Dans la tête de Vladimir Poutine
Et si la philosophie russe nous aidait à comprendre la stratégie de Vladimir Poutine ? Cette idée n’a rien d’absurde, tant les prophètes du conservatisme, de « la voie russe » et de « l’empire eurasiatique » ont le vent en poupe au Kremlin.
Cette enquête, Michel Eltchaninoff l'a développée et prolongée dans un ouvrage paru chez Actes Sud Editions/Solin également intitulé Dans la tête de Vladimir Poutine.
En janvier dernier, les gouverneurs des régions, les grands serviteurs de l’État et les cadres du parti Russie unie au pouvoir ont reçu, de la part de l’administration présidentielle, un singulier cadeau de nouvel an : des ouvrages de philosophie – Nos missions d’Ivan Ilyine, De l’inégalité de Nicolas Berdiaev ou encore La Justification du bien de Vladimir Soloviev, penseurs du XIXe et du XXe siècle. On adorerait qu’un nouveau Gogol décrive ces imposants personnages, habitués aux restaurants hors de prix et aux belles voitures, peinant sur la lecture de pages emplies de spéculations sibyllines. Or le président a lui-même plusieurs fois cité ces auteurs dans ses discours. Il faut bien se mettre à la page ! Poutine philosophe ? N’exagérons rien. Mais avec les grandes manœuvres russes en Ukraine et dans toute la zone ex-soviétique, une doctrine, que l’on devinait confusément depuis quelques années sans la formuler, se dévoile désormais de plus en plus clairement. Tout comme le personnage du président, impénétrable et imprévisible, elle est complexe et comprend plusieurs étages. Mais après avoir relu nos classiques et interrogé plusieurs commentateurs avisés en « kremlidéologie », nous avons compris que la pensée de Vladimir Vladimirovitch s’étageait sur trois plans : une doctrine archéo-conservatrice à usage interne, une théorie de « la voie russe » héritée des slavophiles, enfin, un projet d’avenir eurasien. Et cette triple doctrine promet au reste du monde un avenir plutôt agité.
Soviétique ou libéral ?
Ce n’est pas l’amour de la sagesse qui semble avoir guidé le jeune Poutine. Il est né en 1952 à Leningrad, cité traumatisée par un blocus de presque deux ans et demi, et ses figures de référence sont les voyous et les espions. Élève médiocre et bagarreur, il admire la figure de l’agent secret – que la propagande tâche alors de rendre sympathique pour faire oublier les horreurs staliniennes. À l’âge de 16 ans, raconte-t-il, il se rend au siège du KGB pour se faire embaucher. Mais on le renvoie à ses études pour l’engager plus tard. Le fond de sauce poutinien est donc l’idéologie soviétique. Elle n’a plus grand-chose de marxiste en cette période de « détente ». Cependant, elle laisse des marques indélébiles et s’exprime par un attachement viscéral à l’Empire soviétique ou à sa police politique. Comme nous l’explique le journaliste et commentateur Alexandre Morozov, rédacteur en chef du quotidien en ligne Russki Journal, « ce schéma cognitif du soviétisme tardif est manifeste dans sa manière d’envisager l’Occident, de mépriser les organisations internationales, d’avoir une attitude méprisante à l’endroit des “petits peuples” voisins de la Russie ». On connaît la formule poutinienne de 2005 suivant laquelle la « désintégration de l’URSS [a été] la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle ». Lors de son discours du 18 mars 2014, durant lequel il célèbre l’annexion de la Crimée, Poutine persiste : « Ce qui semblait impensable, malheureusement, est devenu réel. L’URSS s’est désintégrée. » Aujourd’hui, lui et son entourage commencent à remettre en cause la légalité de l’acte de désagrégation de l’Empire, fin 1991. Poutine, qui aime se décrire comme un teigneux ne lâchant jamais sa proie, a bien l’intention de réparer cet affront à l’histoire et à ses idéaux de jeunesse.
