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Scandale Facebook : "Soyons clairs, le contrat démocratique est mort"
Le scandale Cambridge Analytica repose la question de l'influence de Facebook sur nos manières de penser.

Scandale Facebook : "Soyons clairs, le contrat démocratique est mort"

Tous manipulés ?

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Depuis quelques jours l'entreprise britannique Cambridge Analytica, accusée d'avoir réutilisé les données Facebook de 50 millions d'Américains à des fins de ciblage publicitaire pour la campagne de Donald Trump, remet en lumière la dérive des géants d'Internet et leur emprise croissante sur nos démocraties.

Elle porte un nom d’université prestigieuse mais n'a rien à voir avec une quelconque rigueur académique. Depuis le vendredi 16 mars, la société britannique Cambridge Analytica, spécialisée dans les stratégies de communication et l'analyse de données, a fait plonger Facebook dans la tourmente (en Bourse). Elle est accusée par des enquêtes du New York Timeset du Guardian d'avoir illégalement acquis les données de 50 millions d'utilisateurs du réseau social afin de pratiquer du ciblage publicitaire. Plusieurs enquêtes ont été ouvertes contre Facebook et Cambridge Analytica aux Etats-Unis et en Europe. Mais au-delà d'un simple scandale d'entreprise, cette affaire est avant tout la dernière manifestation en date de l'emprise des géants du Net sur nos démocraties.

Car Cambridge Analytica a eu pour clients plusieurs politiques américains, dont un certain… Donald Trump. Au cours de sa campagne présidentielle, la société se serait servi de sa base de données pour influencer l'opinion en sa faveur sur Facebook, à l'aide de publicités ciblées. Son directeur Alexander Nix l'a lui-même avoué dans une caméra cachée obtenue par la chaîne britannique Channel 4. Face au scandale, il a été suspendu ce mardi 20 mars.

Les 50 millions de données en question auraient toutes la même origine : un professeur d'université russo-américain, Aleksandr Kogan, qui grâce à une application de tests de personnalité est parvenu à récolter les profils des personnes ayant participé mais aussi ceux de leurs amis. Cambridge Analytica lui aurait racheté ce pactole de datas pour un million de dollars.

"Le métier de Facebook n'est pas d'être responsable, c'est de faire de l'argent"

Un vol géant de données ? Pas selon Facebook. Paul Grewal, le vice-président du réseau social, a souligné ce week-end dans un communiqué que les utilisateurs concernés "avaient volontairement donné leurs informations, que les systèmes n'avaient pas été infiltrés et qu'aucune information sensible ni mot de passe n'avaient été volés ou piratés". Le règlement de Facebook interdit pourtant la revente ou le transfert de données "à tout réseau publicitaire, courtier de données ou autre service de publicité ou de monétisation". C'est précisément sur ce point que se situe toute la subtile défense du réseau social : l'entreprise a effectivement autorisé Kogan à collecter des données, mais dans un but académique. Elle ne les a donc pas monétisées puisque le professeur menait une étude. Si ensuite, ce dernier a choisi de les revendre à un tiers, Facebook estime ne pas être responsable. La plateforme accuse donc Kogan de ne pas avoir respecté ses règles et affirme avoir supprimé son appli dès qu'elle a pris connaissance du problème, il y a deux ans.

Facebook pourrait-il être poursuivi ? La justice devra le dire. Quoi qu'il en soit, le scandale Cambridge Analytica n'est qu'une preuve supplémentaire des conséquences du fonctionnement même de Facebook, et même de la plupart des géants du Net comme Google : l'essentiel de leurs revenus proviennent de la monétisation des données récoltées à des fins publicitaires. "Le métier de Facebook n'est pas d'être responsable, c'est de faire de l'argent, souligne pour Marianne Benjamin Bayart, cofondateur de la Quadrature du Net, association de défense des droits et des libertés des citoyens sur Internet. Vous pousser à accepter de transférer vos données pour ensuite les revendre, c'est une opération classique chez Facebook. A leurs yeux, ce qu'il s'est passé n'est pas grave, cela montre même que leur modèle fonctionne !".

Et en dépit des déclarations de la plateforme, toutes les personnes présentes sur le fichier de Cambridge Analytica n'avaient pas vraiment donné leur accord : c'est une option par défaut du réseau social qui permet à vos amis (aujourd'hui encore) de transmettre vos données publiques à une partie tierce. "Cambridge Analytica a récupéré les données des gens pour en faire un usage auquel ils n'ont jamais consenti, pointe Benjamin Bayart. C'est comme si je vous laissais les clés de chez moi pour aller arroser les fleurs, et que vous changiez le papier peint !".

