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Aktrolls, l’autre armée du gouvernement turc

En Turquie, le parti au pouvoir, l’AKP, fait aussi la guerre sur les réseaux sociaux. Leurs « Aktrolls » se comportent comme une milice du web : ils surveillent, dénoncent les paroles jugées trop critiques et lynchent les opposants.
Image : ADEM ALTAN / AFP

On avait beau être fin mars, il faisait froid à Istanbul. Un froid de canard, même. Mais pas de quoi empêcher quelques irréductibles de danser devant le porche d’entrée de l’immense prison de Silivri, à 150 kilomètres d’Istanbul. Quelques heures plus tôt, un tribunal avait ordonné la remise en liberté de leurs proches, 21 journalistes. « On se disait que c’était fini, qu’on n’aurait plus à se rendre à Silivri désormais », sourit une femme de détenu. Mais leurs proches n’apparaîtront jamais. À leur sortie de prison, ils ont été directement conduits au poste de police. Et arrêtés, une nouvelle fois. Pendant quelques heures, le temps pour les familles de quitter le tribunal et de se rendre devant la prison, une folie furieuse s’était emparée de certains utilisateurs de Twitter. Et un nouveau mandat d’arrêt a été délivré contre eux.

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« Ces traîtres ne verront pas la lumière. Ils vont tous pourrir en prison. Soyez tranquille, nos juges et nos procureurs, qui sont des patriotes, font du mieux qu’ils peuvent. »

« Si ces traîtres ne sont pas ré-arrêtés, quelqu’un paiera le prix fort. Je le dis en connaissance de cause. ça va être le bordel. »

« Les juges et le procureur qui ont fait libérer ces membres de Fetö seront limogés. L’Etat prendra cette décision. Ils devraient le savoir. »

C’était la première fois, depuis le coup d’Etat raté du 15 juillet 2016, que des journalistes étaient à nouveau arrêtés, après avoir été libérés par une cour de justice. Les juges qui avaient décidé de les libérer ont été suspendus. Et l’événement a laissé des traces. Six mois plus tard, quand Tunca Ögreten, journaliste également, est libéré après onze mois derrière les barreaux, il a du mal à y croire. « J'ai dit à mes compagnons de cellule de ne pas trop se réjouir, raconte-t-il. Je me disais qu’ils pouvaient commencer une campagne sur les réseaux sociaux ou que la police allait à nouveau débarquer chez moi en pleine nuit pour me remettre en prison. »

« Grâce aux trolls, on ne peut pas accuser l’AKP d’être directement impliqué »

Les « ils » que Tunca Ögreten désigne portent un nom : les Aktrolls, sobriquet qui a été donné aux supporters du parti au pouvoir, l’AKP (parti de la Justice et du développement, islamo-conservateur, au pouvoir depuis 2002 en Turquie), qui sévissent sur les réseaux sociaux. Pas facile d’écrire à leur sujet : rien ne filtre au niveau officiel et certains opposants s’en méfient. « Certains me font peur. Un de mes collègues a été attaqué sur Twitter et aujourd’hui il n’a plus de travail », indique l’un d’eux .

Certains sont des fanatiques purs et durs. Mais d’autres, selon des documents qui ont fuité, seraient plus « officiels ». Ils auraient un (ou des) bureau(x) et seraient payés pour lancer des campagnes de lynchage. Le gouvernement turc, qui opère une répression forcenée sous prétexte de lutter contre les commanditaires du coup d’État manqué, qu’il soupçonne de graviter autour du prédicateur Fethullah Gülen (plus de 150 000 personnes ont été renvoyées ou suspendues à travers le pays, et 50 000 autres ont été arrêtées pour leurs liens présumés avec la mouvance güléniste), mène aussi son combat sur le terrain numérique. Dans la ligne de mire des Aktrolls : les supposés affiliés à la galaxie Fethullah Gülen, mais aussi les opposants politiques, les Kurdes, ou tous ceux qui osent critiquer la ligne officielle du gouvernement sur Twitter.