À cette base foncièrement soviétophile, Vladimir Poutine a ajouté une pincée de libéralisme, au moins en apparence. Il est originaire de la ville qui symbolise, depuis son édification par Pierre le Grand, l’ouverture de la Russie sur l’Europe. Il entre à la faculté de droit – relativement libérale – de Leningrad où, d’après Alexandre Morozov, « il étudie Hobbes, Locke et Kant, dont il tentera même de placer une citation dans un discours ». Bref, il se modernise et s’occidentalise. Après un séjour ennuyeux et traumatisant en Allemagne de l’Est (lui qui rêvait de jouer les James Bond à l’Ouest, il assiste, impuissant, à la chute du Mur), il devient l’adjoint d’Anatoli Sobtchak, maire de la ville devenue Saint-Pétersbourg et grande figure dite libérale des années 1990. Mais le positionnement anticommuniste est, à l’époque, à la mode. Quelqu’un qui, comme lui, veut rapidement grimper dans la hiérarchie doit obligatoirement l’adopter. C’est ce que fait Poutine, qui se présente alors lui-même comme un « spécialiste en relations humaines », c’est-à-dire espion professionnel.
« Vladimir Poutine ne promeut aucune “voie russe” spécifique, mais une philosophie politique tout à fait européenne »
Alexandre Morozov, journaliste d’opposition
On peut donc se demander si Vladimir Poutine a jamais été libéral. Propulsé à la tête du pays dès 1999 par le clan Eltsine avant d’être élu dans la foulée président en 2000, il a d’abord donné l’image d’un dirigeant pro-occidental, résolu à moderniser un pays désorganisé par le postcommunisme des années 1990. Selon Alexandre Morozov, dans la première moitié de son exercice du pouvoir (ses deux premiers mandats, de 2000 à 2008), « son objectif est de rapprocher la Russie des standards mondiaux dans des domaines comme l’éducation, l’économie, la législation, le droit de propriété… Il ne promeut aucune “voie russe” spécifique, mais une philosophie politique tout à fait européenne ». Il s’entoure de ministres et de conseillers libéraux. C’est l’un d’eux que nous avons interrogé. Andreï Illarionov était le conseiller économique en chef de Poutine à partir de 2000. Il a démissionné fin 2005 et travaille désormais pour le Cato Institute à Washington, un think-tank libertarien où il est senior fellow (« collaborateur émérite »). Or, selon lui, qualifier Poutine de libéral est inexact. D’un point de vue économique, « il a adopté à l’époque une forme économique neutre, répandue en Occident, ni de gauche ni libérale au sens classique ». Et du point de vue politique ? Encore moins, d’après Illarionov : « Ayant développé ses vues au sein du KGB, il a initié une politique qui n’a absolument rien à voir avec le libéralisme. » Pour le prouver, il énumère les actions d’éclat des premières semaines de pouvoir de Poutine : explosions organisées par les services secrets pour justifier une intervention en Tchétchénie, bombardements meurtriers sur Grozny, enlèvement d’un journaliste indépendant, prise de contrôle des chaînes de télévision NTV, puis ORT… Quant aux symboles, Illarionov enfonce le clou : « Il y a eu, la première année, une lutte sans merci pour rétablir l’hymne soviétique. Poutine était le seul à défendre cette idée. Une bonne partie de l’administration présidentielle, moi compris, était farouchement contre. Il a fini par imposer ses vues. L’hymne soviétique est revenu. »
Les « archéo-conservateurs » au pouvoir
Les paroles de cet hymne ont été commandées par Staline, en 1944, au poète Sergueï Mikhalkov. C’est le même homme qui, en 2000, s’est remis au travail pour changer le texte. Et c’est son fils Nikita, cinéaste, qui a ouvert à Poutine de nouveaux horizons philosophiques. Le réalisateur des Yeux Noirs est en effet devenu, dès les années 1990, un grand propagandiste de la Russie tsariste et un proche du président. En 2005, il obtient de lui un financement privé pour rapatrier les restes d’un obscur philosophe russe émigré en Europe occidentale au début des années 1920, Ivan Ilyine (1883-1954), et les faire enterrer en grande pompe dans le cimetière d’un monastère moscovite. Depuis, Poutine mobilise ce penseur dans les moments les plus solennels : en mai 2006, il cite ses réflexions sur l’armée, qui « représente l’unité de tout le peuple russe, la