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Entre amateurisme, opacité et copinage, la dictature d'Apple News sur la presse en ligne
AFP

Entre amateurisme, opacité et copinage, la dictature d'Apple News sur la presse en ligne

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Depuis 2015, Apple fait de la publicité gratis pour certains médias français. Un jackpot pour ceux qui en bénéficient, au prix d'une sélection opaque sur laquelle pèsent des soupçons d'amateurisme et de copinage.

A Marianne, le passage de l’âge d’or à l’âge de plomb s’est produit le 17 octobre 2017. Ce jour-là, nous avons été écartés de l’outil « News » d’Apple. Non pas que Marianne compte parmi les fans fétichistes du géant américain, récalcitrant à payer ses impôts en France, mais il s’avère que ce service, installé d’office sur tous les iPhones – les smartphones de la marque à la pomme – en circulation dans l’Hexagone, qui permet d’accéder à quatre articles d’actualité depuis l’écran d’accueil du téléphone, génère un trafic considérable. Entre octobre et novembre, les visites sur marianne.net ont baissé de 35%. Les revenus publicitaires, directement indexés sur l’audience, ont diminué d’autant. « Quand on est sur Apple News, on a l’impression d’être les rois du pétrole. Ne plus y être du jour au lendemain change tout. Tant au niveau de l’audience, et donc des revenus, que de la notoriété du média. On ne demande rien pour y être et on nous en prive sans le moindre début d’explication », constate Delphine Legouté, rédactrice en chef de marianne.net.

D’autres médias ont connu ce petit cataclysme. Tous ont vécu des baisses d’audience dignes de Wall Street un jour de krach. France 24, également éjecté en octobre, a vu son trafic baisser de 35% en novembre, et n’est pas remonté depuis. Paris Match a perdu près d’un quart de ses lecteurs en juin 2017, après avoir été lourdé courant mai. L’Obs, largué fin août, peine aujourd’hui à retrouver ses audiences d’antan malgré une refonte de son site Internet. Quoi de plus logique ? Grâce aux 10,6 millions d’utilisateurs d’iPhone en France, Apple possède une force de frappe éléphantesque. Quand la multinationale numérique met en avant un média, parmi sa sélection de quatre articles proposés en continu sur l’outil « News » du téléphone, elle lui permet de toucher potentiellement autant de personnes que TF1, France 2 et M6 réunis, à une heure de grande écoute.

« Pour les plus grands médias, cela peut représenter 30 à 40% de leur audience »

Avec « Apple News », comme tout le monde nomme le dispositif dans le milieu des médias, pas besoin de téléchargement : l’outil est déjà intégré dans le téléphone. L’utilisateur n’a qu’un clic à effectuer pour être renvoyé vers l’article en question. Résultat, le service, apparu en septembre 2015, draine des dizaines de millions de visiteurs chaque mois. « Pour les plus grands médias, cela peut représenter 30 à 40% de leur audience, c’est très très important », estime Paul Guyot, PDG de Semiocast, un institut qui étudie l’impact des médias sociaux sur la presse. Tous les responsables numériques de média tombent d’accord : chaque article repris sur Apple News devient instantanément le plus lu du site. « Quand on y est, on peut avoir jusqu’à 15.000 visiteurs sur un article en même temps, d’un coup », détaille Pierre Chausse, directeur-adjoint de la rédaction du Parisien, chargé du numérique. Tous se souviennent d’ailleurs de leur « première fois » sur l’outil. « On faisait tellement d’audience qu’on s’est dit : "Qu’est-ce que c’est que ce truc-là ? Est-ce que ce sont des robots ?" La source était identifiée comme inconnue. Le deuxième jour, on a fini par comprendre que c’était Apple », raconte Steven Jambot, rédacteur en chef-adjoint de Mashable, un site affilié à France 24. En mars dernier, Guillaume Bournizien, le directeur du marketing digital du Parisien, expliquait auprès de Journaldunet.com qu’Apple News représentait « 20% du trafic global » de son titre. Une estimation prudente qui correspond tout de même à plus de 13 millions de vues mensuelles.

En plus de générer un trafic colossal, Apple News a le chic d’offrir aux médias un public différent de celui qu’ils attirent habituellement. « Ma belle-mère, qui ne consulte jamais Le Parisien, est par exemple tombée récemment sur un de nos articles par ce biais », remarque Pierre Chausse. « On ne nous a jamais autant parlé de Marianne que quand on était sur Apple News. C’était valorisant, on avait l’impression de voir notre travail récompensé », abonde Delphine Legouté. Dans plusieurs des rédactions contactées par Marianne, le passage sur Apple News se vit d’ailleurs comme un titre de gloire, alors qu’un scoop ignoré par l’outil équivaut à un sérieux camouflet. Le chef du pôle numérique d’un média parisien raconte par exemple la détresse d’un de ses collègues, un jour de campagne présidentielle : « Le rédacteur en chef du service politique de mon média vient me voir, son iPhone à la main. Je le sentais dépité. Il me dit "pourquoi mon scoop n’est pas sur Apple News ?" ».

