Interview

Olivier Pliez : «Avec le bas de gamme et la contrefaçon, la mondialisation s’installe au plus près des pauvres»

Les géographes Armelle Choplin et Olivier Pliez ont suivi à travers le monde les vêtements, jouets et autres extensions de cheveux de leur lieu de fabrication jusqu’au marché où ils sont vendus. Ces objets sont les indices d’une «mondialisation des pauvres» qui s’étend jusque dans les pays occidentaux.
par Thibaut Sardier, Dessin SIMON BAILLY
publié le 6 avril 2018 à 17h26

Peut-on parler de mondialisation sans passer par Wall Street, Davos, et tous les hauts lieux qui en sont habituellement les symboles ? Oui, répondent les géographes Armelle Choplin et Olivier Pliez dans la Mondialisation des pauvres (Seuil, La République des idées, 2018). Délaissant Manhattan ou la City de Londres, ils se sont rendus en Afrique du Nord et dans le golfe de Guinée, mais aussi en Turquie et en Chine, pour montrer que des espaces pauvres, que nous croyons exclus de la globalisation économique, ont aussi leurs réseaux internationaux. A défaut d’actions et de flux financiers, ces circuits voient transiter des produits bas de gamme : vêtements, électroménager, tongs, extensions de cheveux ou encore parpaings et ciment.

En retraçant les parcours de ces objets, ils dessinent les réseaux d’une «mondialisation par le bas», de plus en plus sophistiqués et de plus en plus étendus. Né au cours des années 90 dans les marchés installés dans de nombreuses villes méditerranéennes comme Marseille, ce commerce à bas prix explose dans des métropoles chinoises d’envergure mondiale, où les produits bas de gamme s’exportent par conteneurs entiers. Olivier Pliez revient sur les logiques d’organisation de ce commerce.

Vous présentez cette «mondialisation par le bas» en suivant des objets à travers le monde. Comment les avez-vous choisis ?

Nous avons sélectionné ceux qui révélaient l’étendue des réseaux à travers le monde. Nous racontons ainsi comment un homme d’affaires a fait fortune grâce aux extensions de cheveux artificiels : simple revendeur de mèches à Barbès dans les années 80, il est ensuite devenu le principal revendeur pour l’Europe, avant d’installer ses propres usines au Bénin puis au Nigeria, où il emploie 7 000 personnes ! Cet exemple de réussite économique, où des produits fabriqués en Afrique se vendent en Europe, nous pousse à sortir de nos schémas habituels : l’Afrique n’est pas seulement un continent pris au piège de la Françafrique ou de la Chinafrique. Certes, la mondialisation est avant tout un rapport de dominant-dominé, avec des riches qui exploitent des pauvres, des Nord qui profitent des Sud. Mais ces espaces pauvres et dominés intéressent le marché car ce sont des lieux de consommation - je pense à des produits neufs mais aussi, par exemple, aux voitures de seconde main en provenance d’Europe - et parfois même des lieux de production d’objets que l’on ne trouve pas ailleurs. Nous essayons donc de montrer comment des marchands, des fabricants, qui ne sont pas les plus armés face à la mondialisation, arrivent tout de même à tirer parti de ces réseaux d’échanges.

Comment a évolué ce commerce au fil du temps ?

Tout a commencé dans les années 80 avec le «commerce au cabas» : des gens se rendaient dans des marchés tel celui de Belsunce à Marseille. Ils achetaient des produits bas de gamme comme des vêtements, des objets électroniques ou du petit électroménager, qu’ils ramenaient à la main au Maghreb pour les rerevendre. Ce commerce est un succès, et la demande se fait de plus en plus forte, à tel point que les marchands augmentent les volumes et achètent les marchandises par conteneurs entiers. Ils vont alors se fournir vers des villes plus grandes : d’abord Istanbul, puis Dubaï, et enfin, des villes chinoises comme Yiwu : véritable ville-marché à deux heures de train au sud de Shanghai, on y trouve des magasins d’usines ouverts 364 jours par an, où l’on peut se fournir en «menus articles», c’est-à-dire des appareils ménagers, des jouets, de la papeterie, des vêtements ou encore des objets religieux. Dans les cafés, des marchands parlent «affaires», dans toutes les langues.

Marseille, Istanbul, Dubaï, et maintenant Yiwu : pourquoi ce commerce se déplace-t-il à l’Est ?

Chaque changement de ville correspond à un élargissement des lieux de consommation, et donc à une augmentation de la demande. A Marseille dans les années 90, le marché alimente surtout le Maghreb. Puis les marchands maghrébins sont partis se fournir à Istanbul, au moment où la chute de l’URSS fait exploser la demande de consommation dans l’aire ex-soviétique. Cette ville offre alors des prix plus intéressants que Marseille. Lorsque Dubaï émerge à son tour, ce sont l’Iran et toute la corne de l’Afrique qui s’ajoutent à la liste des lieux de consommation. Enfin, en Chine, Yiwu est une ville globale, qui vend des produits dans le monde entier. En plus des affiches en arabe ou en russe, on voit aussi des panneaux en espagnol, preuve de la présence de marchands latino-américains.

