F. J. Ossang (“9 Doigts”) : “A l’âge d’or du cinéma, rien n’était trop beau pour le grand public” 

Fasciné par le cinéma muet et ses maîtres, contraint à une “nudité budgétaire”, mais attaché à l’argentique, F.J. Ossang pratique un cinéma radical et hors normes, dont “9 Doigts”, son dernier film, se veut l’ambitieux manifeste. 

Par Propos recueillis par Frédéric Strauss

Publié le 23 mars 2018 à 15h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 01h27

Aussi original que son nouveau film, 9 Doigts, aussi aventureux et aussi visionnaire, F. J. Ossang est un artiste qui a toujours fait pour le cinéma un rêve radical. En 2018, il continue à dialoguer avec les réalisateurs du temps du muet. Et avec les écrivains qui ont donné à l’aventure ses lettres de noblesse. Poète et musicien aussi, F. J. Ossang (François-Jacques Ossang de son vrai nom) ressemble aux personnages légendaires qui peuplent son cinéma. Mais il sait aussi se prêter au jeu de l’interview.

Depuis L’Affaire des divisions Morituri (1984), vous faites des films en irréductible, fidèle à votre univers très personnel : comment définir votre cinéma ?

Je fais le seul cinéma que je sais faire. C’est comme l’écriture, si vraiment il y a une nécessité, on ne choisit pas son style. A mes débuts, dans les années 1980, j’ai eu le sentiment qu’on allait attaquer le troisième acte de l’histoire du cinéma. Il y avait eu la grande période du muet puis celle du parlant et on était prêt à faire quelque chose d’autre encore. C’était le début de la vidéo, on commençait à pouvoir voir et revoir les films, je me suis dit qu’il fallait faire des films qu’on pouvait voir et revoir. J’avais une grande idée du cinéma et je l’ai gardée. Je suis un homme du XXe siècle, et l’art royal du XXe siècle, c’est le cinéma. Il a traumatisé la littérature, le théâtre, la poésie, il a bouleversé toute l’expression du XXe siècle.

9 Doigts rappelle votre admiration pour le cinéma muet. Voulez-vous rester fidèle à la beauté des classiques du 7e art ?

Je suis hanté par les classiques. Guy Debord, qui était un maître de cinéphilie, disait dans son film In girum imus nocte et consumimur igni (1978) qu’il ne fallait pas avoir peur de revenir aux sources. Ma jeunesse, c’était Fritz Lang, Murnau, Eisenstein ! J’ai une passion pour tout le corpus du cinéma muet germano-soviétique d’avant 1933, et pour le film noir des années 1940-1960. Mais ces grands cinéastes n’ont pratiquement plus de filiation aujourd’hui. Le cinéma d’Eisenstein s’est poursuivi à travers Orson Welles puis à travers Glauber Rocha, c’est tout. Il y a des sommets du cinéma qui ne sont plus atteints.

Lionel Tua et Paul Hamy, dans le film 9 Doigts.

Lionel Tua et Paul Hamy, dans le film 9 Doigts. 10:15 PRODUCTIONS - 0SS/100 FILMS & DOCUMENTS - O SOM E A FURIA

Faut-il chercher des citations dans 9 Doigts, des hommages aux cinéastes que vous admirez ?

Non, je ne fais pas un cinéma référencé. Mes films sont des images qui vont droit au cerveau, me disent ceux qui les aiment ! On peut simplement ajouter que je fais le grand écart entre le cinéma d’auteur et les films d’aventures. Et ce grand écart renvoie à ce que savait faire le cinéma muet : Metropolis (1927) était un film d’avant-garde pour le grand public. Quand on reprochait à Debord de faire une revue sur papier glacé, il répondait : « Rien n’est trop beau pour le prolétariat ! » Je crois que le cinéma était comme ça à son âge d’or : rien n’était trop beau pour le grand public. La Belle et la Bête (1946) de Cocteau a fait 700 000 entrées ! Et Les Enfants du paradis (1945), plusieurs millions. Aujourd’hui, le cinéma populaire est galvaudé.

Vous avez conçu 9 Doigts comme un film d’aventures ?

