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Cette musique qui s'écoute mais ne paie pas

Le streaming est désormais le mode de consommation numéro un: la musique ne s’achète plus, elle se loue. Au bout de la chaîne, les artistes ont vu leurs revenus chuter, avec l’obligation, pour gagner leur vie, de multiplier les concerts

Bastian Baker, Montreux Jazz Festival, 2016. — © Emilien Itim
Bastian Baker, Montreux Jazz Festival, 2016. — © Emilien Itim

Avant-hier, on achetait des disques. Hier, on téléchargeait des albums. Et aujourd’hui, on écoute la musique en ligne. En 2016, le marché du streaming a dépassé celui du téléchargement. Le changement du mode de consommation est énorme: dorénavant, on ne possède plus, en support physique ou sur son disque dur, ce qu’on aime. On loue la musique en souscrivant un abonnement payant ou on l’écoute gratuitement sur certaines plateformes, moyennant des coupures publicitaires.

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Au moment où les ventes de vinyles connaissent des hausses réjouissantes mais restent une niche, l’écoute en ligne offre un accès illimité à un catalogue gigantesque. Pop, rock, jazz, blues, soul, classique, musiques du monde ou urbaines: toute la musique qu’on aime quand on veut, où on veut. Mais cela ne va pas sans dommages collatéraux. Les artistes, qui depuis une bonne décennie avaient déjà vu leurs revenus chuter à cause de l’écroulement des ventes de CD, sont les grands perdants du succès du streaming.

Un graphique publié par l’Adami, société française gérant les droits d’auteur, éclaire cette réalité: un artiste gagne 100 euros lorsqu’il passe 14 fois à la radio, qu’il vend 100 albums, qu’il est écouté 250 000 fois en streaming payant ou 1 million de fois en streaming gratuit. Autant dire que mis à part un nombre restreint de superstars, très nombreux sont les musiciens qui ne gagnent presque rien grâce à Spotify ou Deezer.

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Lueurs d’espoir

Raphaël Nanchen est le manager de Bastian Baker. Pour Le Temps, il détaille les revenus du rocker lausannois: la grande majorité de ses revenus, entre 50 et 70%, provient de la scène. La part du sponsoring et des partenariats varie de 10 à 30%, auxquels s’ajoutent entre 10 et 15% de droits d’auteur. Ces pourcentages dépendent du nombre de concerts annuels ainsi que de la sortie ou non d’un album. Les royalties (ventes d’albums physiques et numériques, plus streaming) ne changent par contre pas: elles représentent 5% des recettes. Cela peut-il changer? «Je pense qu’il va y avoir un ajustement des technologies et des manières de rétribuer les artistes, estime Bastian Baker. Si on regarde le verre à moitié plein, on peut dire que le streaming a au moins permis à énormément d’artistes d’être découverts. Et à court terme, si les gens s’habituent à s’inscrire sur des plateformes payantes, les revenus devraient évoluer.»

Un avis que partage Jacques Monnier, chef de la programmation du Paléo Festival: «On est dans une phase de transition. A moyen terme, quand des millions de personnes s’abonneront à des sociétés de streaming, ça va générer beaucoup d’argent. Je pense ainsi que dans quelques années, les artistes toucheront plus. Pour le prix de cinq ou six CD tels qu’on les payait autrefois, on a accès à toute la production actuelle et ancienne. En termes d’accessibilité, c’est génial.»

Musicien (Duck Duck Grey Duck) et producteur, Robin Girod est, lui, moins optimiste: «La solution? On n’en voit pas, et c’est pour ça qu’on n’en cherche pas. Il y a assez de gens qui sont là pour se poser ces questions.» Lorsqu’on lui demande s’il a la nostalgie d’une époque qu’il n’a pas connue, où les musiciens pouvaient passer des mois en studio car les maisons de disques savaient que l’argent provenant des ventes couvrirait ces frais, le Genevois se fait musicologue: «Rappelons-nous que la musique telle qu’on l’écoute aujourd’hui a commencé dans des champs de coton avec des guitaristes de blues qui enregistraient en une prise. Le business, typiquement dans les années 1990, a généré trop de studios, trop de matériel; un groupe comme Nirvana s’est retrouvé avec beaucoup trop de moyens, et à mon avis ce n’était pas quelque chose d’extrêmement positif.»

