Medical personnel work in the emergency room of Hopital de la Timone hospital in Marseille on January 11, 2017.
French hospitals are being stretched to their limits by a major flu epidemic sweeping the country, France's health authorities warn. Thousands of mostly elderly people have been admitted due to a winter outbreak of a virulent strain of the virus known as H3N2.
 / AFP PHOTO / BORIS HORVAT

Pour de nombreux soignants de la Timone, le centre hospitalier marseillais traverse une crise économique et humaine sans précédent.

AFP

C'est un dédale de bâtiments sans charme, desservis par des trottoirs chevauchés par des voitures mal garées. Des routes parsemées de plaques de tôle, de poubelles, d'arbres rebelles, et d'une signalétique qui rappelle au visiteur qu'il est bien dans l'enceinte d'un hôpital : la Timone, à Marseille. Le troisième CHU de France. Il y a six mois, un drame s'est déroulé dans la "zone 7", où se trouvent la médecine légale et l'entrée de la morgue. Avec leur bébé sans vie dans les bras, Marine et Julien y ont erré pendant plusieurs heures, à la recherche de la chambre mortuaire. Un drame qu'ils ont raconté dans La Provence, comme pour exorciser la perte de Lilou, trois jours, emportée par une malformation cardiaque.

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Le troisième étage du nouveau bâtiment de réanimation pédiatrique où Lilou est décédée ne possède pas d'espace pour accueillir la dépouille de l'enfant. Dans leur chambre, les parents endeuillés attendent qu'une brancardière trouve un couffin, destiné au transport des nouveau-nés. En vain. Dans le même temps, aucune ambulance n'est disponible pour assurer le transport jusqu'au dépositoire, situé à 700m de là. Excédée, Marine décide de prendre sa fille dans ses bras et d'entamer sa marche funèbre. Son récit est insoutenable. Elle finit par trouver la chambre mortuaire, accompagnée par la brancardière. Mais sur place, personne ne lui ouvre les portes, fermées après 17h.

Inversion de cadavres

Cette histoire a trouvé un écho funeste à la fin du mois de février. Cette fois, deux corps ont été inversés lors d'une incinération à la morgue. Une famille a assisté aux funérailles d'un bébé qui n'était pas le sien. Quelques semaines plus tôt, c'est le corps d'un homme de 70 ans qui était inhumé par erreur, après un nouvel échange dans les frigos de la Timone. Deux incidents de plus, de trop, pour l'établissement marseillais qui s'est spécialisé dans la publication des communiqués de crise. Marine et Julien ont été reçus par la direction générale de l'AP-HM (l'assistance publique des hôpitaux de Marseille, qui regroupe la Timone, l'Hôpital Nord, la Conception et Sainte-Marguerite), mais ne peuvent se contenter des explications évoquant un "enchaînement de dysfonctionnements". Rien ne peut atténuer leur colère, ni les excuses, ni les mesures correctives annoncées depuis par l'hôpital.

En urgence, une salle dédiée au recueillement a bien été ouverte. Un accompagnement psychologique et une meilleure information sont censés être prodigués aux familles. Parallèlement, une enquête a été diligentée par l'Agence régionale de santé. Elle doit vérifier ce qu'il s'est passé dans "l'organisation, le fonctionnement et les locaux" de la chambre mortuaire. Ses conclusions ne seront pas rendues avant un mois. Mais du côté de la Timone, personne n'en attend grand chose, si ce n'est un rappel des recommandations en matière d'accompagnement des familles endeuillées.

Cafards et punaises de lit

Pour une partie du personnel soignant, ces trois épisodes dramatiques illustrent une réalité bien plus large. Dans cet hôpital, c'est l'institution elle-même qui semble en phase terminale, affaiblie au-delà du supportable par des finances exsangues, comme le relevait déjà en 2015 un rapport de l'Igas (l'Inspection générale des affaires sociales). "Comment vous dire... On n'est même plus étonnés, se désole Yves Castino, aide-soignant et délégué CGT. Cela dénote de dysfonctionnements importants dans plusieurs domaines." D'abord, des locaux inadaptés. "Dans un service de réanimation pédiatrique, normalement, il doit y avoir un lieu, une chambre, permettant à la famille de se recueillir. Mais jusqu'au drame [et aux mesures qui en ont découlé], les gens devaient se débrouiller." Le service en question a été transféré récemment dans un immeuble neuf, mais le reste des locaux présente des signes d'insalubrité.

