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Message à Mohammed ben Salmane : prouvez votre sincérité, libérez Raif Badawi !
Steve Parkins/Shutterst/SIPA

Message à Mohammed ben Salmane : prouvez votre sincérité, libérez Raif Badawi !

Par Evelyne Abitbol et Brandon Silver

Publié le

« Nous voulons mener des vies normales, des vies où notre religion et nos traditions se traduisent en tolérance. »

« Pour moi, le libéralisme signifie simplement vivre et laisser vivre. C'est un slogan superbe. »

Qui aurait pu imaginer que ces phrases si conciliantes auraient des conséquences si opposées?

Pourtant, en Arabie saoudite, l'auteur de la première affirmation est considéré comme un réformateur, tandis que l'autre est harcelé et pris pour un radical.

C’est le prince héritier d'Arabie saoudite, Mohammed Ben Salman (MBS), qui a déclaré la première; et Raif Badawi, blogueur saoudien emprisonné, la seconde.

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Nés à un an d'intervalle, ces "Millennials" ont donné corps à la vision et aux valeurs d'une génération plus jeune, émancipée par l'ère numérique, impliquée dans un monde globalisant, et imperméable à l'orthodoxie religieuse de certaines élites cléricales.

Cependant, alors que le Prince parcourt le monde en vantant un Royaume réformé, Badawi languit en prison, depuis bientôt six ans, pour avoir envisagé cette même transformation pour la région.

Pendant que le Prince parcourt le monde en vantant un Royaume réformé, Badawi languit en prison pour avoir envisagé la même transformation.

Ses publications sur son forum en ligne ont mis en lumière une culture de la corruption et de la criminalité, ainsi que l'impunité qui les a soutenues ; il a dénoncé l'intolérance religieuse et l'extrémisme en lançant une discussion franche sur la modernisation. En un mot, Badawi a pavé la voie aux discours et aux développements actuels d’ouverture en Arabie saoudite, ce que le Prince qualifie aujourd’hui d’ «Islam modéré» et de lutte contre le «cancer de la corruption».

Mais ces politiques et ces principes fondamentaux également promus par le pouvoir royal, reposent-ils sur une réelle volonté de réforme ou sont-ils simplement un prélude à la campagne de relations publiques du Prince en tournée dans les pays occidentaux? Le test décisif qui validera ces réformes sera la libération de Raif Badawi - le champion de ces changements.

En effet, libérer Raif serait dans l'intérêt même du Royaume.

Alors que le Prince héritier cherche à augmenter l'investissement direct étranger à 5,7% du PIB, il cherche du même coup à «créer un environnement attrayant pour les investisseurs étrangers et à gagner leur confiance dans la résilience et le potentiel de l'économie nationale saoudienne». La confiance des investisseurs s’obtiendra au regard des normes juridiques saoudiennes respectueuses des exigences des constitutions et des contrats - une assurance cruciale pour les investisseurs contre un traitement arbitraire qui prévaut actuellement.

Or, le traitement envers Raif Badawi constitue une violation permanente de la loi saoudienne et des obligations de réciprocité que l'Arabie saoudite a assumées en vertu du droit international.

La Cour qui a condamné Badawi a manqué à son devoir premier du point de vue de la juridiction du pays. Les témoins dans son affaire étaient irrecevables. Son droit à une assistance légale lui a été refusé - son avocat et beau-frère Waleed Abu Al-Khair lui-même emprisonné - le blogueur n'a pas même été informé des accusations qui pesaient contre lui et n’a pas eu le temps ni les moyens nécessaires pour préparer sa défense.

Sa condamnation était elle-même illégale – la torture est interdite par la Charte arabe des droits de l'Homme, ratifiée par l'Arabie saoudite en 2009, et par la Convention des Nations unies contre la torture, ratifiée en 1997, de même par ses obligations de réciprocité entre les États signataires. La criminalisation de Badawi était finalement la criminalisation des droits « protégés », et de la liberté, ceux-là même qu'il cherchait à exercer.

Une libération médiatisée serait un coup de génie géostratégique.

À la suite de ces violations permanentes de leurs propres lois sacrées et conventions, pourquoi les investisseurs devraient-ils croire que l'Arabie saoudite respecterait leurs engagements commerciaux ? Il serait légitime pour les investisseurs de penser qu’ils seront être traités selon le même arbitraire.

