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Reportage

Afghanistan : les interprètes face au silence de la France

Depuis le retrait des troupes françaises, une centaine de traducteurs ont vu leurs demandes de visa rejetées par l’administration, malgré plusieurs recours. En attendant d’obtenir gain de cause, ils doivent faire face aux menaces de mort des talibans.
par Luc Mathieu, Envoyé spécial à Kaboul Photo Sandra Calligaro
publié le 28 mars 2018 à 19h16

Parfois, quand il regarde les vidéos de ses missions avec l'armée française, Zainullah semble ailleurs. Il n'est plus dans sa maison en torchis d'un quartier pauvre du nord de Kaboul, il est de retour là-bas, dans les vallées talibanes de Tagab et Uzbin où les soldats français se sont battus cinq ans. Alors Zainullah se tait, le regard fixé sur son PC et la mâchoire secouée de tics nerveux. Sur l'écran, on voit des militaires adossés au mur d'une maison au milieu des champs. Le ciel est clair, l'ambiance tendue. Une roquette explose. «Un RPG, c'est un RPG !» crie un officier. «Ça bouge, balance des grenades», ordonne un autre. «Non, il y a trop d'arbres, on va se les prendre dans la gueule», répond un soldat. Des balles sifflent, un hélicoptère américain apparaît, la vidéo s'arrête.

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Zainullah se souvient de tous les détails de l'embuscade. C'est lui qui l'a filmée en 2011, lors d'une opération de quatre jours et trois nuits dans la vallée de Bedraou, l'une des plus dangereuses de Tagab. En tant qu'interprète, il n'avait théoriquement pas le droit d'être armé. Mais les officiers avaient fait une exception. Ils lui avaient donné un Famas, un fusil d'assaut, et un pistolet 9 millimètres. «Avant de partir, le capitaine a dit que là où on allait, chacun devait pouvoir se défendre», dit-il. Comme prévu, la mission fut chaotique. «A la fin, on s'est retrouvés à sept, encerclés. On s'en est sortis, mais ce n'est pas passé loin.»

«En première ligne»

A 27 ans, Zainullah a travaillé pendant quatre ans comme traducteur pour l’armée française. D’abord dans la province d’Uruzgan, fief taliban, puis à Tagab et à Uzbin, là où dix soldats français ont été tués en août 2008. Quand la France entame son retrait d’Afghanistan, en 2012, son contrat s’achève. Après quelques mois auprès de l’armée britannique, il rentre chez lui, dans son village de Qarabag, un district au nord de Kaboul.

Au chômage, ciblé par les talibans qui le considèrent comme un traître, il fait une première demande de visa pour la France en 2013. Il pense que ce sera une formalité. Il a tort : sa demande est rejetée, les suivantes aussi. «Je suis désespéré, dit-il aujourd'hui. Je ne sais plus quoi faire, ni à qui m'adresser. Personne ne me répond jamais. Je voudrais savoir pourquoi on me refuse le visa. Ce n'est pas seulement ma vie qui est en danger, mais aussi celle de ma famille. J'étais en première ligne avec les soldats français et on me rejette sans raison.»

Zainullah n'est pas le seul à se sentir abandonné. Plus de 800 Afghans, interprètes, ouvriers ou cuisiniers ont travaillé avec les troupes françaises entre 2002 et 2012. L'administration les désigne par un acronyme, les «PCRL» (personnels civils de recrutement local). A l'été 2012, elle a créé un mécanisme pour étudier leurs demandes «de relocalisation». En clair, de visas. Parmi les critères : les menaces subies, «la qualité des services rendus» et la capacité à s'intégrer en France. Au terme de la procédure, validée par le Premier ministre, seuls 73 dossiers sont acceptés.