Les villes qui se font doubler perdent-elles leur rôle commercial ?

A Marseille, le marché de Belsunce a disparu et le quartier est en cours de gentrification. A Istanbul ou Dubaï, villes très internationales, le commerce reste très actif mais répond à des besoins plus spécifiques : par exemple, Dubaï assure des livraisons plus rapides que Yiwu. Plus largement, pour rester en compétition, de nombreuses villes se spécialisent : celles de Malaisie vendent des meubles en bois, celles du Vietnam du textile, etc.

Qu’est-ce qui explique en Chine le succès de Yiwu, bien moins connue qu’Istanbul ou Dubaï ?

Yiwu est connue des grossistes, pas des touristes. Contrairement à ses concurrentes, elle s’est développée pour le marché, alors qu’ailleurs, le marché naissait dans la ville préexistante. A la fin des années 90, Yiwu a fait le choix d’installer des magasins ouverts toute l’année, alors que ses concurrentes chinoises proposaient des foires ouvertes dans un temps limité, ce qui était plus contraignant pour les acheteurs. De plus, elle permet l’exportation sur de petits volumes - l’équivalent d’un demi-conteneur -, ce qui attire des marchands moins fortunés. Et puis, Yiwu a aussi élargi ses gammes de produits, en continuant à vendre du bas de gamme, mais en ajoutant des éléments de meilleure qualité, toujours dans le domaine du vêtement, des jouets, du papier. Il y a quelques années, on y trouvait jusqu’à 90 % de produits de contrefaçon. Ce n’est plus le cas. Cela permet d’atteindre de nouveaux marchés de consommation, jusque dans les pays du Nord ! En France, certaines grandes surfaces discount ou de petites boutiques proposent des produits venus de villes comme Yiwu.

Donc, la «mondialisation des pauvres» concerne aussi les pays riches ?

Oui. On le voit par exemple à El Eulma, le plus grand marché d’Algérie, connu dans tout le Maghreb. On y trouve notamment des vêtements et des fournitures scolaires que tout le monde vient acheter, y compris des personnes qui vivent en Europe mais qui y viennent pendant leurs vacances. Les mêmes types de produits sont ainsi présents en Afrique, en Amérique latine, en Asie du Sud-Est, mais aussi ainsi dans les pays occidentaux : à Yiwu, les Etats-Unis et l’UE figurent en bonne place dans les listes de clients importants. C’est en quelque sorte l’illustration concrète des nouvelles routes de la soie que la Chine étend dans le monde entier. Aujourd’hui, des trains relient Yiwu à Téhéran, mais aussi à Madrid et à Londres ou Budapest. Economiquement, le transport maritime reste moins coûteux, mais c’est un symbole important de l’étendue de sa puissance commerciale.

Ces réseaux commerciaux pourront-ils satisfaire les futurs besoins de l’Afrique, en forte croissance démographique ?

En ce qui concerne le besoin de consommation, oui. Ce sera notamment le cas du golfe de Guinée : cette région portuaire de 30 millions d’habitants, anglophones ou francophones, a de bons atouts pour s’intégrer aux réseaux mondiaux. Pour d’autres zones, comme pour la bordure méridionale du Sahel, ce sera plus dur, même si les grandes capitales de cette zone affichent des publicités pour le port le plus proche, ce qui montre l’existence de lien avec le commerce international. En revanche, les activités économiques ne fourniront pas d’emploi à tout le monde, loin de là.

Votre livre montre des commerçants qui circulent dans le monde entier. Comment analyser les contraintes que leur impose la politique migratoire européenne ?

Tous les spécialistes des migrations disent depuis trente ans : laissez-les circuler ! Les conséquences de la fermeture des frontières européennes sont faciles à mesurer. Dans les années 90 et 2000, Istanbul a attiré de nombreux commerçants qui ne pouvaient pas se rendre en France faute de visa. Aux Etats-Unis, des travaux ont montré la même chose dans les relations avec l’Amérique latine : les personnes avec un double visa circulaient et créaient cette mondialisation. Quand les contraintes de circulation s’accroissent, le commerce ne s’arrête pas, il se reporte. C’est bien ce qu’ont compris les Chinois en créant Yiwu et en y garantissant un bon accueil des marchands maghrébins, et plus largement, arabes.

Avec cette image d’hommes et de produits circulant pour le plus grand bien de tous, ne glisse-t-on pas vers une «mondialisation heureuse» qui néglige la question des inégalités ?

Nous dénonçons cette mondialisation qui est source d’inégalités. Mais nous essayons de comprendre comment elle s’installe au plus près des pauvres pour les inclure dans le marché. Ce n’est pas une mondialisation plus angélique que l’autre, mais on n’en parle pas ou peu, notamment parce qu’il est difficile de quantifier les flux qui circulent, comme on le fait pour les autres lieux de la mondialisation. Il manquait aussi une géographie à ce champ très marqué par les sociologues et les anthropologues, c’est ce que nous avons voulu faire.

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