volonté, la force et l’honneur de l’État russe ». C’est dire si Ilyine incarne la ligne la plus conservatrice d’une philosophie pourtant très inventive au début du XXe siècle. De ce spécialiste de Hegel, et farouche adversaire de la non-violence tolstoïenne, les élites russes connaissent surtout un recueil d’articles programmatiques intitulé Nos missions. Ce sont ces deux volumes édités en 1993 (non traduits en français), qui figurent désormais sur la table de nuit des pauvres hauts fonctionnaires poutiniens. Qu’y trouve-t-on ? Cet anticommuniste proche des officiers de l’Armée blanche n’est pas un admirateur de l’Occident. Il refuse de choisir entre « le totalitarisme, qu’il soit de gauche, de droite ou du centre » et « la voie de la démocratie d’Europe occidentale, celle de la “démocratie formelle” ». Il rêve d’une « dictature démocratique » non pas fondée sur « l’arithmétique » mais sur une « démocratie de la qualité, de la responsabilité et du service ». Il prédit ce qui se passera lorsque le pouvoir communiste s’écroulera et annonce qu’après un « chaos qui durera quelques années », des violences et « des tentatives séparatistes soutenues par des puissances étrangères », la « dictature nationale » représentera le salut et les élections ne joueront plus un rôle important. On imagine aisément ce qui s’est passé dans la tête de Mikhalkov et de Poutine en lisant ces lignes… Et Ilyine d’espérer un « Guide […] qui sert au lieu de faire carrière ; combat au lieu de faire de la figuration ; frappe l’ennemi au lieu de prononcer des mots vides ; dirige au lieu de se vendre aux étrangers ». Le programme poutinien est écrit. Le modèle de la « verticale du pouvoir », de la « démocratie souveraine », l’hostilité aux puissances étrangères en découlent. Et sur l’Ukraine ? Ilyine écrit que « les Européens […] rêvent de pousser la Russie vers l’Asie » et de lui prendre ses terres européennes proches, notamment l’Ukraine. Et il tranche : « L’Ukraine devra choisir entre la Pologne et la Russie. »
«La “mission” de la Russie est claire: devenir un pôle d’attraction pour les antimodernistes du monde entier»
Discrètes au cours de ses deux premiers mandats, ces références se sont affirmées depuis le retour au pouvoir de Poutine à la présidence en 2012. Après avoir réprimé les opposants à sa réélection, fait promulguer une loi qualifiant les ONG bénéficiant d’aides internationales « d’agents de l’étranger », limité la liberté d’expression, interdit l’adoption des enfants russes par les citoyens américains et prohibé la « propagande homosexuelle », Poutine a résumé sa pensée le 12 décembre 2013, jour du 20e anniversaire de la Constitution postsoviétique, dans un grand discours devant tous les représentants de la nation. Dans une allusion transparente aux droits des homosexuels dans le monde, il déclare : « Aujourd’hui, dans de nombreux pays, les normes de la morale et des mœurs sont réexaminées, les traditions nationales sont effacées, ainsi que les distinctions entre les nations et les cultures. La société ne réclame plus uniquement la reconnaissance directe du droit de chacun à la liberté de conscience, des opinions politiques et de la vie privée, mais la reconnaissance obligatoire de l’équivalence, quelque étrange que cela puisse paraître, du bien et du mal, qui sont opposés dans leur essence. » Prétendant incarner la lutte contre cette tendance supposée, Poutine appelle à la « défense des valeurs traditionnelles », admet que « c’est une position conservatrice » et cite (de travers) un autre philosophe russe, Nicolas Berdiaev – alors que, partisan de la liberté religieuse et politique, Berdiaev est l’un des grands inspirateurs des Pussy Riot (lire Philosophie magazine n° 74). Quoi qu’il en soit, la presse russe célèbre désormais « le conservatisme éclairé de Vladimir Poutine [qui] lui assure le leadership mondial » (Agence RIA Novosti) et rapporte les classements qui le placent, comme celui de Forbes en octobre 2013, en tête des personnalités les plus influentes de la planète. Quant aux citoyens, ils sont, d’après un récent sondage commandé par le Centre russe d’études de l’opinion publique, 56 % à penser que le conservatisme aide le pays à préserver les traditions et à se développer.
