Agriculture

Comment nourrir 10 milliards de bouches

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Culture du sorgho en Ethiopie. Il serait possible de doubler les rendements agricoles dans les pays où ceux-ci sont très faibles, sans recourir à plus de chimie. PHOTO : Tiksa Negeri -The New York Times/Redux/Réa

Le 27 novembre 2017, l’Union européenne a décidé de prolonger pour cinq ans l’autorisation d’utiliser sur son territoire le glyphosate, symbole de l’agriculture chimique et productiviste. Cet herbicide permet d’éviter de labourer et de biner pour se débarrasser des mauvaises herbes, d’où son succès auprès des producteurs. Dans un rapport sur les alternatives au glyphosate1, l’Institut national de la recherche agronomique (Inra) a pourtant montré qu’il était possible de se passer de cette substance sans pertes de rendements. Cela implique cependant pour les agriculteurs de réorganiser leur travail, de s’équiper des outils pour désherber mécaniquement, voire de se familiariser avec de nouvelles pratiques pour contrôler les mauvaises herbes, comme le faux semis*. Les retours d’expériences montrent que les producteurs peuvent se passer du glyphosate et obtenir des performances économiques comparables, indique l’Inra. Toutefois, les pratiques alternatives exigent plus de technicité et leur déploiement à grande échelle prendra du temps.

L’impasse productiviste

De leur côté, les défenseurs du glyphosate font valoir un argument environnemental. En évitant le recours au labour, le désherbage chimique permet de réduire les émissions de CO2 liées au retournement des sols et favorise la régénération de ces derniers grâce à l’apport de matière organique que constituent les mauvaises herbes une fois mortes.

Certes, mais c’est nier que les sols souffrent beaucoup de l’utilisation systématique de produits chimiques. Ces substances contribuent à diminuer la masse des microbes, insectes, vers et autres organismes vivants qui jouent un rôle indispensable. Nombre d’agronomes, tels Claude et Lydia Bourguignon, tirent la sonnette d’alarme depuis de longues années sur les dégâts provoqués par ce modèle d’agriculture, devenu très dépendant de la chimie.

« L’agriculture de demain n’exigera pas beaucoup d’intrants, mais beaucoup de connaissances »

Un des problèmes de ce modèle est qu’il considère l’agriculture sous l’angle de sa seule capacité productive. Or l’agriculture est multifonctionnelle. Elle joue un rôle social - comme employeur numéro un à l’échelle mondiale - et un rôle écologique primordial. Sa capacité à nourrir durablement la planète, à commencer par les pays où la faim est endémique, dépend par ailleurs de la qualité et du maintien des services écosystémiques (voir zoom) : régénération des sols, régulation de l’eau, biodiversité…

Zoom Des services inestimables

Les services écosystémiques sont les "biens et services que les hommes peuvent tirer des écosystèmes, directement ou indirectement pour assurer leur bien-être"1. Ils sont très hétérogènes, incluant aussi bien l’action des insectes pollinisateurs que le plaisir de se promener dans une belle forêt.

Des évaluations économiques de ces services ont été entreprises, mais les résultats varient beaucoup selon les méthodologies retenues. Ce qui est certain, c’est que les conséquences de la décadence des services écosystémiques sont aujourd’hui très tangibles : recours à la pollinisation artificielle dans certaines régions en raison de la surmortalité des insectes, inondations liées à imperméabilisation et à l’artificialisation des sols, désertification... Restaurer la biodiversité et empêcher son déclin est un investissement aux bénéfices incalculables sur le long terme. Mais toujours aussi peu pris en compte dans le calcul à court terme des acteurs économiques.

  • 1. Selon la définition qu’en donne l’"Evaluation des écosystèmes pour le millénaire", un programme international de recherche sous l’égide des Nations unies.

Cette vision est loin d’être unanimement partagée. Alain Karsenty, agroéconomiste au Cirad, rappelle que « la politique agricole de nombre de pays en développement, soucieux de développer leurs exportations, consiste à privilégier l’agrobusiness et la recherche d’investisseurs étrangers. Ce qui va de pair avec la déforestation et l’installation de grandes monocultures sur des terres qui seront épuisées dans vingt ou trente ans»

Les impasses du modèle productiviste commencent néanmoins à être reconnues au niveau des gouvernements. La FAO, l’organisation des Nations unies pour l’agriculture, encourage désormais une intensification sans chimie. José Graziano Da Silva, le directeur général de l’organisation, déclarait ainsi, en novembre dernier : « L’agriculture de demain n’exigera pas beaucoup d’intrants, mais beaucoup de connaissances. »

Le défi démographique

Si le défi de l’agriculture est de produire sans dégrader les ressources naturelles et le climat (en réduisant notamment le recours à la fertilisation chimique, émettrice en dioxyde d’azote), elle doit aussi nourrir le monde : 795 millions de personnes souffrent de la faim. Ce n’est pas aujourd’hui un problème de production. La valeur calorique de la récolte mondiale est largement suffisante pour subvenir aux besoins de tous.