Apple News réservé à une liste fermée de 20 médias

En promouvant tel ou tel article, ce titre-ci plus que cette marque-là, Apple – qui ne demande aucune rétribution pour ce service – a donc le pouvoir d’assurer la fortune et la renommée de certains et, au contraire, d’en écraser d’autres. Ce qui ne poserait pas de problème si l’accès à ce formidable espace publicitaire était réparti entre les titres selon des critères transparents et objectifs. Le hic, c’est que la firme à la pomme agit justement en toute opacité. Depuis le mois de novembre, Apple News est ainsi réservé à une liste fermée de 20 médias, sans que la cohérence de ces choix ne saute aux yeux. Une goutte d’eau, comparé à l’océan de 1.500 supports reconnus par Google News, le service du moteur de recherche qui propose des articles d’actualité en surbrillance.

Surtout, cette caste de 20 titres, qui permet à Apple d’avantager certains opérateurs sur d’autres, a été établie selon des modalités dont on peine à percevoir la cohérence. Pourquoi L’Express et Le Point mais pas l’Obs, le JDD ou Marianne ? Pourquoi Challenges et La Tribune mais pas Capital, qui draine pourtant davantage de visiteurs ? Et pourquoi Courrier International plutôt que France 24, alors que le média public réalise de meilleurs scores d’audience ? Contacté par Marianne pour expliquer sa politique de mise en avant, Apple n’a pas souhaité préciser ses critères. « Je vous remercie pour votre proposition mais je vais devoir la décliner car nous n'avons pas à ce jour d'informations à communiquer sur ce sujet », nous a écrit la chargée des relations presse d’Apple France.

��videmment, l’immense majorité des médias maintenus hors du système ont eux aussi pensé à demander des comptes à Apple. Avec la même absence de succès. Chez le géant américain, on semble avoir pris l’habitude de se renvoyer le clavier entre le siège en Californie, celui de Londres et la branche française. « Les attachés de presse commencent à connaître ma voix par cœur, à force de les appeler toutes les semaines. Mais ça ne les empêche de me balader », remarque le rédacteur en chef d’un jeune média qui aimerait accéder à la manne Apple News. Et quand les médias de la liste noire contactent leurs confrères de la liste blanche pour obtenir des tuyaux, certains dirigeants de presse ne cachent pas, goguenards, ignorer tout du processus. « J’ai demandé à un confrère comment il avait fait pour que son média accroche le bon wagon. Il a rigolé et m’a dit : "secret industriel mais sache que c’est long, dur, et qu’à la fin, t’auras toujours pas compris" », nous confie le rédacteur en chef du site d’un média parisien.

« Du bricolage qui génère un trafic monstrueux »

Pourtant, selon nos informations, plusieurs sites auraient réussi à obtenir les faveurs de la marque à la pomme. L’astuce des heureux élus ? D’abord, programmer un rendez-vous au siège d’Apple pour demander des conseils techniques sur l’application de leur média. Ensuite, au détour d’une conversation, évoquer le problème Apple News : pourrait-on aider à faire entrer le média en question dans la liste si convoitée ? Au centre du dispositif, on retrouve un des gestionnaires des partenariats du groupe, le Français Michel Sutter, diplômé de l’Essec et salarié d’Apple depuis 1989. « J’ai envoyé plusieurs centaines d’emails dans le vide et j’ai fini par contacter la seule personne que je connais chez Apple en France, c’est-à-dire le responsable média partenariats Michel Sutter. C’est grâce à lui qu’on a pu entrer dans l’outil », nous explique une journaliste d’un magazine spécialisé dans l’actualité économique. Le responsable numérique d’un média classé à droite confirme : « C’est grâce à ma relation de longue date avec Michel Sutter que j’ai pu lui demander comment faire rentrer mon média ». Une technique qui confine au copinage avec un responsable européen de l’entreprise, et qui rencontre un succès variable : si leur démarche a d’abord contribué à faire rentrer ces deux médias, il n’y en a aujourd’hui qu’un seul qui continue d’être repris par l’outil. «Quand on a essayé de comprendre pourquoi on a été évincé, Michel nous a répondu qu’il ne savait pas, que c’était du ressort de l’algorithme », désespère-t-il.