«La Russie, après l’URSS, est à nouveau le nom d’une idée»
La « mission » de la Russie est claire : devenir un pôle d’attraction pour les antimodernistes du monde entier. Dans cette optique, l’État russe a implanté, à New York et à Paris, des « Instituts de la démocratie et de la coopération » destinés à véhiculer les valeurs de la Russie contre celles qu’elle prête à l’Occident : relativisme, faiblesse, oubli du passé, molle tolérance, règne du « politiquement correct ». Cette volonté d’incarner la nouvelle patrie du conservatisme se ressent aussi dans les liens étroits noués avec des mouvements populistes de droite, notamment le Front national français. Les délégations se rendent visite. Le conseiller diplomatique de Marine Le Pen, Aymeric Chauprade, faisait partie des « observateurs indépendants » partis contrôler la bonne tenue du référendum sur le rattachement de la Crimée à la Russie. Sur la première chaîne de télévision russe, il a ainsi pu faire croire aux citoyens russes que la France approuvait cette consultation. Une politique d’influence se met en place, s’appuyant sur les organisations regroupant les « compatriotes » dispersés aux quatre coins du monde. L’État russe tente de structurer, sous sa protection, les associations linguistiques, culturelles ou religieuses (paroisses et cathédrales orthodoxes), afin de transformer les émigrés russes en agents d’influence. Si le socialisme soviétique avait une vocation internationale, la mobilisation conservatrice poutinienne n’a pas de frontières. La Russie, après l’URSS, est à nouveau le nom d’une idée.
Le retour de la Voie russe
Ce conservatisme s’appuie sur la conviction suivant laquelle la Russie est porteuse, à partir de sa spécificité nationale, d’une mission universelle. Pour le dire simplement, la pensée russe se divise, depuis le début du XIXe siècle, en deux grands courants opposés. D’un côté, les occidentalistes, tels Tchaadaev ou Hertzen, considèrent que la Russie a vocation à faire partie de l’Europe, ce qui suppose le recul de l’arbitraire impérial, du servage, de la censure, de l’attachement à une identité orthodoxe exclusive. De l’autre, les slavophiles, influencés par l’idéalisme allemand, promeuvent un génie propre à la Russie fondé sur sa vision religieuse du monde, les vertus de son peuple ou les originalités de son organisation sociale. Si de nombreux penseurs ont voulu le dépasser, ce dualisme structure encore le champ intellectuel russe. Parmi les dissidents soviétiques par exemple, un Sakharov occidentaliste s’opposait à un Soljenitsyne slavophile. Cette ligne de fracture existait même au sein du Politburo, la plus haute instance du pouvoir… Poutine, que l’on croyait plutôt occidentaliste, a désormais choisi son camp. Tandis qu’Ilyine affirme, dans un pathos récurrent chez les slavophiles, que « l’Europe ne nous connaît pas, ne nous comprend pas et ne nous aime pas », qu’elle se méfie et a peur de la Russie depuis la fin du XVIIe siècle, tant elle jalouse la « mission russe », Poutine déclare lors de son « discours de la victoire » du 18 mars : « La politique d’endiguement de la Russie, qui a continué au XVIIIe, au XIXe et au XXe siècle, se poursuit aujourd’hui. On essaie toujours de nous repousser dans un coin parce que nous avons une position indépendante. » Ilyine affirme que cette logique pousse à « affaiblir » la Russie en provoquant « révolutions et guerres civiles ». D’après Poutine, les révolutions de couleur et autres contestations démocratiques actualisent ce combat séculaire. Comme le souligne Alexandre Morozov, des termes nouveaux sont apparus dans la bouche du président depuis 2012 – « civilisation russe » ou encore « code civilisationnel » qui suggèrent que la civilisation est un organisme vivant possédant son propre « code génétique ».
«La confrontation avec l’Occident va s’aggraver. Nous nous dirigeons vers une nouvelle guerre mondiale»
Alexandre Prokhanov, journaliste ultranationaliste
Tandis que Morozov fait remarquer avec malice que ce vocabulaire emprunte beaucoup à l’historien britannique Arnold Joseph Toynbee, au philosophe allemand Oswald Spengler, auteur du Déclin de l’Occident, ou à l’essayiste américain Samuel Huntington, avec son Choc des civilisations, nous sommes allés interroger le plus célèbre représentant du messianisme nationaliste russe contemporain. Tous les lecteurs de journaux, les téléspectateurs et les auditeurs russes connaissent Alexandre Prokhanov. Né en 1938, cet écrivain et journaliste tonitruant a fondé en 1990 l’hebdomadaire d’extrême droite Den’ (« Le Jour »). Après son interdiction, il a créé un nouvel hebdomadaire, Zavtra (« Demain »), qui demeure l’organe des ultranationalistes violemment anti-occidentaux. S’il ne se considère pas comme « l’instituteur de Poutine », il pense que les idées qu’il professe « commencent à avoir de l’effectivité » parmi les conseillers du président. D’après lui, « l’Idée russe a germé dès le XVe siècle avec la théorie de “Moscou, troisième Rome”, métropole destinée à remplacer Constantinople après sa chute à la tête de la chrétienté. Elle s’est cristallisée au XIXe siècle dans la polémique entre slavophiles et occidentalistes. Elle s’est encore métamorphosée, mais n’est pas morte, après la chute de l’Empire en 1917 ». Selon Prokhanov, cette « Idée » tient en trois axiomes. D’après le premier, « la Russie est par nature un empire dont les frontières respirent. Si Poutine n’a pas encore prononcé le terme d’empire, il est en train de commencer à le réaliser. Il a commencé avec la guerre contre la Géorgie de 2008 [qui a permis de détacher l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie de la Géorgie pro-occidentale]. Les événements en Ukraine et en Crimée en sont la continuation ». Selon le deuxième axiome, « la Russie a toujours obéi à l’idée d’une justice divine. Il existe en effet un messianisme russe, et, du coup, une opposition non seulement stratégique, mais spirituelle entre l’Orient et l’Occident ». Enfin, troisième axiome, les « valeurs conservatrices mises en avant par Poutine, sur l’individu, la famille, le rapport à la nature, s’opposent de front au modernisme occidental ». Bref, « Poutine restaure, en lui rendant sa forme impériale originelle, l’État sabordé par Boris Eltsine après la chute de l’URSS ». Ce qui se déroule actuellement en Ukraine serait parfaitement logique. S’il ne croit pas à une invasion militaire russe pour s’emparer du sud et de l’est de l’Ukraine, « qui provoquerait un énorme scandale international et une réaction de la part de l’Otan et de l’Europe », Alexandre Prokhanov pense que « la Russie va aider les Russes et les russophones de l’Ukraine de la même manière que l’Occident a aidé les révolutionnaires du maïdan : avec de l’argent et tout un arsenal de méthodes sophistiquées. Nous allons imiter les Occidentaux », avance-t-il. Et demain ? « La confrontation avec l’Occident va se poursuivre et s’aggraver. La Russie va se tourner de plus en plus vers la Chine et l’Inde afin de construire un front anti-occidental. Deux camps ennemis sont en train de se former et nous nous dirigeons vers une nouvelle guerre mondiale. C’est Dieu qui en décidera. » S’il s’agit d’une guerre sainte…
Le rêve eurasien