Cependant, il n'est pas trop tard pour l'Arabie saoudite de faire une déclaration importante à la communauté des investisseurs internationaux sur la primauté du droit et de remédier à ces violations permanentes en libérant Badawi et son avocat Abu Al Khair.

Cette libération éminemment médiatisée serait aussi un coup de génie géostratégique.

Face à la résurgence de la violence régionale émanant du régime iranien - y compris le récent tir de roquettes sur Riyad par des rebelles soutenus par l'Iran au Yémen - le prince saoudien a encouragé la communauté internationale à intensifier ses pressions économiques et politiques contre l'Iran.

De même, le prince saoudien a mené une alliance régionale pour protéger «la sécurité nationale des dangers du terrorisme et de l'extrémisme» en faisant pression sur le Qatar pour qu'il cesse de soutenir les groupes terroristes islamistes tels que Daech, Al-Qaïda, les Frères musulmans et le Hamas.

Mais lorsque l'ambassadeur saoudien au Canada a tenté d'organiser une importante conférence de presse en juillet 2017, sur le Qatar, avec ses homologues de l’Égypte et des Émirats arabes unis, son message s’est dilué. Les journalistes s'interrogeaient sur le sort de Raif Badawi pendant la conférence et les ambassadeurs furent contraints d’abandonner le sujet du Qatar pour défendre l'emprisonnement injuste de Badawi.

En effet, Raif Badawi est peut-être actuellement le prisonnier de conscience le plus célèbre du monde. Nominé pour le prix Nobel de la paix, il a reçu de nombreux prix prestigieux et honorifiques, dont le prix Sakharov du Parlement européen, le prix PEN pour écrivains, le prix de la liberté de presse de Reporters sans frontières et a été nommé l'un des principaux penseurs mondiaux par le Magazine de politique étrangère. Il a également reçu le Prix du Courage 2015 d'une coalition de plus de 25 grandes ONG du monde entier au Sommet de Genève pour les droits et la démocratie. Le dernier prix et non le moindre, celui du prestigieux Prix Daniel Pearl, décerné chaque année par le prestigieux Los Angeles Press Club à des journalistes courageux dans le monde.

Badawi serait un porte-parole éloquent pour attirer l'attention sur l'Iran et le Qatar.

Son cas et sa cause ont été défendus par un large éventail représentatif de dirigeants de la fonction publique et de la société civile.

Plutôt que de détourner l'attention des efforts saoudiens, libérer Badawi aiderait à faire avancer leur campagne. En effet, Badawi serait un allié significatif et un porte-parole éloquent pour attirer l'attention sur l'Iran et le Qatar, qui sont parmi les régimes les plus régressifs et les plus répressifs au monde. En tant qu'activiste des droits humains, Badawi a été un critique énergique de chacun d’eux. Vivant dans la liberté, Badawi - avec son réseau mondial établi et influent – pourrait jouer un rôle transformateur dans la croissance d'une campagne populaire et cultiver une coalition collective contre l'État-sanction en soutien contre l'extrémisme des régimes en Iran et au Qatar.

Tout ce qui précède confirme que la libération de Raif serait positive et toute affirmation contraire, certainement surmontable.

L'argument de la pente glissante - que l'État saoudien ferait face à un mouvement de libération des autres prisonniers, dont certains pourraient constituer un risque pour la sécurité nationale - est atténué par la nature exceptionnelle de Badawi - une icône internationale dont les opinions sont largement similaires à celles du nouveau leadership saoudien. Sa publication aurait une résonance mondiale positive et témoignerait de l'authenticité réelle des réformes.

Finalement, le prince héritier Mohammed Ben Salman a toute autorité pour accorder la clémence. Quand il publiera la liste des pardons avant le mois de Ramadan le mois prochain, le Prince héritier devrait profiter de l'occasion pour propulser son agenda - en Arabie Saoudite et dans le monde - en libérant Raif Badawi et en lui permettant de rejoindre au Québec (Canada), sa femme Ensaf, et les enfants Najwa, Terad et Miriyam.

Ce texte a été publié en anglais par le TIME magazine.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne