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Yves Bonnefoy, le don de s’intéresser à l’autre

En plus d’une œuvre considérable, le poète, disparu en 2016, laisse une vaste correspondance, précieux témoignage sur la poésie française depuis la Libération. Ces lettres attestent aussi d’une personnalité d’exception

Yves Bonnefoy cultivait l’amitié. Il a laissé une correspondance immense avec ses amis poètes, peintres ou artistes. — © ESPATIN & GOBELI/Opale/Leemage
Yves Bonnefoy cultivait l’amitié. Il a laissé une correspondance immense avec ses amis poètes, peintres ou artistes. — © ESPATIN & GOBELI/Opale/Leemage

Il était sans doute le poète français le plus charismatique de ces 70 dernières années. Son charisme transparaît à chaque page de son immense correspondance. Un premier volume de plus de 1150 pages, appelé à être suivi de trois autres, vient de paraître aux Belles Lettres. En dehors du témoignage personnel, il s’agit là aussi d’un document capital pour la connaissance de ce qui a constitué la vie de la poésie française depuis la Libération.

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Le livre de l’amitié

Mort le 1er juillet 2016 à l’âge de 93 ans, Yves Bonnefoy ne laissait pas seulement derrière lui une œuvre considérable non seulement par son volume mais encore par son importance poétique. Il léguait aussi le souvenir d’une personnalité que personne ne pouvait oublier. Il avait ce don si rare de s’intéresser, profondément, à ceux dont il faisait la connaissance et qui devenaient ensuite, presque inévitablement, des amis. Il y avait en lui le désir d’entrer en résonance avec ce qui faisait que vous étiez autre, que vous étiez un tel, avec vos particularités, vos espoirs, vos refus: quelque chose comme une disponibilité naturelle, un mouvement premier qui le portait à votre rencontre, une main tendue qui, dans son infinie discrétion, n’en était pas moins très vite une étreinte.

Les lettres qu’il écrivit portent très souvent en elles le témoignage de cette capacité d’ouverture. Elles sont presque toujours tournées vers l’interlocuteur, soucieuses d’apprendre comment il se porte, désireuses de lui apporter un appui, une attention. Personne n’était moins imbu de soi que Bonnefoy, personne n’était plus spontanément prêt à vous accorder votre différence. Les quelque 900 lettres rassemblées ici sont le témoignage de sa noblesse intérieure: ce livre est d’abord et avant tout un livre de l’amitié.

L’étape surréaliste

Mais il est aussi tout autre chose. Lorsqu’il débarque à Paris en 1945 de sa Touraine natale, Bonnefoy se comprend et se cherche dans le sillage d’André Breton et du mouvement surréaliste dont il devient pour une assez courte période un membre militant. Outre Breton, il se lie durant ces années avec Pierre Alechinsky, Gilbert Lely, Christian Dotremont, Georges Henein, Raoul Ubac, Mandiargues et Bellmer, et les lettres qu’il échange avec eux reflètent fort bien le climat polémique qui fut celui de cette période où la littérature, la poésie en particulier, avait à se définir pas à pas, texte par texte, face aux luttes politiques et idéologiques qui dominaient la vie intellectuelle de la France de l’après-guerre.

Pourtant, dès cette étape «militante» bien vite dépassée, ce qui frappe dans ces lettres, c’est déjà le souci que Bonnefoy prend de son correspondant, le soin qu’il met à entrer dans les préoccupations de celui-ci. Rien d’étonnant, dès lors, qu’il devienne, presque malgré lui, l’interlocuteur privilégié de ceux à qui il écrit, ainsi notamment de Christian Dotremont, le poète des Logogrammes, ou de Georges Henein, originaire du Caire, et dont l’existence, après l’accession au pouvoir de Nasser, devient pour lui le symbole de l’homme de l’ailleurs.

«Je ne puis jamais séparer l’écriture de ce que je rencontre»

C’est toutefois avec d’autres correspondants qu’il échange peut-être les lettres les plus importantes. Avec Boris de Schlœzer d’abord, le grand musicologue, traducteur en français de Chestov et Tolstoï, Dostoïevski et Gogol, auquel en 1969 il confie s’être attelé à ce qui sera son plus grand poème «Dans le leurre du seuil»: «Je ne puis jamais séparer l’écriture de ce que je rencontre, expérimente, accepte ou regrette dans la vie, même si aucun lien immédiat entre l’une et l’autre ne semble s’établir».

C’est toujours à Boris de Schlœzer qu’il décrit, avec humour, l’existence que sa femme et lui mènent dans l’abbaye en ruine de Haute-Provence dont ils ont fait l’acquisition: «Pour finir je me saoule de vin de la coopérative du Lubéron pour noyer les soucis et les tristes pensées que cette chère maison nous cause, et agrémenter le saucisson vespéral. Notre cuisine […] est une petite salle à voûte croisée dégarnie de son crépi. On a l’impression de s’enfoncer dans une caverne à parois rugueuses pleines de bêtes et d’y rencontrer le fond de la terre. En même temps s’y dresse une immense apparition immaculée, c’est le frigidaire, qui donne à croire que les habitants d’Alpha du Centaure nous visitaient au néolithique.»

Une société d’amis idéale

Puis avec les amis de l’inoubliable revue L’Ephémère, Louis-René des Forêts, Gaëtan Picon et surtout André du Bouchet, Jacques Dupin, Paul Celan, Philippe Jaccottet. Ces échanges ne traduisent pas seulement les enjeux majeurs du souci poétique qui fut celui des écrivains de cette génération, leurs choix et leurs refus, ils témoignent aussi de l’affection profonde qui les liait entre eux au point qu’on a parfois l’impression que ces lettres forment le sol d’une sorte d’utopie, de société d’amis idéale, existant au moins dans leurs esprits, pour le plus grand bien, ajoutons-le, de leurs lecteurs.

Admirablement annotées et introduites par Odile Bombarde et Patrick Labarthe, qui ont opéré un travail de bénédictins pour éclaircir les circonstances et les œuvres auxquelles il est fait allusion, ces quelque 900 lettres dessinent ainsi le visage de ce qui fut le meilleur de la poésie française de l’après-guerre. On ne saurait assez en recommander la lecture à tous ceux pour qui la «vérité de parole» n’est pas un vain mot.

© Les Belles Lettres
© Les Belles Lettres

Yves Bonnefoy, «Correspondance I», édition établie, introduite et annotée par Odile Bombarde et Patrick Labarthe, Les Belles Lettres, 1156 pages