Labile ego
L’écrivain local que je suis a eu le malheur, pour des raisons probablement liées à son narcissisme exacerbé, quoique toujours fragile et douloureux, d’écrivain local ou, à l’opposé, sous l’effet de son humilité en tout point pathétique d’écrivain local se sentant absurdement flatté d’être appelé chez lui par un journal local – et aussitôt désireux de se mettre comme au garde-à-vous devant celui-ci, peut-être également en raison d’un goût ancien déjà pour l’art du théâtre chaque jour heurté, mortifié, violenté par ce qui est montré un peu partout de nos jours et semble comme destiné, sous la forme de performances insensées ou de manifestes bruyants et maladroits, à l’exportation vers des publics nippons, coréens ou plus largement asiates n’ayant rien demandé de tout cela, mais aussi, enfin et au titre d’hypothèse ultime, poussé par des raisons liées à ses origines partiellement autrichiennes et comme antagonistes de l’ancrage local de l’écrivain local, de vous répondre qu’il tenterait d’écrire un texte sur l’écrivain et dramaturge autrichien Thomas Bernhard. Une longue période, comparable en tout point à quelque représentation molle et abstraite du néant, suivit cette malheureuse décision, ponctuée de votre côté de rappels plus ou moins bienveillants adressés sous des formes diverses à l’écrivain local mais toutes chargées d’une insistance probablement destinée à flatter, en apparence, à blesser, en vérité, l’amour-propre aussi bien que le labile ego – un jour en haut, un jour en bas – de l’écrivain local; de fuites et d’échappatoires, ceux-ci du côté de l’écrivain local, de demandes de reports, de suggestions de différés, et de promesses de livraison non tenues.
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Un travail inachevé
L’acceptation aveugle et inconsidérée d’un mandat aussi exigeant et par conséquent voué à un échec certain, échec de nature à détruire littéralement une carrière déjà peu reluisante, et à précipiter l’écrivain local dans une des médiocres institutions psychiatriques ayant pour mission de tenir loin de leurs congénères les aliénés locaux, une telle acceptation donc de la part de l’écrivain local dit bien à quel point un tel personnage a perdu la boussole de sa vie aujourd’hui. Sans cesse déchiré entre des activités souvent honteuses voire abjectes quoique lucratives d’un côté, de vagues créations à peine moins médiocres d’un autre côté, mais celles-ci comme destinées à le mettre sur la paille et à livrer sa famille entières aux aides toujours parcimonieuses, insuffisantes et, il faut le dire, pleines d’une veule radinerie, et toujours accordées comme de mauvaise grâce par des fonctionnaires invariablement désagréables et hautains, l’écrivain local ne pouvait, c’était comme écrit d’avance, comme garanti sur facture pourrait-on dire, ne pouvait donc se livrer aux longues et exigeantes recherches sur la personnalité comme sur le style et la philosophie de Thomas Bernhard que ce mandat aveuglément consenti devait forcément, et ceci, sans possibilité aucune d’évitement ou de dérogation, entraîner. Textes en chantier, ouvrages de Thomas Bernhard jonchant le sol, suppositions ridicules sur l’essence de cette œuvre griffonnées sur des morceaux de papier aussitôt jetés à la poubelle, santé plus chancelante que jamais, enfin, offerte comme une sorte de spectacle forain à une famille déjà marquée par les aléas de la vie, voilà dans quel bourbier ridicule l’écrivain local se trouve aujourd’hui. Il vous livre, Madame, dans une sorte d’éructation première et finale à la fois, dont on ne sait si elle relève du désir de sauver une réputation déjà largement entamée, ou au contraire d’offrir, dans une volonté proprement suicidaire, cette même réputation et celle de sa famille à un opprobre aussi légitime que cruel, la première et ultime phrase de ce travail qui restera à jamais inachevé.
Thomas Bernhard n’est pas un écrivain. Il est une maladie contagieuse.
Antoine Jaccoud

Licencié en sciences politiques, Antoine Jaccoud est dramaturge et scénariste. Il a notamment co-écrit, avec la cinéaste suisse Ursula Meier «Home» (2008) et «L'Enfant d'en haut» (Ours d'argent au festival du film de Berlin en 2012). Antoine Jaccoud enseigne à l'Institut littéraire suisse et vit à Lausanne.
Profil
1957 Naissance à Lausanne.
2002 «Je suis le mari de Lolo», dessins de Massimo Furlan, (Humus).
2006 «En attendant la grippe aviaire et autre pièces» (Bernard Campiche).
2009 «Fertig Schnätz!» (Teaterverlag Elgg).
2014 «Adelboden», dessins d'Isabelle Pralong, (Humus).
2017 «Adieu aux bêtes» (Éditions d’autre part).