A gauche, le nouveau bâtiment de l'hôpital de la Timone, à Marseille. A droite, l'ancien.

A gauche, le nouveau bâtiment de l'hôpital de la Timone, à Marseille. A droite, l'ancien.

© / RS

Dans certaines chambres, les familles doivent parfois s'accommoder de fauteuils éventrés, de tables de nuit cassées et composer avec les cafards ou les punaises de lit. "Vous vous demandez si vous n'êtes pas dans la brousse", se désole Aïcha*, infirmière encore en activité. Elle dénonce des locaux en ruine : "Quand on voit l'état des chambres en neuro... La peinture qui tombe, les douches vétustes jamais rénovées, la lumière, les stores, qui ne fonctionnent pas, des trous dans le sol... On aimerait que ce soit réparé, mais ça ne vient pas." À vrai dire, tous les étages ne sont pas logés à la même enseigne. Au 3e (chirurgie de la main), 7e (médecine interne) et 10e (cardiologie), tout est refait à neuf. Des projets sont aussi en cours pour la médecine nucléaire, le laboratoire ou les urgences neuro-vasculaires, la direction promettant un service "flambant neuf" en 2020.

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En revanche, quand une vitre est cassée en psychiatrie, "on ferme les volets. Et ça peut prendre des mois avant que le carreau soit réparé", embraye Audrey Jolibois, déléguée FO. La nuit, au pied des bâtiments, ce sont les rats qui s'invitent pendant les pauses cigarettes. Le soir de la mort de Lilou, la maman éplorée avait décrit le ballet des rongeurs, attirés par les poubelles, à quelques mètres de la porte du dépositoire.

Tout au bout de cette route étroite, le dépositoire de l'hôpital de la Timone, à Marseille.

Tout au bout de cette route étroite, le dépositoire de l'hôpital de la Timone, à Marseille.

© / RS

Pénurie de matériel et de médicaments

Le matériel vient aussi à manquer. L'AP-HM, qui centralise les achats pour les hôpitaux de la ville, peine parfois à payer ses fournisseurs, selon les syndicats. "Il y a des retards de règlements qui vont au-delà du raisonnable, dénonce Yves Castino [accusation confirmée par l'AP-HM pour des produits non vitaux]. Du coup, la pénurie peut atteindre toute sorte de matériels : des pansements, des couches..."À l'heure de faire les lits, les soignants adoptent bien souvent la technique du "dessus-dessous". Au lieu de changer deux draps, "vous changez le drap de dessous et vous mettez le drap de dessus, dessous", indique un infirmier, dépité. Parfois, le personnel est contraint d'acheter son matériel pour travailler. "Il nous manque des tensiomètres. C'est le b.a.-ba du métier !"

La pénurie peut même toucher les médicaments. Pour soigner les malades, on leur demande alors d'apporter eux-mêmes leur traitement à l'hôpital. Ou on passe par le système D, décrit Audrey Jolibois : "On demande la Carte Vitale du patient et on va acheter nous-mêmes le sirop à la pharmacie de ville. C'est arrivé dans le service d'endocrino, pour les diabétiques, on n'avait plus de sirop sans sucre."

Sale, indigne, honteux, les qualificatifs ne manquent pas dans la bouche des agents, au bord de la crise de nerfs. Ces derniers mois, le taux d'absentéisme a atteint 10% des soignants dans l'établissement [sur un total de 4000 agents]. La médecine du travail tourne à plein régime pour gérer les burn-out et les crises de larmes en réunion. "Dans plusieurs services, on est en sous-effectif de manière récurrente. On est en tension constante", abonde Aïcha, habituée aux changements de plannings et aux rappels de dernière minute en période de repos. "Psychologiquement, c'est très pesant. On est censés n'être rappelés qu'en cas d'urgence." L'urgence étant désormais la norme à la Timone, où de nombreux soignants cumuleraient des centaines d'heures de repos sans pouvoir les prendre.