Ceux dont la demande a été rejetée ne comprennent pas. Ils envoient des lettres et sollicitent des rendez-vous. Aucune réponse, aucun accusé de réception. Ils s’organisent et créent une association avec l’aide d’avocats français. En mars 2015, ils manifestent à l’entrée de la rue, fermée par un check-point, qui mène à l’ambassade. Face à la médiatisation, le gouvernement finit par réagir et accepte de réexaminer les demandes. Plus de 250 sont déposées, 100 sont validées.

Zainullah est, lui, convoqué en mai 2016. Il n'est pas autorisé à entrer dans l'enceinte de l'ambassade. Un employé afghan lui tend une lettre depuis une guérite aux vitres blindées. Signée du «chef de chancellerie consulaire», elle dit qu'il «n'est pas possible de donner une suite favorable à [sa] demande». Sans justification ni explication, juste «la possibilité de contester cette décision de refus dans un délai de deux mois». Zainullah repart avec sa lettre et ses questions.

En France, le collectif d'avocats fondé par l'ex-avocate Caroline Decroix, devenue vice-présidente de l'association des anciens interprètes afghans de l'armée française, multiplie les recours. Le tribunal administratif de Nantes est saisi, puis le Conseil d'Etat. En octobre 2017, il statue que sur les cinq cas de refus examinés, trois peuvent être considérés «comme entachés d'une erreur manifeste d'appréciation». Mais la procédure ne peut être étendue à tous les Afghans dont la demande a été rejetée. Ils n'ont pas les moyens de se payer un avocat en France et les finances de l'association sont exsangues.

«On finira par le tuer»

Reste une option : faire jouer la demande de protection fonctionnelle. Cette procédure existe depuis plus de trente ans et permet à des fonctionnaires, ou des contractuels, de bénéficier de la protection de l'Etat s'ils sont menacés. Plusieurs Afghans en ont fait la demande auprès du ministère des Armées. Une fois de plus, silence total de leur ex-employeur. «Cette procédure est problématique du point de vue du ministère car elle pourrait créer une jurisprudence et s'exporter à d'autres terrains de conflit», explique Caroline Decroix. «L'armée ne veut surtout pas que cette procédure puisse s'appliquer ailleurs, surtout pour ses employés au Sahel, qui est loin d'être pacifié», ajoute un proche du dossier. Contacté par Libération, le ministère des Armées n'a pas répondu à nos questions.

Après l'audience devant le Conseil d'Etat, où le rapporteur a rappelé que les Afghans employés en CDD par la France pouvaient bel et bien prétendre à cette protection, le gouvernement a annoncé qu'il allait examiner, une fois de plus, les dossiers rejetés «dans les semaines qui viennent». C'était début février : rien ne s'est passé depuis.

Zainullah a l'habitude d'attendre. Il ne fait que ça depuis 2012. Mais les talibans se rapprochent. Ils ne se contentent plus de l'appeler, lui ou son père, pour le menacer. En juin, alors qu'il allait irriguer un champ appartenant à sa famille, deux motards, le visage masqué, s'arrêtent à sa hauteur. L'un d'eux lui tire dessus au fusil à pompe, à deux reprises. Zainullah est blessé au bras et à la jambe. Deux mois plus tôt, il avait reçu une énième menace téléphonique, plus précise que d'habitude : «Nous savons que tu es un espion pour l'Otan. Tu es mort.» L'homme parlait avec un accent de Kandahar, une province du Sud, et il connaissait le deuxième prénom de Zainullah. «Je l'ai pris au sérieux. Mais que pouvais-je faire de plus ? Je n'allais déjà plus au marché, à la mosquée ou aux fêtes de mariage, je ne faisais même plus de sport avec mon frère. Je ne faisais plus rien.»