Les essais et les romans sur l’avenir impérial de la Russie prolifèrent depuis quelques années. L’un d’eux, Le Troisième Empire. La Russie telle qu’elle doit être, de Mikhaïl Iouriev, paru en 2006 (non traduit en français), a prophétisé l’invasion russe en Géorgie et même la partition de l’Ukraine. Le mot « empire » est dans toutes les bouches. Mais quelle forme prendra-t-il ? Là encore, la réponse est peut-être à chercher dans les lectures philosophiques de Poutine. Alexandre Morozov affirme que le président a fréquenté, à la fin des années 1990, un cercle d’études consacré à l’œuvre d’un penseur singulier, Lev Goumilev (1912-1992), fils des poètes Nikolaï Goumilev et Anna Akhmatova. « Il en a une connaissance assez approfondie », assure Morozov. D’ailleurs, il l’a lui aussi cité dans son discours du 12 décembre 2013, évoquant son concept central, la « passionarité » ou « énergie intérieure » du peuple russe. Cet ethnologue et historien a élaboré une théorie de l’énergie vitale des groupes humains dans le cadre de l’espace eurasien – Russie et Asie centrale. Dans une interview accordée en 1992, Goumilev considère que l’avenir de la Russie réside dans l’émergence d’une « puissance eurasienne » et dans le choix des bons alliés : « Les Turcs et les Mongols peuvent être des amis sincères, mais les Anglais, les Français et les Allemands ne sont, j’en suis persuadé, que des exploiteurs machiavéliques. » Cette année-là, Poutine commence, à Saint-Pétersbourg, son ascension vers les sommets du pouvoir. Lit-il déjà Goumilev ? C’est tout à fait possible, tant les philosophes russes interdits sous les Soviets ont du succès, à cette époque, en librairie.
« La stratégie poutinienne consiste donc à utiliser le conservatisme pour serrer les rangs autour du guide et des “valeurs traditionnelles” »
Le mouvement dit eurasien, dont Goumilev est l’un des derniers représentants historiques, constitue donc l’autre grande source d’inspiration philosophique de Poutine. Ce courant, né dans les années 1920 parmi les philosophes ayant fui la Russie soviétique, est désormais très populaire en Russie. L’un de ses représentants d’alors, Piotr Savitski (1895-1968), dénonce la séparation artificielle entre l’Europe et l’Asie, et postule l’existence d’un « troisième continent », un « monde géographique à part » que l’Oural unit au lieu de séparer. Quant au linguiste Nicolas Troubetskoï (1890-1938), il tente de démontrer que cet espace abrite une association de langues tout à fait cohérente malgré leurs nuances. Cette école diffère de celles que nous avons énumérées jusqu’à maintenant. Contrairement aux occidentalistes, les eurasianistes critiquent « l’européocentrisme » arrogant de l’Occident. Se distinguant des slavophiles, dont ils sont pourtant plus proches, ils pensent que le joug tataro-mongol en Russie, qui a duré du XIIIe au XVe siècle, ne doit pas être considéré comme une catastrophe nationale, mais comme un facteur de progrès. Les hordes tatares auraient énormément apporté à la Russie en termes de compétences économiques, financières et de gestion politique. Enfin, contrairement à Ilyine, certains eurasianistes ont vu la révolution de 1917 d’un œil bienveillant. D’après eux, elle marque l’arrachement de la Russie, puissance eurasiatique, à un univers européen mortifère et contraire à sa vocation orientale. Dans son discours de décembre dernier, Poutine qualifie d’ailleurs le développement de la Sibérie et de l’Extrême-Orient russe de « priorité nationale pour tout le XXIe siècle ». De même, ses récents appels du pied à la Chine peuvent être interprétés comme un tournant oriental de la politique extérieure. Enfin et surtout, Poutine veut mettre en place une « Union eurasiatique » pour 2015. « Nous entrons dans le stade décisif de préparation de l’accord sur l’Union économique eurasienne », affirme-t-il. Le projet inclut la Biélorussie et le Kazakhstan, avec l’espoir, ajoute Poutine, « d’y associer le Kirghizistan et l’Arménie », et de proposer à l’Ukraine de s’en rapprocher. La stratégie poutinienne consiste donc à utiliser le conservatisme pour serrer les rangs autour du guide et des « valeurs traditionnelles », à brandir « la voie russe » pour mobiliser les masses dans le conflit à venir contre l’Occident, avant de gérer le futur empire grâce à l’idéologie eurasienne qui célèbre la nature multiethnique de la « super-culture » eurasienne.