Un film d’aventures un peu particulier. C’est d’abord un film noir un peu à la Melville puis un film d’aventures maritimes et ensuite une sorte de film gothique avec un vaisseau fantôme. 9 Doigts aurait pu être produit avec de gros moyens mais j’ai dû le tourner dans une sorte de nudité budgétaire. Au final, j’ai le sentiment de m’être rapproché du cinéma de Jean Eustache. Il y a toute une partie sans pratiquement aucun mot, puis, quand les personnages comprennent qu’ils doivent quitter le navire, on passe à une forme d’affolement verbal et la parole est filmée de façon frontale, presque pour éprouver sa puissance toxique. J’ai revu il y a peu La Maman et la Putain (1973) et j’ai été ébloui. C’est certainement un des plus grands textes de la littérature française. Bernadette Lafont, d’ailleurs, à propos de La Maman et la Putain, ne disait pas « le film » mais « le texte ».

La dimension littéraire de l’aventure compte-t-elle beaucoup aussi pour vous ?

Edgar Allan Poe a marqué ma jeunesse. Il a écrit un seul roman, Les Aventures d’Arthur Gordon Pym. Pour lui, c’était un échec, il s’est concentré sur la forme courte mais je relis ce livre chaque été et je suis transporté. Un autre écrivain important pour moi est le capitaine Marryat, qui a signé des romans d’aventures maritimes étonnants. C’est lui qui a imaginé le premier vaisseau fantôme. Bien sûr, il y a Conrad, qui a fait sa carrière maritime en France, à Marseille, et qui a finalement eu plus d’opportunités côté anglo-saxon. Ce sont des écrivains qui restent avec vous toute la vie. Comme Céline, l’Internationale situationniste, William Burroughs, Antonin Artaud. Mais les romans d’aventures m’ont particulièrement marqué car ce sont tous des récits initiatiques.

L’aventure a souvent pris un tour plus fantaisiste au cinéma…

J’adore James Bond 007 contre Dr No (1962), de Terence Young. J’aime ce cinéma. Parmi les réalisateurs que je préfère, il y a Josef von Sternberg. The Shanghai Gesture (1941), j’ai dû le voir trente-huit fois. Morocco (1930) est un film passionnant aussi. C’est von Sternberg qui a inventé le film de gangsters avec Les Nuits de Chicago (1927). Son tout premier film, Les Chasseurs de salut (1925), on dirait presque du Jarmusch.

Paul Hamy et Lisa Hartmann, dans 9 Doigts.

Paul Hamy et Lisa Hartmann, dans 9 Doigts. 10:15 PRODUCTIONS - 0SS/100 FILMS & DOCUMENTS - O SOM E A FURIA

Pourquoi avez-vous choisi de tourner 9 Doigts sur pellicule ?

J’ai découvert qu’on est en train d’éradiquer le cinéma argentique. Alors que c’est un plaisir presque sexuel, la pellicule gravée par la lumière ! Tourner en pellicule, c’est une sorte de discipline organique : tout le monde est tendu dans un même élan, on essaie de rêver dans la même direction. Il y avait sur le plateau des jeunes acteurs qui n’avaient tourné qu’en numérique. De ce fait, la prise devenait un moment différent : ils devaient jouer une fois pour toutes. Le cinéma est le seul art au présent absolu. Avec une caméra, on ne réécrit pas, on ne retouche pas : on tourne !

Dans 9 Doigts, le récit suit une logique parfois mystérieuse : vous invitez le spectateur à larguer les amarres avec les personnages ?

Oui, je ne sais pas pourquoi les gens veulent toujours s’accrocher au bastingage ! Le cinéma, ça marche comme la musique : on ne l’écoute pas en se cramponnant aux paroles, on se laisse emporter. Pour moi, au cinéma, on rêve. C’est comme dans Mr Arkadin (1955), de Welles, un film où on perd tout de suite pied et où la forme est magnifique. On peut le voir dix fois pour essayer de comprendre, on n’en a jamais fini avec Mr Arkadin. Voilà la force des films qu’on peut voir et revoir ! 9 Doigts a déjà trouvé un public dans le circuit des festivals : de l’Amérique latine à l’ex-Union soviétique, j’ai vu une jeunesse très excitée par mon film. C’était une grande joie.

F.J. Ossang au festival de Rotterdam.

F.J. Ossang au festival de Rotterdam.

Photo : Jeroen Mooijman - ALL RIGHTS RESERVED

Au festival de Locarno en août 2017, vous avez obtenu le Prix de la mise en scène : qu’est-ce que ce terme représente pour vous ?

Bresson disait d’un film qu’il n’avait pas aimé : « Il sent la poussière des planches ! » C’est ce que le terme de mise en scène évoque pour moi, quelque chose de poussiéreux, de sérieux. Alors que le cinéma, c’est quand même un truc punk !

Les cinéastes que vous avez cités sont de grands metteurs en scène…

Oui, mais ce sont des sauvages !

wink9 Doigts, de F. J. Ossang (France, 1h39). En salles.

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