Le 22 novembre, Zainullah est dans la rue, juste à côté de chez lui. Il discute avec des soldats américains et géorgiens dont le convoi vient de s'arrêter. Deux hommes passent à moto devant sa maison. Celui qui est à l'arrière descend et s'approche. Il se fait exploser. Un soldat géorgien et un enfant de 7 ans sont tués. Zainullah est à nouveau blessé aux jambes et à un bras. Il est soigné en urgence mais ne se fait pas opérer, faute de pouvoir payer les 50 000 afghanis (585 euros) que lui demande l'hôpital. Il a toujours des éclats dans la jambe. En décembre, nouvelle menace. Son frère est arrêté par deux hommes sur le chemin de l'école. «Dis à ton frère qu'on finira par le tuer.»

Depuis le retrait de l'Otan, entamé en 2012, les talibans se sont implantés ouvertement dans le district. De nouvelles écoles coraniques, fréquentées par des jeunes venus d'autres régions, sont apparues. Le député local a reçu un appel des insurgés, ils lui ont dit qu'ils voulaient transformer son district en «nouveau Helmand», province qui fournit l'essentiel de la production de pavot du pays et qu'ils contrôlent quasi totalement.

Zainullah n’a pas eu le choix, il a dû déménager à Kaboul. Il vit avec sa femme et ses trois enfants sur une colline, dans une petite maison d’une pièce et sans eau courante. L’électricité, comme ailleurs à Kaboul, est aléatoire. Dans la cour, une poule et un coq se promènent sur le béton fissuré. La ruelle qui longe la maison est traversée par des égouts à ciel ouvert.

La maison coûte 5 000 afghanis par mois, avec 1 200 supplémentaires pour le réservoir d'eau posé sur le toit. C'est trop pour Zainullah, qui ne gagne que 7 000 afghanis comme professeur d'anglais dans une école privée. «Je n'ai que trois classes. J'en voudrais plus mais ce n'est pas possible. Je ne sais plus quoi faire. Il faudra peut-être que ma femme aille vivre chez son père avec les enfants et moi, je prendrai juste une chambre à Kaboul.»

«Dernière solution»

Coupé de son village et de ses amis, Zainullah s’isole. Il ne voit plus que ses compagnons d’infortune, anciens traducteurs sans visa. Ils se retrouvent parfois dans le centre de Kaboul. Ce jour-là, il y a Khodada, qui fait office de représentant de l’association, et Qais, originaire de Tagab, où il ne peut plus aller. Les deux déménagent régulièrement pour fuir les menaces qui les rattrapent toujours.

Chacun fait le point sur sa situation. Khodada n'a toujours pas trouvé de travail : «C'est très mal vu d'avoir travaillé avec l'Otan. Beaucoup de gens pensent que les traducteurs guidaient les frappes aériennes et qu'ils sont responsables des morts civiles dans les bombardements. On ne veut pas de nous.» Ils se passent les photos où ils posent avec des soldats et des gradés français. Ils sortent les lettres de recommandation signées par des officiers qui louent «leur dévouement et leur expertise» et leur souhaitent «le meilleur pour le futur». Aucun n'en veut à l'armée française, ni ne regrette. «J'étais ravi quand j'ai été embauché. Les Français se sont toujours très bien comportés avec moi, dit Zainullah. Je n'ai jamais été mis à l'écart, j'étais comme les autres, je faisais partie de l'équipe.» Comme souvent, la conversation dévie sur ceux qui ont rejoint l'Europe illégalement. Tous ont des frères, des cousins ou des proches, dont des anciens traducteurs, qui ont dépensé 10 000 ou 15 000 dollars pour traverser l'Iran et la Turquie et arriver au bout de trois ou quatre mois en Allemagne, au Royaume-Uni ou en France. Eux-mêmes hésitent à se lancer. «Il y a peu de temps, j'aurais dit non. C'est trop cher et il y a le risque de se faire attraper et renvoyer, dit Zainullah. Mais aujourd'hui, je ne sais plus. Je peux partir seul en m'endettant et tenter de régulariser ma situation une fois arrivé. Je me dis que c'est la dernière solution qui me reste. Si je ne pars pas, je suis mort.»

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