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La France au miroir du génocide rwandais

CHRONIQUE. L’opération «Turquoise» des forces françaises au Rwanda en 1994 n’était pas qu’humanitaire. Il fallait aussi sauver un allié, même génocidaire. Une schizophrénie sur laquelle le voile se lève peu à peu

Une fosse commune dans la région de Kigali. Rwanda, juillet 1994. — © CORINNE DUFKA / REUTERS
Une fosse commune dans la région de Kigali. Rwanda, juillet 1994. — © CORINNE DUFKA / REUTERS

«Faire la clarté sur le rôle de la France au Rwanda». C’était le titre d’un éditorial de nos confrères du Monde il y a quelques jours à propos du dernier génocide du XXe siècle, le massacre de 800 000 personnes, en majorité de l’ethnie tutsie, par le pouvoir rwandais. Vingt-quatre ans après le déclenchement de cette folie meurtrière, en avril 1994, il reste bien des zones d’ombre. Mais il apparaît de plus en plus évident que l’opération «Turquoise» de l’armée française, toujours qualifiée d’humanitaire, a masqué la poursuite de la collaboration de Paris avec les génocidaires, cela en parfaite connaissance des tueries en cours.

«Dès le départ, «Turquoise» est une opération schizophrénique: stopper les massacres d’un côté et, dans le même temps, aider le régime des bourreaux, écrit Le Monde dans une enquête fouillée qui apporte de nouveaux éléments concernant les prises de décision politiques d’alors. Les soldats «réguliers» protégeront les civils menacés, tandis que les forces spéciales, «irrégulières», feront le sale travail, c’est-à-dire l’aide au gouvernement contre les rebelles.» Un partage des tâches qui s’avère forcément impossible et qui amènera la France à se rendre complice, du moins par son silence et son inaction, des exactions qui se déroulent sous ses yeux.

Lutte d’influence

On dira que la France ne fut pas la seule à échouer: l’immobilisme de l’ONU, des Etats-Unis, des autres Etats européens ou africains est tout aussi coupable. A la différence près que Paris a armé et conseillé le pouvoir rwandais avant et pendant le génocide, y compris, par des voies détournées, après l’embargo sur les ventes d’armes décrété par l’ONU en juin 1994. En 2010, Nicolas Sarkozy a reconnu «des erreurs d’appréciation, des erreurs politiques» qui «ont eu des conséquences absolument dramatiques». La France n’en reste pas moins muette sur son rôle précis, qui, comme l’écrit Le Monde, «est loin d’avoir été clair».

Pour les «faucons» parisiens, il s’agit d’abord d’aider un pion de la France contre Washington

Pour comprendre les décisions du pouvoir français d’alors, Le Monde détaille le déroulement d’une réunion de crise le mercredi 15 juin 1994 au palais de l’Elysée, tel que rapporté dans un compte rendu estampillé «confidentiel défense» déclassifié par Nicolas Sarkozy en 2008. On y voit s’affronter des ministres de droite – nous sommes en pleine cohabitation – plutôt favorables à une intervention pour des impératifs humanitaires et moraux afin de stopper les massacres (Alain Juppé en tête), et François Mitterrand et son cercle de conseillers, parmi lesquels Hubert Védrine. Ces derniers veulent poursuivre un effort de guerre en soutien aux Forces armés rwandaises (FAR) du pouvoir hutu, allié de longue date. Pourquoi? «Ces hommes de l’entourage présidentiel, écrit Le Monde, sont alors persuadés de lutter contre l’extension du «tutsiland» (la zone de domination de cette ethnie), perçue comme un complot anglo-saxon contre le pré carré de la France dans la région. Paul Kagame, l’homme fort du FPR (la rébellion), n’a-t-il pas été formé aux Etats-Unis?»

Les archives Mitterrand

Pour les «faucons» parisiens, massacre ou pas (on évoquera plus tard le chiffre de neuf Tutsis sur dix éliminés au Rwanda), il s’agit d’abord d’aider un pion de la France contre Washington. «Le but, au fond, poursuit Le Monde, n’est pas de stopper le génocide: Paris sait que l’essentiel des massacres a déjà été commis dans la capitale et qu’il n’y a presque plus de Tutsis à sauver. L’important semble plutôt être la sauvegarde du pouvoir «ami». Le grand quotidien évoque l’exigence morale et historique d’ouvrir les archives politiques, à commencer par celles de Mitterrand. Cela risque de faire mal.