pas ; et quant aux ouvrières, j’ai commencé à faire de la sensibilisation à l’heure du déjeuner en suivant bien les consignes de la GP, en leur expliquant à quel point elles étaient exploitées : ça leur a fait ni chaud ni froid parce qu’elles venaient toutes de fermes et elles m’ont dit “ben ouais, mais au moins c’est de l’argent que je garde pour moi, et à la ferme je travaille dix fois plus et j’ai rien”, ce qui était un argument massue ! […] Bon, en plus, elles me nourrissaient parce qu’on avait tellement peu de ronds que j’avais jamais rien [elle rit] : c’était tout à l’envers ! »

L’espoir de changer de vie

Anne est de plus la seule mao de la communauté composée d’anarchistes, de libertaires et de babas-cool. L’Amicale sert ici d’espace transitionnel, au tournant de 1972, où se retrouvent des militants issus de divers groupes en quête de prophéties alternatives.

L’espace communautaire permet ainsi de faire le deuil d’espoirs révolutionnaires tout en restant fidèle à la rupture : l’espoir de « changer la société » est insensiblement reconverti en espoir de « changer la vie ».

Pour Anne, la diversité sociale et politique des communards est par ailleurs un moyen de perpétuer l’utopie d’une société sans classe ou du moins le décloisonnement social. Loin de toute organisation politique structurée, au contact de libertaires et de baba-cools, et sans aucun avenir professionnel stable envisagé/envisageable à ce moment-là. Anne se trouve ainsi dans une situation d’indétermination qui la rend particulièrement réceptive aux diverses offres utopiques contre-culturelles.

De désillusion en désillusion

Anne, Fab et leur troupe de théâtre finissent par donner plusieurs représentations d’une pièce de Rabelais qui connaît un vif succès local, d’autant que le pasteur du village et d’autres natifs cévenols ont intégrés la troupe. Forts de leur succès, ils décident de s’attaquer à une pièce plus ambitieuse politiquement :

« C’était après mes constats à l’usine : il fallait s’ouvrir à la paysannerie […]. Croyant aux vertus de l’exemple, on a monté un spectacle sur les révoltes paysannes successives. »

Anne est enceinte de six mois quand elle est arrêtée par son médecin et doit quitter l’usine où elle était établie. La troupe part peu de temps après faire le tour de France des communautés, mais le seul public vraiment réceptif est celui des pensionnaires de l’hôpital psychiatrique de St Alban.

Épuisée physiquement et psychiquement, en fin de grossesse, Anne tente de faire comprendre à Fab qu’elle n’en peut plus de la vie en communauté, dans la marge la plus totale. Leur fils Mikaël naît à Montpellier l’hiver 1972.

LSD, New York, féminisme

Fab et ses amis se réinstallent en communauté dans l’Aveyron et Anne qui vient d’accoucher n’a pas d’autre solution que de les suivre. Elle ne s’étend pas sur la période qui suit où elle connaît le froid, la faim, la grande difficulté matérielle et morale d’élever « seule » un bébé, et les inévitables tensions au sein des communautés. Toujours en résistance, Anne bouscule alors ses propres limites corporelles et psychiques, jusqu’à l’hospitalisation :

« C’est dur à faire comprendre : j’étais sûre d’être dans le vrai parce que je payais de ma personne. […] J’ai grandi comme tout le monde au pays des mensonges, au pays des résistants tu parles, des républiques populaires qui ne l’étaient pas, sans parler des formidables ressources familiales, alors mon corps qui morfle, ça me paraissait vrai, exact, juste. »

En 1973, Fab et Anne rentrent à Paris, vite rattrapé par la marge. Anne fait des petits boulots pour survivre, des traductions, et aide le week-end son ami Laurent, rencontré dans la communauté, à rénover une péniche, en discutant de linguistique sous LSD.

Gagnant un peu d’argent, elle réussit à louer un petit appartement et demande à Fab de n’y ramener aucun des ses amis… en vain. Il n’est pas aisé, à ce stade d’avancement dans la carrière marginale, d’en sortir. Laurent va tenter de l’y aider en lui donnant l’argent nécessaire pour qu’elle prenne un billet d’avion et « se tire pour s’en tirer ».

Anne confie Mikaël à Laurent, la seule personne de son entourage en qui elle peut avoir confiance me dit-elle. À New York, elle découvre que la seule personne qu’elle y connaît est une militante active du « Gay front » : elle se met à fréquenter les milieux féministes radicaux.

Sortir de la marge

En 1974, de retour auprès de son fils à Paris, Anne est dorénavant « décidée » à sortir de la marge, mais il lui faudra plusieurs années pour y arriver.

Anne commence à faire des piges pour divers journaux, tout d’abord pour L’Imprévu (1976-77) puis comme scripte à la télévision. Elle réussit pour la première fois à gagner l’argent nécessaire à la location d’un appartement à son nom. Mais sortir de la marge ne se fait pas du jour au lendemain, notamment du fait des relations et réseaux de sociabilités dans lesquels on est inséré depuis des années.

Anne mène ainsi pendant plusieurs années, entre 1975 et 1980, une double vie : « un pied dedans, un pied dehors », se formant au journalisme – et découvrant son appétence pour l’écriture – tout en fréquentant les milieux autonomes et en « n’étant pas débranchée ! » notamment en raison de sa rencontre avec un psychanalyste d’extrême-gauche, Victor avec qui elle nouera une relation complexe.

Pendant ce temps, Mikaël fréquente les différentes crèches parallèles de Paris au gré des déménagements de sa mère, jusqu’au jour où Anne tombe sur une petite annonce de Libération présentant un projet de crèche parallèle dans un squat du 20e arrondissement :

« Comme j’étais pas encore guérie, je me suis installée dans le squat de la rue des L. : à droite c’étaient les toxicos, et nous, c’étaient les militants […] c’est là qu’un de mes meilleurs amis, rencontré là, est rentré à Action directe… »

Suivant une forme féminine répandue de reconversion des ressources militantes dans la sphère éducativ e au cours des années 1970, Anne s’improvise directrice de crèche parallèle pendant un an.

Photo prise en 1975, lors d’une expérience pédagogique menée au sein de l’école Vitruve, intitulée « le cirque étoilé ». Du CE1 au CM1, les enfants ont travaillé toute l’année sur un projet qu’ils ont décidé eux-mêmes, puis l’ont monté et sont allés le jouer dans le sud-ouest de la France à la fin de l’année. Claude Bourquelot, Author provided (no reuse)

Elle rencontre Antoine, son conjoint actuel, à cette époque ; vit un temps entre Victor et lui, avant de définitivement s’installer en couple.

Les années Libé

L’un des meilleurs amis d’Anne, militant d’Action directe, est arrêté au début des années 1980 et elle s’investit alors dans le soutien actif aux militants politiques emprisonnés, démarchant diverses personnalités pour signer des pétitions de soutien. C’est par cette activité militante qu’Anne entre finalement à Libération en 1983.

Libération va jouer un rôle de « sas transitionnel », lui permettant d’intégrer le marché du travail tout en continuant à se penser militante, de sortir de la marge en écrivant des articles de soutien à ceux qui y sont restés…

C’est par la pratique professionnelle qu’Anne se re-socialise dans des réseaux professionnels et amicaux non-marginaux et renégocie ses schèmes de catégorisation du monde :

« La chancellerie trouvait parfois que ce n’était pas très clair de quel côté je me situais… faut dire qu’au début je considérais tout magistrat comme un ennemi à abattre, après j’ai modulé quoi ! »

Eli naît en 1986. Anne jouit d’un statut professionnel stable à Libération depuis trois ans et vit en couple depuis plus longtemps encore avec Antoine, maître de conférences à l’université. La marge est derrière elle, même si elle garde des liens amicaux avec certains « ex ».

Julie Pagis présente les coulisses de son travail sur les biographies des anciens de « 68 », dont fait partie « Anne ».

Une soif de justice sociale

Dix ans ont passé. Anne démissionne de Libération. Elle n’adhère pas à l’évolution éditoriale du journal et veut se consacrer à l’écriture. Elle publie d’ailleurs en 1996 son premier essai, sur la justice en France.

On tire ici l’un des fils rouges de la trajectoire d’Anne : sa soif de justice sociale aura été une libido successivement canalisée dans le champ de l’activisme politique, dans celui de la marginalité, reconvertie ensuite dans la critique journalistique du système judiciaire avant de devenir un projet littéraire.

Sa trajectoire est en cela assez similaire à celles d’autres enquêtés qui reconvertissent leurs dispositions contestataires dans la sphère professionnelle, sans avoir à rompre brutalement avec leur identité gauchiste passée. Le journalisme est en effet un moyen de perpétuer le décloisonnement social (par l’enquête et le point de vue englobant sur le monde social) et de donner, par sa plume, la parole aux dominés, aux exclus ou encore aux marginaux. Il est homologue en cela au métier de chercheur en sciences sociales ou encore à celui de l’animation dans l’éducation populaire.

Au moment où je la rencontre, Anne est écrivaine et engagée contre l’extradition d’une ex-militante des Brigades rouges. Elle appartient à cette population d’ex-soixante-huitard·e·s qui n’ont pas d’activité militante pérenne, mais que l’on sent prêts, tel l’ancien volcan que l’on croyait trop vieux, à faire rejaillir le feu…


L'auteur interviendra autour d'une pièce de théâtre gratuite à la Bourse du Travail de Saint-Denis (93) ce samedi 24 mars portant sur les trajectoires familiales liées à Mai 68. Plus d'informations ici.

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