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ENQUETE. Entre la Turquie et Daech, des échanges de prisonniers qui interrogent

A plusieurs reprises depuis 2014, la Turquie aurait envoyé en Syrie des dizaines de détenus djihadistes, dont des Français, livrés contre des prisonniers de Daech. Des informations recueillies par le JDD confirment ces tractations inavouables qui mettent en cause la coopération antiterroriste avec Ankara.

Guillaume Perrier , Mis à jour le
L'ancien consul turc de Mossoul Ozturk Yilmaz de retour en Turquie, le 20 septembre 2014, après avoir été pris en otage par les troupes de Daech.
L'ancien consul turc de Mossoul Ozturk Yilmaz de retour en Turquie, le 20 septembre 2014, après avoir été pris en otage par les troupes de Daech. © AFP

Tout, dans le parcours de Mohamed depuis son départ pour la Turquie à la fin de l’été 2014, est "abracadabrantesque" : c’est ce que constate l’officier de police qui recueille la première déposition du jeune homme à son retour sur le territoire français, en mars 2015. Mohamed, apprenti djihadiste originaire de Provence, est parti combattre en Syrie comme des centaines d’autres Français. Mais son histoire a de quoi dérouter enquêteurs et magistrats. Arrêté par la police turque en septembre 2014 avant même d’avoir pu passer en Syrie , comme en attestent ses échanges téléphoniques avec l’ambassade de France à Ankara, Mohamed affirme, en effet, avoir été envoyé peu après sur les terres de l’Etat islamique "contre son gré". Livré à Daech le 20 septembre 2014, par les autorités turques, qui le détenaient depuis une douzaine de jours avec des dizaines d'autres prisonniers.

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"Le 19 septembre, un commissaire à Urfa m'a rassuré et m'a dit que j'allais être renvoyé en France le 8 octobre. J'ai prévenu mon père. Mais la nuit suivante, on est venu me chercher. 'Finalement, tu pars maintenant.' Deux policiers en civil qui parlaient parfaitement français m'ont mis dans une voiture. […] Je me suis rendu compte que j'étais en Syrie en voyant le drapeau noir de l'État islamique", raconte Mohamed. Le retour, par le même chemin, sera tout aussi épique. Mohamed est blessé sur le front de Deir ez-Zor, dans l'est de la Syrie, quelques semaines à peine après son arrivée. Et ce sont ses parents et ses deux jeunes sœurs qui viennent en Syrie l'arracher des griffes de l'organisation État islamique et le ramener au péril de leur vie. Les parents, médecins, ont réussi à faire croire à Daech qu'ils venaient pour s'établir sur les terres du califat. Ils ont pu récupérer leur fils, grièvement blessé, et ont exercé pendant plusieurs mois à l'hôpital de Raqqa*. Avant de fuir à travers la frontière turque et d'être rapatriés en France. Depuis, en 2017, Mohamed a été condamné à sept ans de prison. Son procès en appel se tient le 12 avril.

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Les deux policiers francophones m'ont escorté jusqu'à un parking où se trouvaient des minibus. Je suis monté dans l'un, il y avait deux Russes et un Tunisien

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Selon le récit livré par le Français au cours de ses interrogatoires, il s'envole pour la Turquie le 4 septembre et parvient le soir-même dans la petite ville frontalière d'Akçakale, l'un des principaux points de passage pour les djihadistes. Tell Abyad, de l'autre côté de la frontière, est tenue par le califat, dont la capitale, Raqqa, est à moins de deux heures. Errant en pleine nuit, il est arrêté par des militaires turcs et placé en rétention dans le commissariat de la ville. Il prévient sa famille et informe l'ambassade de France de sa situation. Onze jours passent, les parents s'impatientent. Leur fils dit regretter et vouloir rentrer. Le 17 septembre, Mohamed soutient s'être évadé du poste de sécurité d'Akçakale en compagnie de deux Libanais. Mais le 19, selon lui, il est de nouveau interpellé dans la grande ville voisine d'Urfa et retourne à Akçakale. C'est au cours de la nuit suivante que le jeune Français se volatilise pour de bon. "Les deux policiers francophones m'ont escorté jusqu'à un parking où se trouvaient des minibus. Je suis monté dans l'un, il y avait deux Russes et un Tunisien. Nous avons attendu là plusieurs heures. Au bout d'un moment, on nous a demandé de fermer les rideaux. Nous avons redémarré, il y avait tout un convoi, nous avons traversé la frontière au poste principal", raconte-t-il. Son téléphone est coupé et ne "borne" plus après 3 heures du matin. Il est passé en Syrie.