Pour en savoir plus, nous nous sommes entretenus avec le plus célèbre représentant du courant dit néoeurasien, Alexandre Douguine, ancien compagnon d’Édouard Limonov avec qui il a créé le Parti national-bolchevique, et qui adjoint aux eurasianistes historiques des renvois à Carl Schmitt, René Guénon ou Julius Evola, références classiques de la pensée fasciste. Douguine est d’ailleurs célébré par l’extrême droite actuelle du monde entier. Dans sa Quatrième Théorie politique, ouvrage paru en 2009, il écrivait : « Le compte à rebours pour empêcher l’annexion de l’Ukraine par l’empire atlantiste a déjà commencé. » Et encore : « La situation de l’Ukraine [est] particulièrement tendue dans la mesure où elle apparaît […] comme la clé de la possibilité pour la Russie de devenir un empire. […] Nous ne pouvons exclure d’avoir à mener une bataille pour la Crimée et l’Ukraine orientale. »
D’après lui, « la doctrine eurasienne n’est pas une idéologie parmi d’autres. Elle hérite de la tradition slavophile et touche le nerf le plus profond de l’histoire russe. En ce sens, elle unit ce qu’il y a de commun dans l’histoire blanche et rouge, monarchique et socialiste du pays. Aujourd’hui, elle prend toute son actualité dans la confrontation grandissante entre l’Occident atlantiste [qu’il considère comme “le mal absolu”] et l’Eurasie ». Poutine mêlerait de manière très personnelle et harmonieuse plusieurs ingrédients idéologiques : une vision du monde typiquement soviétique ; un nationalisme russe impérial et conservateur inspiré d’Ilyine, mais réservé aux rouages techniques de l’État – « une pensée banale et primitive pour des gens primitifs », résume Douguine ; une conception géopolitique eurasienne ; une vision de l’Europe continentale conçue comme une « union des royaumes chrétiens sous contrôle stratégique de la Russie » et opposée à l’influence américaine, conception inspirée, d’après Douguine, de l’utopie du penseur russe Vladimir Soloviev ; enfin, un réalisme foncier qui refuse l’idée d’un droit supérieur à la souveraineté des États.
Sur le plan politique et stratégique, « Poutine veut donc construire un empire eurasien » capable de concurrencer l’empire atlantiste. Dans un délai plus ou moins rapide, prophétise Douguine (« de trois semaines à trois ans »), il va mettre ce programme en œuvre. Il s’emparera d’une partie de l’Ukraine, celle située sur la rive droite du Dniepr. L’autre rive, Kiev comprise, deviendra une sorte de parc d’attractions, une « zone folklorique de l’identité ukrainienne, mais sans aucun pouvoir ». Il va par ailleurs étendre son influence sur les mouvements politiques européens favorables aux valeurs conservatrices et à une Europe chrétienne, en encourageant par exemple l’ascension de Marine Le Pen en France. Poutine veut « rappeler à l’Europe ses propres valeurs gréco-romaines ». En ce sens, d’après Alexandre Douguine, la Russie est l’avenir de l’Europe.
Quel empire pour Poutine ?
