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« La détribalisation de nos sociétés doit être une priorité des gouvernements réformateurs en Afrique »

Pour notre chroniqueur, « le tribalisme fige les individus dans un corset identitaire et érige des barrières infranchissables ».

Publié le 16 mars 2018 à 17h42, modifié le 16 mars 2018 à 17h44 Temps de Lecture 4 min.

Durant le sommet Chine-Afrique de décembre 2005 à Johannesburg, en Afrique du Sud.

Chronique. Le tribalisme reste une plaie béante au cœur de nombreuses sociétés africaines. Il entretient les divisions, atrophie nos économies, alimente l’instabilité. En Ethiopie, la persistance de tensions politico-ethniques a conduit à la démission récente du premier ministre Hailemarian Desalegn. Au Kenya, depuis l’instauration du multipartisme en 1991, quasiment chaque élection présidentielle s’est soldée par un cycle de violences « ethniques » meurtrières.

Au Cameroun, la gouvernance tribale de Paul Biya a amplifié la fracture communautaire. Avec la crise anglophone et la perspective de la présidentielle, le thermomètre est au plus haut. Le pays vacille. Malgré tout, il y a comme un consensus autour de l’inévitabilité du tribalisme dans nos sociétés.

« Invention »

Pourtant, les spécialistes sont unanimes sur la question : la notion de tribu est en grande partie une construction historique. Dans Qu’est-ce qu’une tribu ?, l’universitaire ougandais Mahmood Mamdani explique que celle-ci est « très largement un corpus de lois créées par un Etat colonial qui impose des identités de groupe sur des individus et par conséquent institutionnalise la vie de groupe ». Certes, la réalité de communautés humaines partageant, notamment, la même langue précède l’époque coloniale. Mais l’ethnie était alors un fait culturel. Les identités ethniques étaient fluides – les individus pouvaient naviguer de l’une à l’autre. Les ethnies n’étaient pas rattachées à des régions particulières ; elles n’avaient pas d’identité exclusive, ni aucune idée de souveraineté politique. Selon Mamdani, c’est l’expérience coloniale qui a « conçu arbitrairement » la tribu au sens moderne du terme. L’historien britannique Eric Hobsbawm parle même « d’invention » : la tribu comme « unité administrative qui distingue les autochtones des allogènes n’existait certainement pas avant la colonisation, nous explique-t-il. C’est avec l’expérience coloniale que la tribu est devenue une identité unique, exclusive. Par-dessus tout, l’identité tribale a acquis une dimension politique totalisante. »

Dans une étude intitulée Ethnicity and Politics in Africa, l’anthropologue Crawford Young rappelle ainsi que les Yoruba et les Igbo, deux ethnies majeures au Nigeria, « n’avaient pas une conscience collective significative durant la période précoloniale ». En clair, elles n’existaient pas en tant que tribus. Il en est de même des Ankole en Ouganda, des Ovimbundu en Angola, des Luhya au Kenya, des Ngala en République démocratique du Congo, etc. L’économiste Paul Collier date la naissance, dans le sillage d’un programme de radio !, de l’ethnie Kalenjin au Kenya à 1942. Pourtant, en 2017, l’identité ethnique de ce groupe est devenue si vive qu’il était en pointe dans les violences post-électorales qui ont ensanglanté le Kenya. Tant de massacres commis à travers l’Afrique au nom d’identités souvent artificielles.

De multiples identités

Contrairement à ce que pensent les fondamentalistes de la tribu, nous sommes traversés de multiples identités : ethniques, par la force des choses, mais aussi religieuses (pour les croyants), familiales, politiques, de classe, de genre, etc. Ces identités s’entremêlent. Elles sont parfois en tension, d’autrefois elles coexistent harmonieusement. Mais aucune d’elles ne nous définit en tant que tel. Nos choix et nos actions quotidiens sont plus significatifs à cet égard. Surtout, jusqu’à un certain point, nous restons libres de choisir ce que nous sommes. Cette liberté constitue notre humanité.

Officiellement, je suis de l’ethnie Bassa au Cameroun. Mais cette identité est contingente. Je lui accorde une importance relative. Dans une autre vie, j’ai créé une entreprise agroalimentaire dont les activités me conduisaient souvent dans mon village. J’étais entouré de jeunes bassa. Je vivais et travaillais avec eux. Tous étaient nés et avaient grandi sur place. Ils étaient pauvres et peu éduqués. Nous étions de la même ethnie, mais notre vision du monde, notre conception de la vie, nos idées étaient souvent opposées. La nature ne faisait pas le poids face à la culture. Notre communauté ethnique était insignifiante.

Un corset identitaire

Le principal danger du tribalisme est l’essentialisation. Il considère que l’ethnie est l’identité constitutive de l’individu. Cette identité est par ailleurs figée, et elle est associée à une série de caractères qui nous définiraient fondamentalement. Dès lors que je suis né bassa, je suis bassa, je ne suis que bassa, et je porte nécessairement les défauts et qualités supposés des Bassa. Je n’ai pas de libre arbitre. Mes expériences, mon parcours de vie, mes actions, mes idées, ne comptent pas. Seule mon ethnie témoignerait de ce que je suis, et surtout de ce que je ne suis pas et ne serai jamais. En ce sens, le tribalisme est un totalitarisme aussi dangereux que les autres. Il fige les individus dans un corset identitaire, érige des barrières infranchissables entre eux, semant ainsi les graines de la violence.

La persistance de réflexes tribaux dans la plupart de nos sociétés et l’instrumentalisation constante (et naturelle) des solidarités tribales par les élites politiques africaines témoignent de ce que nos pays demeurent fortement imprégnés de l’expérience coloniale. La détribalisation de nos sociétés doit figurer au rang des priorités des gouvernements réformateurs en Afrique. Mais autant l’idée de race précède et fonde le racisme, autant l’idée de « tribu » fonde le tribalisme. Par conséquent il faudra éliminer la tribu pour en finir avec le tribalisme. Et parce que la tribu est un héritage colonial, sa suppression passera nécessairement par le démantèlement d’Etats coloniaux, la redéfinition de nos systèmes politiques, et la rénovation du contrat social. Sans un effort de cette nature, l’Afrique restera le continent des grands désordres.

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