La généralisation du profilage politique

Le problème de fond est bien celui-ci : l'usage fait des données en question ne pouvait sûrement pas être plus éloigné de ce à quoi ont pu penser les utilisateurs du réseau en consentant au règlement de Facebook. Car cette exploitation des profils des utilisateurs a servi à un "profilage politique", une approche publicitaire extrêmement efficace qui permet de viser non pas le comportement des individus mais leur psychologie. Et ne se contente pas d'identifier vos opinions politiques mais veut les influencer. "A partir de ces données, les publicitaires sont capables de savoir à quel moment publier la bonne information pour la bonne personne, décrit Fabrice Epelboin, enseignant à Sciences Po spécialiste des médias sociaux et du web. En vous suggérant petit à petit certains articles jouant sur vos peurs, ils peuvent orienter l'ensemble de la discussion sur votre compte".

Cette technique produit donc l'exact inverse de l'idéologie fondatrice des réseaux sociaux, conçus comme une agora où chacun peut s'ouvrir au monde et débattre librement. "La seule manière d'avoir une démocratie robuste est que les gens entendent des idées différentes, prennent des décisions en conséquence et en discutent. Avec le micro-ciblage, ça n'a aucune chance de se produire", relève dans le Guardian Ann Ravel, une ancienne membre de la Commission électorale fédérale américaine. Et les États-Unis ne sont pas les seuls concernés par le profilage politique. Pendant la campagne présidentielle française, Emmanuel Macron s'est par exemple appuyé sur l'agence Liegey-Muller-Pons afin de mieux cibler ses publicités. Même quand les données ne sont pas obtenues illégalement, la technique est donc en train de devenir monnaie courante.

Et les entreprises comme Cambridge Analytica ne sont pas les seules à jouer avec ces masses de données. "Il a déjà été prouvé que les services de renseignements américains avaient un accès direct aux données récoltées" signale Fabrice Epelboin, évoquant le fameux scandale "Prism" sur lequel Edward Snowden avait lancé l'alerte en 2013. Une enquête du Guardian avait ensuite révélé que cette captation de données par les renseignements américains était permise par la complicité de plusieurs grands géants du Net. Un dispositif que le gouvernement avait à l'époque justifié comme un outil de lutte antiterroriste. "Ce lien trouble entre les agences de renseignement des données et les géants d'Internet interroge singulièrement sur la démocratie, relève Fabrice Epelboin. Est-ce que vous imaginez un système démocratique où les gouvernants ou des sociétés sont capables d'examiner en permanence les faits et gestes de leurs citoyens ?

"Il n'y aura pas de retour en arrière"

Le danger de ces systèmes de profilage ne devrait pas disparaître avec le scandale Cambridge Analytica. "Facebook et consorts sont dans un dilemme impossible : ou bien ils se mettent à respecter des lois plus contraignantes sur les données, et ils meurent. Ou bien ils continuent et devraient, en toute logique, être condamnés à des sanctions délirantes", analyse Benjamin Bayart. Mais ni l'un ni l'autre n'aura lieu parce qu'avec un tel business, l'affaire n'est plus juridique : elle devient politique et personne, ni aux Etats-Unis ni en Europe, n'acceptera de sanctionner Facebook".

Alors, quelle est la solution ? Quitter le réseau, comme l'a suggéré le fondateur de la messagerie Whatsapp, qu'il a lui-même vendue à Facebook il y a quelques années ? Vous le pouvez. Mais l'entreprise conservera vos données et le doute persiste sur ce qu'ils en font. Surtout, vous continuerez d'en semer un peu partout sur Internet, en vous connectant par exemple sur Google ou sur l'un de ses moteurs de recherche affiliés. Rares sont ceux qui parviennent à utiliser Internet en échappant au profilage. "On répète souvent cette phrase selon laquelle vous n'êtes pas le client mais le produit : l'affaire Cambridge Analytica en est l'exemple le plus pur . La surveillance de masse est le cœur du modèle économique de la publicité sur le web", déplore Benjamin Bayart.Et Fabrice Epelboin d'asséner : "Soyons clairs, le contrat démocratique est mort, et malheureusement, il n'y aura pas de retour en arrière".

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne