Exceptionnalisme : la diplomatie du chacun pour soi
En se dégageant des affaires internationales, Donald Trump donne un sens nouveau à l’exceptionnalisme américain. Mais, dans un monde où de plus en plus de pays se veulent exceptionnels, c’est l’idée de règle commune qui en pâtit.
« America first ! » Le mantra du président américain n’en finit pas de secouer les relations internationales, entre mesures protectionnistes et attentisme sur plusieurs dossiers internationaux. Jusqu’à son arrivée au pouvoir, le monde vivait sous la règle de l’exceptionnalisme américain. Les dirigeants des États-Unis étaient convaincus que la singularité de leur nation entraînait une responsabilité toute spéciale dans les affaires du monde. Sur quoi repose ce sentiment ?
À son retour des États-Unis, le philosophe français Alexis de Tocqueville affirme que « la situation des Américains est entièrement exceptionnelle » (De la démocratie en Amérique, t. II, 1840). Ce qu’il juge « sans exemple dans le monde », c’est la rencontre entre « un peuple très ancien et très éclairé » et « un pays nouveau et immense dans lequel il peut s’étendre à volonté ». Mais, outre une situation géographique qui met cette nation presque à l’abri de toute attaque et la liberté qui y règne sur les plans social et économique, c’est la nature démocratique de son projet, pur de tout passé monarchique, qui rendrait ce pays différent de tout autre. Comme l’explique le chercheur en sciences politiques Francis Fukuyama, « depuis toujours, les Américains ont considéré leurs institutions politiques non comme de simples produits de l’histoire, adaptés exclusivement aux peuples de l’Amérique du Nord, mais comme l’incarnation de certains idéaux et aspirations universelles destinées à s’étendre un jour au reste du monde » (trad. fr. « L’Exceptionnalisme américain et la politique étrangère des États-Unis », Politique américaine, 37/2005).
Ce sentiment d’exception a donné naissance à une doctrine politique, à un « isme » assumé. Qu’on l’accuse d’idéalisme ou au contraire de cynisme, d’arrogance ou de délire religieux, l’exceptionnalisme a sous-tendu la politique étrangère américaine, surtout depuis l’attaque de Pearl Harbour en décembre 1941. Servis par une armée sans équivalent, les États-Unis, comme ils l’ont montré durant les deux guerres mondiales, se sentent investis de la mission de protéger la démocratie menacée. Certes, l’aigle américain a parfois confondu l’idéal de protection avec la défense la plus brutale de ses intérêts, que ce soit en Amérique latine ou au Moyen-Orient. Cela n’a pas empêché Barack Obama d’affirmer en 2012 que « les États-Unis ont été et seront toujours la nation indispensable dans les affaires du monde ».
Avec Donald Trump, le sens du terme d’exception est inversé. Tandis qu’être exceptionnel, dans le paradigme traditionnel, impliquait une série de devoirs envers le monde, il s’agit désormais de considérer en priorité son intérêt, même au détriment du bien collectif et des règles communes. Ce terme ne vient-il pas du latin exceptare, qui signifie « retirer à tout instant » – de l’accord de Paris sur le climat, de la participation à certaines instances des Nations unies, etc. ? Pour résumer, être exceptionnel obligeait. Lorsque l’on parle « d’exception culturelle française » dans les négociations commerciales internationales, c’est au nom d’une mission culturelle prétendument universelle. Désormais, être exceptionnel autorise.
Mais cet appauvrissement du sens de l’exception, qui marque la présidence de Donald Trump, accompagne un mouvement plus large, qui tend à vider ce concept de son sens. Depuis quelques années, plusieurs grands pays affirment leur exceptionnalité politique et culturelle. Vladimir Poutine se pique d’incarner un nouveau type de démocratie, fondée sur l’adhésion à un projet nationaliste incarné par un guide charismatique. Xi Jinping vient de briser la règle de la limitation à deux mandats présidentiels et s’apprête à devenir le leader réalisant le « rêve chinois ». Recep Tayyip Erdoğan joue à la fois sur la mémoire ottomane et la mythologie d’Atatürk pour exalter une Turquie qui ne serait ni européenne ni sous influence américaine. Ces dirigeants revendiquent l’exceptionnalité de leur pays, ce qui leur permet de ne pas obéir aux standards communs en terme de démocratie. Enfin, si l’exceptionnalisme old fashion pouvait pousser les États-Unis à abuser de leur puissance, les nouveaux exceptionnalismes, exclusifs et nationalistes, se posent en s’opposant aux autres puissances.
L’exception n’a donc plus rien d’exceptionnel. Mais si, selon l’adage, elle confirme la règle, l’inflation des exceptionnalismes tend à faire disparaître toute convention commune. Il y a donc de fortes chances que les relations internationales se dirigent vers un clash des exceptionnalismes.
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