Quels seront les prochains pas du président russe ? Tous nos interlocuteurs s’accordent pour affirmer qu’il ne s’arrêtera pas à la Crimée, ni même à l’Ukraine orientale. Ensuite, les scénarios divergent. Va-t-il suivre un programme panslaviste, conforme aux vœux d’un néoslavophile de la fin du XIXe siècle, Nicolas Danilevski (1822-1885), qui, dans La Russie et l’Europe, appelle le tsar à rassembler les « frères slaves » ? Certainement pas, puisqu’il n’est pas question de faire du pied aux Bulgares, aux Serbes ou aux Tchèques. Vise-t-il à la constitution d’un royaume chrétien réuni autour de la confession orthodoxe ? Non plus – même s’il peut jouer sur cette corde au cas par cas –, car la fédération de Russie est déjà multiconfessionnelle et il ne faudrait pas prendre le risque de perdre toutes les régions musulmanes du pays. A-t-il comme principe de rassembler tous les Russes et/ou les russophones ? C’est l’argument utilisé jusqu’à maintenant pour justifier la mainmise sur la Crimée et sur l’Ukraine orientale. Mais il est à géométrie variable. Tout d’abord, l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie, prises en 2008, ne sont pas des terres russes. Par ailleurs, il n’est pas question, souligne Alexandre Morozov, de s’aventurer en Lettonie, où le nombre de russophones est très important et où les conflits intercommunautaires sont plus profonds qu’ailleurs. C’est que la république balte est membre de l’Otan et de l’Union européenne.
« Poutine a décidé d’accélérer la mise en œuvre de l’Union eurasiatique, qu’il veut léguer à l’histoire »
Alexandre Morozov, journaliste d’opposition
En revanche, l’alibi de la défense des russophones menacés peut fonctionner à plein en d’autres zones : en Biélorussie, bien sûr, où le dictateur local, Alexandre Loukachenko, fait montre d’une fébrilité certaine face aux actions de Poutine en Ukraine ; au Kazakhstan septentrional (le pays compte 23 % de Russes) ; en Transnistrie et en Gagaouzie, régions de Moldavie, qu’il suffirait de relier à la Russie en s’emparant du sud de l’Ukraine… Le président russe ne veut pas agresser des peuples par la violence, mais alterner intimidation, menaces et pressions afin d’avancer rapidement. « Cela ne signifie pas que Poutine réussira tout ce programme, souligne Morozov, mais il a décidé d’accélérer la mise en œuvre de l’Union eurasiatique, qu’il veut léguer à l’histoire. Il a choisi d’emprunter un chemin plus direct et plus brutal que les lentes négociations qu’il a dû jusqu’à maintenant mener avec ses voisins. »
Selon lui, Poutine n’est pas un disciple de Prokhanov et de Douguine. De même, pour Illarionov, leurs « grossières proclamations insultent son intelligence et il les méprise. Sa vision est plutôt de construire un système impérial efficace et contemporain, fondé sur une économie de marché ». Dans cette entreprise, « les facteurs nationaux ou religieux ont un caractère secondaire, et il ne s’agit certainement pas d’un Empire rouge ». Pour Morozov, Poutine veut « mettre sur pied une puissante union économique qui prendra le caractère d’une confédération d’États, avec pour but de faire concurrence aux grandes puissances économiques du monde. La philosophie fondamentale de Poutine demeure économico-centriste. Il veut gagner des ressources pour participer au capitalisme mondial avec de nouvelles forces. Mais il ne propose pas de doctrine alternative par rapport au capitalisme financier global. Il ne veut pas le détruire ni proposer autre chose ». C’est un empire fondé sur l’extension du rouble, et non de l’orthodoxie, du néocommunisme ou du peuple russe, que Poutine tente de mettre en place à marche forcée. Mais cet ensemble sera évidemment dominé par Moscou. L’idéologie eurasienne sera alors indispensable pour assurer une coexistence pacifique de tous ces peuples.
Poutine a donc choisi, parmi les philosophes de son pays, les plus impérialistes et les plus anti-occidentaux. Les dirigeants européens devraient, eux aussi, se les faire offrir pour leurs prochaines vacances. Rien que pour apprendre à connaître leur nouvel ennemi.
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Joie d’aimer, joie de vivre
Pas si vite nous dit Spinoza, dans cet éloge à la fois vibrant, joyeux et raisonné de l'amour en général.
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