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Alors qu’en Russie, de nombreux articles font état d’une riposte étatique institutionnalisée, en Turquie, rien de tel. « Les choses semblent plus décentralisées, indique Erkan Saka, professeur à l’université Bilgi d’Istanbul, un des rares à avoir publié un article sur les AKtrolls. S’il existait un bâtiment officiel chargé du lynchage des opposants, ça se saurait. Difficile de ne pas trouver quelqu’un qui parle en Turquie. » Les choses s’organisent plus indirectement, à l’aide de groupes Whatsapp, par exemple, pour cibler tel ou tel tweet. Une autonomie qui laisse davantage de marge de manoeuvre aux trolls. La méthode est commode pour le pouvoir : « Grâce aux trolls, on ne peut pas accuser l’AKP d’être directement impliqué », explique Erkan Saka.

Lyncher les opposants à coups de hashtags ou de bots

Tout a commencé en 2013, quand les événements du parc Gezi ont enflammé une partie de la jeunesse turque. Alors que les manifestants sont très actifs sur les réseaux sociaux, le gouvernement inaugure en grandes pompes un immeuble de 6.000 employés, « l’agence numérique de Turquie » et recrute des geeks, pour la plupart issus des rangs des jeunesses AKP. Une sorte de « cellule riposte » officielle, qui se charge à l’époque de « rétablir la vérité » des autorités à coup de hashtags, de bots et de montages Youtube. Et accessoirement, de lyncher les opposants. « Un jour, j’ai tweeté quelque chose de critique contre le gouvernement et j’ai été pris pour cible, raconte Tunca Ögreten. J’ai reçu des centaines de messages, mon portable n’arrêtait pas de sonner. On me disait qu’on allait me décapiter, me tuer, me casser les jambes, on m’a traité de fils de pute… Certains messages étaient de simples copiés-collés. »

Plusieurs journalistes décident alors d'enquêter sur eux. « J’ai été surpris de voir autant de hauts-fonctionnaires impliqués », explique Abdullah Bozkurt, ancien rédacteur en chef de Today’s Zaman, soupçonné de liens avec la galaxie Gülen, aujourd’hui réfugié en Suède. Entre autres, Süleyman Soylu, actuel ministre de l’Intérieur, Taha Ün, époux de la conseillère privée de Emine Erdogan (la femme du président), ou, au centre de la galaxie, Mustafa Varank, conseiller du président. « J’ai tenu à révéler leurs noms parce que j’ai reçu toutes sortes de messages diffamants ou menaçants, tentant de m’intimider ou de me réduire au silence », affirme ce dernier.

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Des gaffes gouvernementales mettent aussi à jour l'existence des Aktrolls. En février 2014, sur des bandes piratées, on peut entendre la fille d’Erdogan, Sümeyye, demander à Mustafa Varank, de mettre « nos trolls » sur le coup pour l’aider à lancer une campagne. Un autre jour, un candidat AKP se désole de l’échec de l’une de ses opérations, alors même qu’il avait « embauché quarante trolls. »

Force de surveillance

Mais depuis la tentative de coup d’Etat, aucune information ne filtre sur les AKtrolls. « L’agence numérique de Turquie a très probablement fermé au bout d’un ou deux ans, croit savoir le chercheur Erkan Saka. Aujourd’hui, difficile de savoir s’ils sont payés. Je pense que beaucoup le sont indirectement, en étant par exemple employés dans une firme ou une administration pro-gouvernementale. On trouve aussi beaucoup d’étudiants. » D’autres seraient à la ville des personnalités célèbres qui recevraient des instructions du gouvernement ou des services de renseignement pour s’en prendre à tel ou tel opposant. « C’est extrêmement difficile d’avoir des informations, admet Abdullah Bozkurt. Certaines de mes sources m’ont indiqué qu’elles pouvaient être payées par des fonds discrétionnaires du gouvernement, mais la plupart du temps, elles étaient payées par des mairies ou des administrations locales tenues par le parti au pouvoir, l’AKP. »

