Raphaël Enthoven : « "Le Petit Prince" est une salade consensuelle »

À LIVRES OUVERTS. Marcel Proust, Céline, Sacha Guitry, « Les Onze Mille Verges », la Comtesse de Ségur… Le philosophe nous ouvre sa bibliothèque.

Par et

« Mes livres sont des cahiers. »

« Mes livres sont des cahiers. »

© Constant Form-Bcherat / Hans Lucas

Temps de lecture : 8 min

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Chaque matin, sur Europe 1, avec l'aide de Descartes, de Montaigne ou de Camus, il fustige le « moutonisme » des réseaux sociaux, déconstruit le concept d'« islamophobie », qualifie l'écriture inclusive d'« agression de la syntaxe par l'égalitarisme » et ironise sur les « incultes qui prennent Dix Petits Nègres pour une œuvre raciste ». Venant de publier Morales provisoires (éditions de l'Observatoire), compilation de ses chroniques à la radio, Raphaël Enthoven confie au Point ses goûts et dégoûts littéraires. Le philosophe fait des liens entre Proust et Céline, hisse Sacha Guitry au rang de viatique pour l'existence et montre qu'il a fréquenté quelques classiques de la littérature érotique. En revanche, Raphaël Enthoven passe à la sulfateuse le seul habitant recensé de l'astéroïde B612…

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Le Point : Que lisez-vous en ce moment ?

Raphaël Enthoven : Les Conspirateurs du silence de Marylin Maeso, le genre de livre qui vous rend la foi dans l'humanité. Voyage au bout de la nuit, le genre de livre qui vous l'enlève à tout jamais. Et La Force majeure de Clément Rosset, le genre de livre qui se demande pourquoi il faut en passer par Dieu pour avoir la foi.

Quel rapport entretenez-vous avec les livres de votre bibliothèque, plutôt fétichiste ou prêt à les maltraiter ?

Fétichisme de la maltraitance. J'écris dessus. Mes livres sont des cahiers. Et plus j'y note des trucs, plus le texte me saute aux yeux. Non parce que mes notes l'éclairent, mais parce qu'elles l'habillent. Un bon livre, un livre vivant, est un livre qu'on a truffé d'annotations, de renvois et d'intuitions… Cela dit, il serait faux de dire que ça les endommage. Les phrases qu'on écrit sur un livre ne l'effritent pas, au contraire. Elles sont au livre ce qu'une patine est à la commode.

On ose à peine soumettre cette question au coauteur du Dictionnaire amoureux de Proust, mais c'est la tradition : Proust ou Céline ?

Les deux ! Résolument, dirait Proust. Énormément, dit Céline. Peu m'importe que Céline se soit lui-même représenté son travail comme l'antithèse de Proust (« 300 pages pour nous faire comprendre que Tutur encule Tatav, c'est trop », écrit-il dans une lettre à Milton Hindus du 11 juin 1947). Écoutez ce qu'il en dit dans le Voyage… : « Proust, mi-revenant lui-même, s'est perdu avec une extraordinaire ténacité dans l'infinie, la diluante futilité des rites et démarches qui s'entortillent autour des gens du monde, gens du vide, fantômes de désirs, partouzards indécis attendant leur Watteau toujours, chercheurs sans entrain d'improbables Cythères. » C'est la phrase d'un authentique lecteur, et admiratif ! En réalité, Proust est omniprésent dans le Voyage. Céline écrit aussi : « La grande défaite, en tout, c'est d'oublier, et surtout ce qui vous a fait crever, et de crever sans comprendre jamais jusqu'à quel point les hommes sont vaches. Quand on sera au bord du trou, faudra pas faire les malins, nous autres, mais faudra pas oublier non plus, faudra raconter tout sans changer un mot de ce qu'on a vu de plus vicieux chez les hommes et puis poser sa chique et puis descendre. Ça suffit comme boulot pour une vie tout entière. » Quel programme est plus proustien que celui-là ?

Et, quand on entre dans les détails, c'est encore mieux. La séquence où Bardamu court les rues avec Lola à la recherche d'une pharmacie dont les thermomètres auraient la gentillesse de ne pas indiquer qu'elle a pris deux kilos est presque un pastiche du passage où Proust décrit l'insolente « salamandre d'argent » (le thermomètre) qui, immanquablement, quoi qu'on lui demande, indique que la fièvre de sa grand-mère ne diminue pas. Le sosie d'Albertine endormie (vivante et chaude à jamais) est à trouver à la fin du Voyage au bout de la nuit, dans le spectacle de la jeune Sophie dont Bardamu détaille les courbes à son insu quand elle dort, et dont il dit qu'elle « s'explique avec le sommeil » et que « c'est bien agréable de toucher ce moment où la matière devient la vie ». De même : « J'étais devenu du feu et du bruit moi-même », dit Bardamu sur le champ de bataille. « J'étais moi-même devenu le sujet de mon propre livre », écrit Marcel, depuis son lit. Ne soyons pas dupes des lieux. L'ambition est la même. Incorporer le monde entier, au risque de s'y perdre. Bref, dans la vie comme en littérature, on a grand tort d'opposer le Voyage et la Recherche.

Votre auteur fétiche ?

Il y a des philosophes pour chaque moment de la vie. Le seul qui convienne à tous, c'est Sacha Guitry. À mi-chemin du bonheur et de la joie, Guitry développe la philosophie d'une invincible gaieté. Aucun drame ne résiste aux délices du langage et aux quiproquos de l'existence. « Allons, allons, faisons la paix, veux-tu ? Séparons-nous. » Ou mieux : « Je ne désire que ce que j'ai. » Nulle métaphysique, ici. Juste l'immoralisme poivré par les convenances, l'imagination pour compagne et l'insolence pour viatique. Un génie désinvolte qui terminait ses pièces plus rapidement pour les lire à ses amis après le déjeuner... Je l'adore.

Dans la vie comme en littérature, on a grand tort d'opposer le Voyage et la Recherche.

Quel classique vous est-il tombé des mains ?

Le Petit Prince.

Mais c'est un conte d'à peine cent pages !

Cent pages de trop pour cette salade consensuelle. Le Petit Prince n'est pas le livre de l'enfance. C'est le livre de l'idée que les adultes se font de l'enfance. D'ailleurs, c'est bien simple : personne n'aime ce livre. Tout le monde l'a aimé. Et je ne connais aucun enfant qui n'avoue, pour peu qu'on le cuisine deux secondes, que ce livre lui tombe des mains mais qu'il se couperait la langue plutôt que de le dire à ses parents… L'idée selon laquelle « l'essentiel est invisible pour les yeux, on ne voit bien qu'avec le cœur » est un truisme platonico-pascalien avec lequel il est impossible d'être en désaccord. Et je ne trouve aucun intérêt à toutes ces pages interchangeables sur les grandes personnes « bien étranges » qui ne sont jamais contentes, qui croient que les fleurs se ressemblent, qui boivent pour oublier qu'elles ont honte de boire, qui comptent les étoiles au lieu de les regarder, qui veulent savoir combien gagnent les gens avant de savoir s'ils ont la voix douce... « Seuls les enfants savent », dit le Petit Prince – phrase qui prouve uniquement que ce n'est pas un enfant qui parle, parce qu'aucun enfant n'est assez imbu de lui-même pour dire une bêtise pareille.

On peut lire un texte composé de mots accessibles, de phrases intelligibles, d'anecdotes triviales et être aussi stupéfait qu'un bébé devant une équation.

Quel était alors votre roman favori quand vous étiez enfant ?

Le Général Dourakine. Certaines langues sonnent si juste, parfois… En russe, « imbécile » se dit « dourak ». Et c'est exactement le mot qui convient ! À mes oreilles, « dourak » est le patronyme universel de l'imbécillité. D'avoir compris cela, d'avoir senti cela, m'a valu de faire sept ans de russe. J'ai voulu étudier cette langue pour approfondir le mystère d'une telle justesse. Comment peut-on être précis au point de forger « dourak » pour désigner le couillon ? Et puis le général Dourakine est merveilleux. Son absolue générosité et la façon dont il se frotte les mains chaque fois qu'il fait le bonheur de quelqu'un sont des enchantements de lecture.

Il paraît que vous avez lu La Nausée de Sartre à 13 ans, sans doute un record de précocité. Qu'avez-vous retenu de la « contingence » existentielle d'Antoine Roquentin ?

La première lecture de ce livre (croisé un jour d'ennui dans la bibliothèque, exhumé sans y croire et aussitôt dévoré) a été l'occasion pour moi de comprendre qu'on pouvait ne rien comprendre à quelque chose. On peut lire un texte composé de mots accessibles, de phrases intelligibles, d'anecdotes triviales et être aussi stupéfait qu'un bébé devant une équation. Expérience essentielle. Les mots, soudain, avaient perdu de leur sens. Or c'est exactement l'expérience que fait le héros de La Nausée. Il dit « banquette » devant une banquette et c'est un cadavre qu'il voit. Le réel a cessé d'être neutralisé par le langage, et s'offre au spectateur dans son immonde crudité. Bizarrement, c'est l'impression que ce livre me faisait. Je n'avais rien compris à l'histoire, ni à la détresse du narrateur, mais j'étais résolu à m'étonner des objets les plus ordinaires de l'existence, d'un verre d'eau à la forme d'un pétale. La Nausée est un exhausteur de goût, qui vous rend sensible à ce qu'on a l'habitude de voir.

De quelles héroïnes êtes-vous tombé amoureux ?

Culculine d'Ancône. Sa sœur, Hélène Verdier. Alexine Mangetout (Les Onze Mille Verges d'Apollinaire). Et Eugénie de Mistival (La Philosophie dans le boudoir de Sade)

Quelle est la dernière chose importante que vous ayez apprise dans un livre ?

Que l'anagramme de LA VÉRITÉ était RELATIVE.

Que comptez-vous lire prochainement ?

La longue liste des livres que j'aimerais avoir le temps de lire.

Avec quel écrivain ou philosophe rêveriez-vous de passer une soirée ?

Clément Rosset. Heureusement, ça m'arrive de temps en temps.

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Commentaires (33)

  • Stopcensure

    Ce qui fait le mystere de la poesie, c'est qu'elle peut rester inaccessible aux meilleurs esprits, surtout lorsqu'elle est aussi philosophique, avec une leçon ultime, mesurer que l'on ne sait rien. Dure leçon pour un prof de philo...

  • titi toto lili

    "Dessine moi un mouton "
    "Apprivoise moi"
    Et la rose ?
    Non vous n'aimez pas ?

  • Mokummer

    Combien d’enfants, moi la premiere lisaient des livres qui n’ étaient pas du tout de leur âge. A 8 ans avec une petite torche sous les couvertures. Plus ils étaient interdits par les parents mieux c’ était. Nous ne sommes pas devenus philosophes, enfin certains peut-être !