Des soupçons de marchandage

Au même moment, à quelques mètres de là, de l'autre côté de la frontière, se joue le dénouement d'une longue crise diplomatique pour la Turquie. Les 49 otages du consulat turc de Mossoul, capturés par les troupes de Daech lors de leur prise de la ville irakienne en juin, sont libérés après avoir été retenus plus de trois mois par l'organisation djihadiste et avoir changé de lieu de détention à huit reprises, entre Irak et Syrie. Le consul, son épouse, des diplomates et leurs familles, ainsi que des membres des forces spéciales, sont accueillis avec soulagement à Ankara par le président Erdogan et son Premier ministre, Ahmet Davutoglu. "Tôt ce matin, nous avons récupéré nos concitoyens et nous les avons ramenés en Turquie", annonce ce dernier. Selon des sources officielles turques, les otages, arrivés de Raqqa, passent par Tell Abyad et rentrent en Turquie à Akçakale, sous escorte du MIT, les services secrets turcs.

La détention des diplomates a provoqué une profonde crise à Ankara. La Turquie n'a pas retiré ses ressortissants de Mossoul avant l'invasion de Daech, jetant le trouble sur sa stratégie. Les otages ont aussi servi à justifier la prise de distance de ce pays de toute intervention militaire en Syrie ou en Irak, au grand dam de ses partenaires au sein de la coalition anti-Daech. La Turquie, membre de l'Otan, n'autorise pas les avions américains à décoller de la base d'Incirlik. Et sa détermination à endiguer le passage des djihadistes étrangers est mise en doute par ses alliés : en dépit de pressions constantes en cette année 2014, Ankara est soupçonnée de fermer les yeux.

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Vous comprendrez que je ne vous divulgue pas de détails sur les affaires des services secrets. On parle d'un échange ? […] Ce genre de chose est possible

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Dans le même temps, la coopération entre Occidentaux et Turcs connaît des ratés. Ainsi, le 23 septembre, trois jours après la disparition de Mohamed à la frontière, trois djihadistes français sont expulsés par la Turquie. Imad Djebali, Gaël Maurize et Abdelouahed El-Bagdali, trois membres de la cellule d'Artigat (Ariège) et proches de Mohamed Merah, le tueur de Toulouse, sont attendus à l'aéroport d'Orly. La Turquie les fait embarquer sur un vol à destination de Marseille sans en informer Paris. À leur arrivée, les trois individus se promènent librement sur la Canebière avant de se rendre le lendemain. Quelques jours après ce couac, le 26, le ministre de l'Intérieur de l'époque, Bernard Cazeneuve, prend l'avion en urgence pour Ankara pour rencontrer son homologue turc. Au cours de la réunion, celui-ci s'engage à communiquer à la France la liste de ses ressortissants détenus en centre de rétention et à alerter immédiatement les services de renseignement français lorsque l'un d'eux est contrôlé à la frontière turco-syrienne. Une attention bien tardive.

Dès la fin septembre, la presse turque et le quotidien britannique The Times affirment, informations policières à l'appui, que la Turquie aurait fait libérer 180 membres de l'État islamique détenus dans ses prisons, afin de sécuriser le retour de ses diplomates de Mossoul. Parmi ces 180, détaille le journal londonien, figurent deux Macédoniens, deux Suédois, un Belge, un Suisse, deux Britanniques et trois Français. Shabazz Suleman, l'un des deux djihadistes anglais, avait été attrapé par les autorités turques à la frontière et avait "disparu" en 2014. La thèse d'un échange a aussitôt été jugée "crédible" par les représentants du Foreign Office. "Les policiers turcs étaient très sympathiques, ils nous ont acheté des pizzas", déclarera le jeune homme au Times en 2015 en expliquant avoir bien été échangé le 20 septembre. La libération de dizaines de djihadistes, dont des cadres de haut rang, est confirmée par un Yéménite qui a lui aussi servi de monnaie d'échange. La nouvelle est accueillie comme une victoire à Raqqa. Plusieurs autres noms seront rapidement identifiés, tels le Belge Johann Castillo Boens ou le Suédois Emil Magshoud. Mais les diplomaties occidentales restent silencieuses.

Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, ne dément pas vraiment les soupçons de marchandage. Dès le 22 septembre, au cours d'un sommet international auquel il participe à New York en marge de l'Assemblée générale de l'ONU, il est interrogé sur le scénario d'un échange de prisonniers. "Je peux vous dire qu'il n'y a eu ni rançon ni échange de tirs, répond-il. Pour le reste, vous comprendrez que je ne vous divulgue pas de détails sur les affaires des services secrets. On parle d'un échange ? […] Ce genre de chose est possible."

Une liste de 112 noms

Un ancien chef de la police antiterroriste turque en poste à Urfa jusqu'en 2014 accrédite l'existence de cet échange de prisonniers organisé par le MIT. "Cette nuit-là, le QG des services secrets à Urfa, adossé au siège de la Sécurité publique, était particulièrement agité. Nous avons vu des dizaines de personnes, des véhicules, regroupés dans la cour en pleine nuit : c'était les diplomates qui venaient d'être libérés", raconte Ahmet Yayla, à présent réfugié aux États-Unis. Cet épisode des échanges survient au moment d'une guerre interne entre le pouvoir et la confrérie de Fethullah Gülen. "La police avait traditionnellement autorité sur les services. Mais Erdogan a étendu les pouvoirs du MIT, dirigé par un proche, Hakan Fidan. Nous n'aurions jamais laissé faire leurs activités illégales. Moi-même, j'ai fait arrêter des agents du MIT à plusieurs reprises", affirme l'ancien chef de la police antiterroriste locale, désormais accusé de terrorisme.

Qui sont les djihadistes qui ont servi de monnaie d'échange? Quels crimes ont-ils commis une fois relâchés ? Parmi les noms révélés par le Times figurent trois Français : deux hommes, Iliess El-Alami et Qusey El-Hanafi, et une femme, Fatima El-Khayari. Mais pas trace de Mohamed, qui prétend avoir fait partie du convoi. Une note de la DGSI (Direction générale des services intérieurs) datant de 2015 et que nous avons pu consulter affirme bien que "trois individus sont connus pour avoir fait l'objet d'un échange de prisonniers entre le 20 et la fin septembre 2014". Elle les identifie comme Iliess El-Amine, Marwan Saadallah et Mahmoud Boudouaia. Interrogé, Mohamed a reconnu les deux premiers et livré des détails. "Deux jeunes à peu près de mon âge qui se connaissaient et avaient été détenus ensemble à Gaziantep avant d'être envoyés en Syrie la même nuit que moi", précise-t-il.

Extrait de la liste des djihadistes échangés. De gauche à droite : prénom ; nom ; nationalité (réélle ou supposée) et date de naissance ; date d’arrestation ; lieu de détention.

Extrait de la liste des djihadistes échangés. De gauche à droite : prénom ; nom ; nationalité (réélle ou supposée) et date de naissance ; date d’arrestation ; lieu de détention.

(DR)

Une liste partielle de l'échange du 20 septembre 2014, obtenue de source policière, fait apparaître 112 identités détaillées de djihadistes qui étaient détenus dans une dizaine de provinces turques. Ils sont en majorité originaires du Caucase, de Russie, d'Asie centrale, du Xinjiang… Y sont inscrits également les noms des deux Macédoniens, des deux Suédois, du Belge Boens et de la Française El-Khayari. Deux autres noms émergent de cette liste. Ahmed Diini est le petit-fils de l'ancien dictateur somalien Siad Barre. Il revient d'Égypte, où il a passé plusieurs mois en prison en raison de son activisme islamiste. Il est doté d'un passeport néerlandais et fait l'objet d'un mandat d'arrêt américain lorsqu'il est arrêté à l'aéroport d'Istanbul en mars 2014.

Autre grosse prise pour Daech, l'Autrichien Mohamed Mahmoud, alias Abou Oussama Al-Gharib. C'est un vétéran du djihad malgré son jeune âge, 29 ans. Dès 2002, il rejoint Ansar Al-Islam, groupe lié à Al-Qaida, établi dans le nord de l'Irak. En 2007, il est soupçonné par l'Autriche de préparer des attentats et emprisonné. Le groupe Al-Qaida au Maghreb islamique réclame sa libération en échange de celle de deux Autrichiens qu'il retient captifs. Après sa sortie de prison en 2011, il réapparaît en 2013 dans une vidéo dans laquelle il brûle son passeport autrichien, près de la frontière turco-syrienne. Il est arrêté par les autorités turques, mais celles-ci restent sourdes aux demandes d'extradition formulées par Vienne… Quelque temps après l'échange de prisonniers de septembre 2014, Mohamed Mahmoud est devenu un cadre important de Daech. C'est une figure de la mouvance djihadiste issue d'Europe germanophone. On le retrouve dans une vidéo d'exécution tournée en allemand au milieu des ruines de Palmyre en août 2015. L'Autrichien et un acolyte allemand, Abou Omar Al-Almani, abattent deux soldats syriens et menacent l'Allemagne d'attentats en représailles de leur participation à la guerre en Afghanistan. En 2016, le pays connaîtra une série d'attaques terroristes sans précédent avec notamment l'attaque à la voiture-bélier contre le marché de Noël de Berlin.