Opérations reportées

Face à cette crise, certains ont développé une forme de "surprésentéisme", explique Yves Castino. Des salariés culpabilisent à l'idée de laisser leurs collègues travailler seuls. A certains étages, il n'est plus possible d'assurer des opérations dans les temps. L'été dernier, les reports se sont multipliés. "Beaucoup d'enfants viennent de Corse pour se faire opérer, témoigne Audrey Jolibois. Et le matin, on vous annule l'opération. Donc vous repartez. Pour certaines familles, c'est arrivé trois, quatre fois. On prend l'urgence, on ne met pas en péril la santé de l'enfant. Mais on reporte et on paye."

Cette inquiétude quant à la dégradation de l'offre de soins, le professeur Fabrice Michel, en poste depuis trois ans, la balaye d'un revers de main. Chef du service de réanimation pédiatrique, il a particulièrement mal vécu les accusations de ces dernières semaines. "On espère peut-être faire du bien à tout le monde en dénonçant les dysfonctionnements. Mais en réalité, on pointe des services qui essayent de bien fonctionner, de s'améliorer en permanence", tonne-t-il. La médiatisation de certaines affaires à forte charge émotionnelle aurait des effets "catastrophiques" dans son service, "en difficulté" depuis plus d'un an.

"Comme dans les accidents d'avion"

Pour lui, une double mise au point s'impose. D'une part, le cas d'échange de bébés décédés ne concerne pas la "réa", mais uniquement la médecine légale, un autre service de l'hôpital [qui n'a pas répondu à nos sollicitations]. Dans l'affaire de la maman errant dans les couloirs avec le corps de son bébé, il tient à apporter un éclairage : "Des amalgames ont été faits avec des dysfonctionnements administratifs, organisationnels, qui ne dépendent pas du service." Comment les expliquer ? "C'est comme dans les accidents d'avion. C'est une multitude de petits événements où chacun croit bien faire et finalement, ça aboutit à un drame pour les familles."

La salle d'attente du service de réanimation pédiatrique, à l'hôpital de la Timone.

La salle d'attente du service de réanimation pédiatrique, à l'hôpital de la Timone.

© / RS

Il poursuit : "On n'a pas trouvé le couffin à ce moment-là, ce n'est pas quelque chose de dramatique. L'ambulance n'était pas là... Chaque événement, de façon isolée, n'aurait pas fait de vague. On est désolé de tout ça. On a une cinquantaine de décès par an. Ça ne se passe jamais comme ça. Ce qui a eu lieu au dépositoire est abominable, effectivement, mais la maman n'aurait jamais dû arriver jusque-là." La faute à pas de chance, en somme, même s'il reconnaît une "responsabilité de l'institution", qui ne serait pas liée à ses problèmes de restructuration.

Un milliard d'euros de dette

En clair, il n'y a pas forcément une mesure d'austérité derrière chaque drame. Mais le gouffre financier auquel la Timone doit faire face est pourtant connu. L'État a déjà sommé l'AP-HM et son navire amiral de réduire la voilure. Montant de la dette : pas loin d'un milliard d'euros (950 millions, selon la direction). Pour un déficit de 41,6 millions en 2016. Dans le cadre d'un plan d'aide étatique, 300 millions d'euros devraient être versés d'ici 2025 pour moderniser l'ensemble des structures de l'AP-HM. Ceci afin de mettre aux normes l'un des immeubles de la Timone et lui offrir une maternité digne de ce nom. Mais des contreparties sont aussi demandées : les établissements marseillais doivent faire des économies, même si cela passe par la suppression de 800 à 1000 postes - des départs à la retraite non remplacés -, essentiellement sur les secteurs administratifs, logistiques et techniques, précise la direction de la Timone.

Chaque service, y compris les réanimations, sent une pression pour répondre aux attentes d'en haut. Avant l'été, la ministre de la Santé Agnès Buzyn doit préciser l'importance des efforts demandés, dans le cadre d'une refonte globale du système hospitalier français. Les syndicats, eux, restent sur une ligne assez claire. L'hôpital a besoin de bras, de postes, des personnels, et de temps pour soigner dignement ceux qui sont frappés par la maladie. Dans le cas inverse, c'est l'institution elle-même qui risque d'être placée dans un état critique.

* Le prénom a été changé à la demande de l'intéressée.

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