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« Des Nègres marrons aux Black Panthers, l’histoire de l’autodéfense peut inspirer l’Afrique »

Notre chroniqueur a lu « Se défendre », de la philosophe Elsa Dorlin : sous sa plume, les chaînes se brisent, les échines se redressent et les poings se lèvent.

Publié le 16 novembre 2017 à 15h42, modifié le 16 novembre 2017 à 15h42 Temps de Lecture 4 min.

A Ouagadougou, le 31 octobre 2014, après la démission du président burkinabé, Blaise Compaoré, sous la pression populaire.

Je fais partie de ceux qui attendaient avec ferveur la communication de la chercheuse Elsa Dorlin, chercheuse en philosophie à l’université Paris-VIII, lors des Ateliers de la pensée, début novembre, à Dakar. Son dernier ouvrage, passionnant, s’intitule Se défendre. Une philosophie de la violence (La Découverte, 2017). Il est de ces livres qui vous accompagnent toute une vie.

La scène d’ouverture nous ramène en Guadeloupe, en 1802. Certes, elle est insoutenable mais sa violence n’est pas une folie passagère ou un accident de l’Histoire désormais derrière nous ; elle nous interroge aujourd’hui car elle demeure une potentialité toujours présente, symptomatique de la nuit de notre ère. Lisons-la donc jusqu’au bout, jusqu’à la nausée :

« Un tribunal de la Guadeloupe, par jugement du 11 brumaire an XI, a condamné Millet de la Girardière à être exposé sur la place de la Pointe-à-Pitre, dans une cage de fer, jusqu’à ce que mort s’ensuive. La cage qui sert à ce supplice a huit pieds de haut. Le patient qu’on y enferme est à cheval sur une lame tranchante ; ses pieds portent sur des espèces d’étriers, et il est obligé de tenir les jarrets tendus pour éviter d’être blessé par la lame. Devant lui, sur une table qui est à sa portée, on place des vivres et de quoi satisfaire sa soif ; mais un garde veille nuit et jour pour l’empêcher d’y toucher. Quand les forces de la victime commencent à s’épuiser, elle tombe sur le tranchant de la lame, qui lui fait de profondes et cruelles blessures. Ce malheureux, stimulé par la douleur, se relève et retombe de nouveau sur la lame acérée, qui le blesse horriblement. Ce supplice dure trois ou quatre jours. »

Subalternes désarmés

Un siècle et des poussières plus tôt, en 1685, l’implacable Code noir défendait « aux esclaves de porter aucune arme offensive ni de gros bâtons », sous peine de fouet. Au XIXe siècle, en Algérie, l’Etat colonial interdisait les armes aux « indigènes », tout en accordant aux colons le droit de s’armer. Aujourd’hui, certaines vies comptent si peu que l’on peut tirer dans le dos d’un adolescent noir au prétexte qu’il était « menaçant ». Frantz Fanon nous avait prévenus : toutes les vies n’ont pas le même poids sur la balance.

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Une ligne de partage oppose historiquement les corps « dignes d’être défendus » à ceux qui, désarmés ou rendus indéfendables, sont laissés sans défense. Ce « désarmement » organisé des subalternes pose directement, pour tout élan de libération, la question du recours à la violence pour sa propre défense. En excavant cette histoire, Elsa Dorlin fait œuvre de vigie. Mieux, elle nous exhorte à nous lever, à marcher droit pour exiger ici et maintenant la justice et l’égalité.

Pour nous donner du courage et de l’élan, la philosophe retrace avec beaucoup de soin une généalogie de l’autodéfense d’hier et d’aujourd’hui. Sous sa plume, les chaînes se brisent, les échines se redressent, les pieds se plantent dans la terre et les poings se lèvent. De la résistance des esclaves au ju-jitsu des suffragettes, de l’insurrection du ghetto de Varsovie aux patrouilles queer du côté de San Francisco, les expériences de lutte et d’autodéfense sont légion. Elles déjouent et débordent le cadre de « la loi », qui a souvent ignoré « ces corps indignes d’être défendus ». Pour eux, pour elles, il n’y a pas d’autre choix que l’autodéfense ou, pour le dire avec Elsa Dorlin, il faut assumer « de partir du muscle plutôt que de la loi ».

Coups de boutoir

En Afrique aussi, il arrive que des pouvoirs réputés la veille imprenables tombent sous les coups de boutoir des manifestants désarmés. Comme la foule burkinabée a eu raison de Blaise Compaoré en octobre 2014, elle pourrait réitérer l’exploit demain à Kinshasa, à Lomé, à Yaoundé, à Djibouti ou à Brazzaville. Sur le continent, nombreux sont les régimes dictatoriaux, aveugles et à bout de souffle. Mais l’Afrique est riche de ses jeunesses dynamiques, instruites et impatientes.

Se défendre est un ouvrage pour les temps actuels, il s’inscrit dans une pensée d’urgence. Je ne serais pas étonné s’il trouvait un large écho en Afrique francophone, dans les milieux militants comme dans la société. Les situations décrites, des Nègres marrons aux Black Panthers, redonnent sens et espérance à tous ces gens qui, du Rif au Cap en passant par Dakar, ne cessent de crier « Y’en a marre » ou « Sassouffit ! ». Il s’agit de préserver sa vie, nous encourage Elsa Dorlin, par le corps, par la voix, par les armes s’il le faut, et, partant, de retrouver sa capacité d’action.

Se défendre. Une philosophie de la violence, d’Elsa Dorlin, éd. La Découverte, 200 pages, 18 euros.

Abdourahman A. Waberi est né en 1965 dans l’actuelle République de Djibouti. Il vit entre Paris et les Etats-Unis, où il a enseigné les littératures francophones aux Claremont Colleges (Californie). Il est aujourd’hui professeur à George-Washington University. Auteur, entre autres, d’Aux Etats-Unis d’Afrique (éd. J.-C. Lattès, 2006) et de La Divine Chanson (éd. Zulma, 2015). En 2000, Abdourahman Waberi avait écrit un ouvrage à mi-chemin entre fiction et méditation sur le génocide rwandais, Moisson de crânes (ed. Le Serpent à plumes), qui vient d’être traduit en anglais, Harvest of Skulls (Indiana University Press, 2017).

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