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L’intellectuelle dissidente Pinar Selek risque la condamnation à perpétuité

Exilée en France depuis 2009, Pinar Selek est victime de l’acharnement du pouvoir turc. Dans l’attente d’une cinquième décision de la Cour suprême, elle a écrit une lettre qui sera lue aujourd’hui par le comédien Robin Renucci dans le cadre d’une commémoration de Mai 68, à l’Université de Nanterre.
L’intellectuelle dissidente Pinar Selek risque la condamnation à perpétuité
Pinar Selek est exilée en France depuis 2009. WIKIMEDIA/CC/Sreetpepper
Turquie

Chères amies, chers amis,

Il m’est difficile d’écrire cette lettre car je viens d’apprendre une mauvaise nouvelle au sujet du cauchemar qui me menace depuis vingt ans. Oui, début juillet 1998, il y a vingt ans, je me suis trouvée dans les mains des bourreaux qui ont ensuite jeté mon corps comme un cadavre en prison. J’y suis restée deux ans et demi, sans pouvoir utiliser mes mains, mes bras, en voyant mes longs cheveux tomber, tomber… La résistance, la mort, les cris et tant d’autres choses.

J’ai vécu tout cela bien avant le gouvernement actuel. Aujourd’hui, la Turquie est prise dans une spirale d’horreur. Plusieurs amis, et même mes avocats, sont en prison; la plupart sont en exil, une partie résiste avec beaucoup de difficultés. C’est un contexte de guerre qui nourrit le nationalisme et les violences de toutes sortes. Il n’y a pas de liberté. Il y a la peur. Mais la peur existe depuis longtemps. Mon procès est un exemple de la continuité historique du système répressif. Je suis aussi devenue l’objet d’une lutte symbolique et historique. L’Etat profond, qui est plus stable que les gouvernements, m’a choisie depuis vingt ans pour m’accuser d’un massacre.

Il y a trois jours, c’est ma sœur qui m’a donné la nouvelle. Elle faisait des efforts pour ne pas pleurer. J’ai ensuite parlé avec mon père. Sa voix était plus triste que jamais. Il est assez compliqué de vous résumer ici ce qu’ils m’ont expliqué au téléphone. Vous recevrez bientôt un appel à la mobilisation. Je vous invite à suivre dans les temps qui viennent les initiatives qui seront menées par les collectifs de solidarité [pinarselek.fr].

La décision du tribunal n’est pas encore tombée, mais les documents que mes avocats ont reçus sont inquiétants pour la suite. Il y a deux possibilités: si la Cour suprême ne valide pas le cinquième acquittement, ce sera alors la condamnation à perpétuité. La condamnation pour un crime qui n’a pas eu lieu, plus une condamnation à payer tous les dommages liés à l’explosion du Marché aux épices. Mes neufs livres qui continuent à être réédités en Turquie et tout ce à quoi j’ai œuvré jusqu’à mes 38 ans, début de mon exil, seront confisqués. Plus important: ma famille sera en danger.

Nous nous sommes dits au téléphone: «Nous resterons forts». Pourtant ce n’est pas facile. Je sens une fatigue, comme une maladie. Mon père m’a dit: «Il faut faire du bruit. Les réactions depuis l’Europe peuvent être utiles…» Il m’est plus difficile que vous ne l’imaginez de devoir faire appel à votre solidarité active, dans ce contexte où les priorités sont déjà nombreuses. Quand je parle de ce procès, je ressens une douleur physique qui m’empêche de respirer. C’est également le cas maintenant, alors que je vous écris cette lettre.

En 2010, à la suite de longs examens, un rapport psychologique mené par des experts attestait toutes les tortures que j’avais subies. J’avais alors lu, avec inquiétude, la liste des problèmes post-traumatiques qu’ils avaient diagnostiqués. Oui, c’était vrai. Et avec la persécution juridique et politique, la torture continue. Même si j’ai beaucoup de ressources et une forte volonté de ne pas les laisser me détruire, je ne vais pas bien.

Cette année, ma nouvelle vie a commencé à prendre forme. Je suis arrivée à me situer dans les luttes pour la justice et les libertés, dans ce pays dont je fais partie. Je suis Française maintenant. (…) L’écriture de mon nouveau roman m’a fait l’effet d’une renaissance. Le soutien du programme PAUSE [Programme national (français) d’aide à l’accueil en urgence des scientifiques en exil, créé le 16 janvier 2017] m’a donné plus d’opportunités pour me stabiliser. Grâce à la complicité de mes collègues et à la participation de mes étudiant-e-s, j’avance dans mes recherches (…).

Grâce à vous, mes ami-e-s, j’ai continué à écrire, à enquêter, à enseigner et à militer. Les menaces de tous les jours m’ont perturbée, mais à chaque fois je suis arrivée à me sortir de ce film d’horreur. Je vais m’en sortir. Mais plus difficilement. J’ai une flamme dans chacune de mes cellules.

Vous avez peut-être vu «Le rêve des Montagnes», un spectacle de Yeraz, groupe de danses arméniennes? Il est extraordinaire. Vers la fin, on entend un cri: «Vous avez volé notre montagne. Mais nous sommes les montagnes». Avec des larmes d’émotion, j’ai murmuré plusieurs fois: «Vous avez volé ma vie. Mais je suis la Vie».

Les jours qui viennent sont susceptibles d’être plus durs pour moi. Mais je vous le promets : je serai la Vie… qui coule et qui crée.

Avec vous.

Je vous embrasse.

* Sociologue, militante antimilitariste féministe et écrivaine turque exilée en France.

La biographie de Pinar Selek est à lire sur le site de la Coordination des collectifs de solidarité avec Pinar Selek: http://pinarselek.fr/biographie

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