L’intendance a suivi

Disponibilités alimentaires brutes, en kcal par habitant et par jour

Lecture : à l’échelle de la planète, les disponibilités alimentaires ont progressé bien plus vite que la croissance démographique et elles se situent nettement au-dessus de niveaux où la malnutrition devient répandue (sous les 2 300 kcal par habitant et par jour, situation qui caractérise une majorité d’Etats subsahariens). La faim n’est ainsi pas un problème de limites physiques à la production alimentaire.

Hors situations de crise humanitaire, la malnutrition est pour l’essentiel un problème de pauvreté au Sud et elle se concentre en milieu rural. Les trois quarts de ceux qui souffrent de la faim appartiennent à des familles paysannes dont la production est à la fois très faible et très peu rémunérée, car concurrencée par des agriculteurs « modernes », incomparablement plus productifs. La lutte contre la faim nécessite ainsi de rendre le travail agricole plus attractif, dans un contexte où le développement des activités dans les services et l’industrie n’est pas suffisant pour absorber une main-d’oeuvre rurale sous-employée.

Mais qu’en sera-t-il demain, lorsque la population mondiale, estimée à 7,6 milliards d’habitants en 2018, passera le cap des 10 milliards ? Ce seuil pourrait être franchi dès 2055, selon les projections des Nations unies. Les possibilités d’étendre les superficies cultivées (sans détruire la forêt) sont désormais très limitées. Elles se concentrent dans certaines zones en Afrique, en Amérique latine et en Europe centrale. Il est en revanche possible de doubler ou tripler les rendements - sans recourir à une intensification chimique - dans les pays où ceux-ci sont très faibles (comme en Afrique subsaharienne, dont la population devrait doubler d’ici le milieu du siècle).

Dans les pays développés, le passage à une agriculture faiblement consommatrice d’intrants chimiques pourrait conduire à des baisses de rendements, mais modérées, sans mise en péril de la sécurité alimentaire. Les exportations pourraient cependant reculer. L’Asie, dont la population progresse encore un peu, n’a en revanche plus d’espace agricole disponible et ses rendements déjà élevés reposent, comme ailleurs, sur des bases non durables.

Le potentiel d’accroissement de la production mondiale est réel, mais incompatible avec une généralisation à l’ensemble de la planète du modèle alimentaire occidental

Au final, le potentiel d’accroissement de la production mondiale est réel, mais limité. Il est surtout incompatible avec une généralisation à l’ensemble de la planète du modèle alimentaire occidental, où un adulte consomme près de 80 kilos de viande par an : les surfaces que mobilise l’alimentation animale et les émissions de gaz à effet de serre associées à cet élevage ne sont pas soutenables. Un système agroalimentaire durable passe par une modération de la part de la viande dans les assiettes, ce qui est aussi un enjeu de santé publique, dans un monde qui pourrait compter bientôt autant d’obèses que de sous-alimentés.

Agir sur le levier de l’offre (avec une agriculture écologiquement et socialement performante) et celui de la demande (en favorisant une consommation plus riche en protéines végétales) ne devrait toutefois pas suffire. La sécurité alimentaire mondiale à long terme passe aussi par la stabilisation de la démographie, sans laquelle il sera difficile de réduire la pression sur les ressources naturelles. Mais cette question, qui renvoie à l’amélioration de la condition féminine - accès à la planification familiale, à la formation, à l’emploi - reste à l’arrière-plan des politiques de développement.

* Faux semis

Consiste à ne pas semer tout de suite après avoir préparé le sol, mais à laisser germer les mauvaises herbes pour les sarcler.

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Commentaires (1)
franco 23/03/2018
Au fait, il suffira de ne s'en tenir qu'au dernier constat du texte pour résoudre le problème. Pas besoin de chercher ailleurs, la contention démographique sera, à elle seule, une contrainte à l'abandon du tout chimique, em même temps que la croissance des profits du commerce agricole devra élargir sa base de bénéficiaires, c'est-à-dire éradiquer la faim.
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