« Il est probable que le groupe se soit transformé en force de surveillance pro-gouvernementale. Ils identifient les critiques et les attaquent, croit savoir le journaliste Efe Kerem Sözeri, réfugié aux Pays-Bas, qui a écrit de nombreux articles sur le sujet. Tout le monde promeut ses tweets ou son activité, ou achète des bots, rien de neuf sous le soleil. Mais ce qui est différent ici, c’est que les ressources de l’État sont utilisées ; ce sont des fonctionnaires qui lancent des campagnes. Et il peuvent avoir un vrai pouvoir coercitif en Turquie. » Car c’est là la principale force de ces trolls : « Ils ont un impact sur la politique. S’ils vous ciblent, vous ou votre travail, ça veut souvent dire que des officiels vont s’emparer de votre dossier, résume Erkan Saka. Ils agissent comme un outil de surveillance. »

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« Beaucoup de comptes sont anonymes. Mais quand on enquête sur eux, on finit par trouver qui tient les rennes, indique Abdullah Bozkurt. Le problème, c’est qu’ils sont protégés par le gouvernement. Alors ils agissent en toute impunité. » Par exemple, la police belge a dernièrement trouvé que des messages menaçants envoyés à des journalistes exilés dans le pays étaient envoyés depuis l’ambassade de Turquie (l'ambassade a démenti). Le journaliste Efe Kerem Sözeri a également démontré que l’ancien gouverneur de la province kurde de Beytüşşebap avait tweeté un message officiel par erreur depuis un compte anonyme anti-PKK, le mouvement armé qui milite pour l’autonomie du Kurdistan en Turquie.

« Pourquoi ne fait-elle pas de commentaire positif ? »

Les Aktrolls font désormais partie du quotidien des opposants, qu’ils soient journalistes, écrivains ou acteurs connus. Tous savent qu’ils peuvent devenir rapidement une cible sur Internet. « À chacun de mes tweets, on me traite de sale kurde, de fils de pute, de terroriste », se résigne un avocat originaire des territoires kurdes, quand d’autres s’attendent à recevoir un torrent d’insultes à chacuns de leurs articles : « C'est bizarre, les Aktrolls n’ont encore rien dit sur cet article. Probablement parce qu’ils ne l’ont pas compris », plaisante l’un d’eux. « On a piraté notre compte Twitter pendant plusieurs semaines, le hacker a tenté de récupérer nos followers, et de tweeter son propre contenu, raconte une activiste vidéo très suivi. Et à chacun de nos tweets ou de nos lives, on est copieusement insultés. » « Ce qui m’énerve le plus, c’est quand on me dit que je suis un mauvais journaliste, grommelle le journaliste Tunca Ögreten, quand Abdullah Bozkurt craint les menaces qui visent sa mère, restée en Turquie. « Là, on se sent totalement impuissant », soupire-t-il.

Certains, chanteurs, acteurs et activistes ont quant à eux quitté le réseau social, lassés des insultes. « Les AKTrolls réduisent la parole de ceux qui sont critiques sur les réseaux sociaux » résume l’universitaire Erkan Saka. « Tout le monde est intimidé, même les citoyens ordinaires s’auto-censurent avant d’exprimer une opinion critique », renchérit Efe Kerem Sözeri.

« Je quitte Twitter. Je ne peux plus tolérer un tel niveau de haine et de menaces. Au revoir. »

La situation empire depuis mi-janvier et l’offensive menée par la Turquie à la frontière syrienne, à Afrin (Syrie). Plus de 600 personnes ont été arrêtées pour leurs publications sur les réseaux sociaux. « Même si leurs tweets ne sont pas toujours suivis d’actes, ils intimident, reprend Tunca Ögreten. Et ils ne se content plus de critiquer les points de vue divergents. Dernièrement, ils ont pris pour cible une actrice en demandant « Mais pourquoi ne fait-elle aucun commentaire positif sur l’opération de Afrin ? » Ils ne se contentent plus de critiquer les opposants. Ils demandent de soutenir activement la politique menée par le pays. »

Reste une question : « Ce que je me demande, c’est ce qu’ils vont devenir si le régime tombe, conclut Tunca Ögreten, en nous regardant droit dans les yeux. L’AKP emploie de nombreux soutiens, qui sont actifs sur Twitter, mais qui travaillent aussi dans l’administration, la santé, la construction… Si l’AKP tombe, les rues seront remplies de chômeurs. Qui sont aussi de sacrés bâtards. »