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Regarder vers l'avant

Pas de nostalgie, non plus, chez Bastian Baker: «C’est clair que parfois tu te demandes, si tu avais sorti le même album vingt ans plus tôt, ce qu’il en aurait été au niveau des ventes. Mais personnellement, comme j’adore jouer live, je suis content dès que je peux tourner. Plutôt que de regretter une époque, je préfère regarder vers la suivante. Mon équipe essaie toujours d’imaginer de nouveaux canaux de distribution, de nouvelles stratégies. Moi, j’essaie de faire de bonnes chansons, et on verra où tout ça nous mène.»

Une philosophie qui est celle de Marc Aymon. Après quatre albums, le Valaisan vient de sortir un livre-CD dans lequel il revisite, en version folk, d’anciennes chansons du patrimoine romand. Un projet qui lui permet de tourner actuellement entre l’Afrique et l’Amérique du Sud. «Nous devons essayer de faire de beaux projets et d'être généreux, en se disant que le public reconnaîtra notre travail, résume-t-il. En ce qui concerne le streaming, il faut clairement essayer de trouver de nouveaux modèles au-delà du mode de rétribution actuel, qui est pyramidal – les gros labels signent des accords avec les plateformes et les sommes sont ensuite rétribuées au pro rata.»

Productions plus coûteuses

Depuis que les artistes voient l’essentiel de leur salaire provenir de la scène, ils tournent plus. Une aubaine pour les programmateurs et organisateurs de concerts, mais avec là encore un effet retors: la hausse des cachets. «Si on compare la musique à des modèles économiques standards, il y a un paradoxe, analyse Mathieu Jaton. Normalement, quand il y a plus d’offre, les prix baissent; là, en l’occurrence, comme le nombre de festivals augmente en même temps que l’offre des concerts, les prix augmentent. Tout va beaucoup plus vite, un nouvel artiste peut émerger en trois mois grâce au digital puis retomber.»

Le directeur du Montreux Jazz Festival souligne en outre que l’augmentation des cachets n’est pas uniquement due au streaming qui rétribue mal les artistes: «Comme ils deviennent moins rares, ils doivent créer un environnement scénique plus lourd pour rendre leurs concerts exceptionnels et tourner chaque année. Le coût des prestations a ainsi nettement augmenté. Les artistes ne s’en mettent pas plus dans les poches, c’est aussi l’entourage et la production qui coûtent plus cher.» Du côté du Paléo, on met en avant ces chiffres: une hausse des cachets de 57% ces dix dernières années, et carrément de 192% sur vingt ans.

Mondialisation accélérée

Directeur de Festi’neuch, Antonin Rousseau précise qu’il existe encore heureusement toute une catégorie d’artistes avec lesquels il ne subit pas cette inflation des cachets. Le business du live, ce n’est pas que de grosses têtes d’affiche qu’il faut payer de plus en plus cher car elles sont demandées partout, le boom du streaming ayant accéléré une mondialisation de la musique.

«Festi’neuch est un événement à but non lucratif, notre mission et nos objectifs ne sont pas de maximiser les profits mais plutôt créer du lien, de proposer des concerts de qualité et des découvertes suisses ou étrangères», glisse Antonin Rousseau. Tout en gardant espoir: «Peut-être que la génération qui n’a pas connu les disques payants va à un moment donné, par amour de la musique et des artistes qu’elle aime, avoir envie de contribuer à leur financement. Même si c’est difficile, il faut lui faire prendre conscience que la musique a un prix.»