La carte secrète d'Ankara

Que dire du cas de Qendrim Ramadani, un Suisse d'origine kosovare qui aurait fait partie de l'échange du 20 septembre, selon le Times? Cet homme est l'un des auteurs de la toute première attaque de Daech sur le sol turc : une fusillade à un barrage routier près de Nigde, en Anatolie centrale, commise quelques mois plus tôt, en mars 2014, et qui avait provoqué un vif émoi dans le pays. En compagnie d'un Allemand et d'un Macédonien, Ramadani avait abattu un gendarme et un policier turcs ainsi qu'un chauffeur de camion pour échapper à un contrôle. Le trio a été arrêté et jugé. Le Suisse sera condamné à cinq peines à perpétuité. Mais pour le verdict, en juin 2016, il n'apparaît que par liaison vidéo, depuis la prison, sans répondre à aucune question. Ce terroriste réputé dangereux a-t-il été libéré en catimini et livré par la Turquie avant la conclusion de son procès ? Ramadani figurait sur une liste de prisonniers djihadistes réclamés par l'EI dès le mois de juin 2014. Et les parents du policier tué par le terroriste ont déclaré avoir reçu la visite d'étranges visiteurs, qu'ils soupçonnaient être des agents du MIT, pour les sonder sur une possible libération, ce qui renforce les soupçons.

Ces échanges de prisonniers reposent la question de la coopération antiterroriste avec la Turquie. Car si Ankara est capable d'avoir monnayé l'échange d'un terroriste condamné à perpétuité pour le meurtre de policiers turcs, que fera-t-elle des ressortissants de pays avec lesquels elle est en froid ? Des milliers de djihadistes étrangers interceptés par les autorités turques ont été renvoyés dans leur pays d'origine depuis 2014, Ankara veillant à apparaître comme un partenaire indispensable aux Occidentaux dans la lutte contre le terrorisme. Mais combien d'autres ont pu servir d'arme de négociation à Erdogan? Ce type d'opération se serait en effet répété. En février 2015, soit cinq mois plus tard, la Turquie se retrouve de nouveau en difficulté. Le tombeau de Suleiman Chah, grand-père du fondateur de l'Empire ottoman, dont les restes reposent en Syrie à Karakozak, au bord de l'Euphrate, est menacé par l'Etat islamique. La sépulture, considérée comme un territoire turc souverain en vertu des accords franco-turcs de 1921, est encerclée. La quarantaine de militaires qui la gardent n'ont pas été ravitaillés depuis dix mois. Le 22 février, un accord est finalement trouvé pour l'évacuation de l'enclave. Avec l'aide des Kurdes syriens, 39 chars turcs entrent en Syrie et délivrent leurs soldats. Mais pour convaincre Daech de la laisser mener cette opération, la Turquie aurait secrètement relâché des prisonniers : 89 djihadistes présumés, mais aussi des femmes et de jeunes enfants. Sur cette liste que nous avons pu consulter figurent notamment quatre Français dont un mineur, deux Néerlandais, deux Allemands… Leur cas n'a jamais été rendu public.

A chaque fois pour se sortir d'un mauvais pas ou pour négocier des arrangements avec Daech, la Turquie utilise la carte des prisonniers. En mars 2016 encore, la presse belge a révélé l'échange, contre prisonniers, d'un artificier belge de l'organisation, Yassine Lachiri. Condamné à vingt ans pour terrorisme et considéré comme proche d'Abdelhamid Abaaoud, l'organisateur des attentats du 13 novembre 2015 à Paris, il faisait pourtant l'objet d'une demande d'extradition. En 2018, alors que le retour possible de centaines de djihadistes par le territoire turc lui confère un rôle plus stratégique que jamais dans la lutte contre le terrorisme, la Turquie est loin d'avoir levé toute ambiguïté.

* Un épisode raconté par David Thomson dans Les Revenants (Seuil).

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