Contacté, l’intéressé se défend de tout favoritisme : «C’est absolument faux. Je n’ai aucune influence sur ce processus, nous a assuré par email Michel Sutter. Je les ai mis en contact avec l’équipe en charge, comme je le fais avec tout média qui m’en fait la demande ». Encore faut-il savoir que le cadre d’Apple est le seul entremetteur autorisé entre le média et l’équipe en charge du service News... On ne sait d’ailleurs rien de ce bataillon aux décisions si stratégiques, si ce n’est qu’il faut leur écrire en anglais. De quoi étonner, venant d’un outil censé faire la promotion des médias français. «Apple ne communique pas sur son outil News en France, nous confirme Kevin Singer, responsable référencement du monde.fr. Officiellement, on ne reçoit des conseils que pour le développement de nos applications ».

Le copier-coller valorisé

Auprès d’un de ses clients, un haut-dirigeant de la firme américaine a récemment expliqué que si les médias ne trouvent que peu de réponses à leurs interrogations, c’est avant tout parce qu’Apple n’accorde pas une très grande importance à son service News français. La preuve : l’outil a été configuré « sur un coin de table », confie-t-il. Il décrit une initiative sans réelle ambition, qui se contente d’offrir à faible coût un fil d’actualité à ses utilisateurs en « profitant de l’espace libre » de l’iPhone. Encore aujourd’hui, chez Apple, on ne semble pas avoir pris tout à fait conscience de la responsabilité qu’implique l’immense succès de cet outil : «Michel nous disait, indique une journaliste, "On a fait ça pour vous aider, pauvres petits médias français, et vous vous n’êtes pas contents" ». Un peu comme un enfant s’amuse avec un jouet avant de s’en désintéresser, Apple France a imaginé un projet sans lendemain... qui a fini par drainer une grande partie du trafic des sites d’actualité français. Un simple algorithme est au centre du projet. Au contraire des Etats-Unis et du Royaume-Uni, où une équipe éditoriale contrôle Apple News, ce sont des profils « marketing », et non journalistiques, qui gèrent l’outil français. « Ce n’est pas une machine de guerre technique, ça reste du bricolage qui génère un trafic monstrueux, décrypte Olivier de Segonzac, un des associés d’Ozae, société spécialisée dans le conseil digital. La preuve : ils auraient la technologie disponible pour personnaliser les informations selon les utilisateurs. Ils ne le font même pas, comme si Apple News n’avait que peu d’importance à leurs yeux ».

Apple ne fait pas que grossir le trafic des médias qu’il sélectionne. La multinationale encourage le pillage entre les titres de presse, puisque les informations des absents s’y retrouvent tout de même... quand les médias de la « liste blanche » les reprennent : « Le JDD se fait complètement pomper toutes les semaines, déplore Julien Ferras, responsable référencement de Paris Match et du JDD. Dimanche 8 avril, l’interview de Nicolas Hulot dans le JDD a bien accroché Apple News... via une reprise du Huffington Post. Antoine Bayet, rédacteur en chef numérique chez Mondadori France, fait le même constat. Sans remettre en cause Apple – « un éditeur numérique comme un autre », souligne-t-il – il pointe lui aussi l’absence handicapante de deux sites de l’entreprise, Closer et Téléstar : « On a écrit récemment un article sur la mort de Johnny Hallyday, très renseigné, très costaud. Le Figaro a fait une reprise qui a atterri sur Apple News, avec les audiences qui vont probablement avec, raconte-t-il. Closer était cité mais ça reste frustrant : j’ai les infos et pourtant, je n’y suis pas. »

Chez les médias installés aussi, le dispositif confine à la roulette russe. Si plusieurs professionnels du secteur certifient qu’un partage important et rapide sur les réseaux sociaux est décisif, personne ne sait exactement comment fonctionne l’algorithme d’Apple News. Pour décrocher la martingale, la reprise d’une information anecdotique peut être plus efficace qu’une enquête au long cours. Dans différentes rédactions, on se souvient encore, à moitié consterné, de scores stratosphériques sur « la reprise débile d’une dépêche de l’AFP sur des extraterrestres », ou sur « des requins capturés au Galapagos ».

« C’est souvent du bas de gamme, un peu crade »

Il n’y a qu’à regarder le baromètre réalisé par le cabinet Semiocast pour avoir une idée des articles les plus consultés. En février 2018, c’est une histoire de vers solitaire coincé dans l’estomac d’un Californien, reprise par Le Figaro, qui a explosé tous les scores, en restant plus de 10 heures au sommet de la plateforme. « C’est souvent du bas de gamme, un peu crade, reconnaît une journaliste dont le média est pourtant présent sur Apple News. Ça ne vole jamais bien haut ». Mercredi 4 avril, 20 Minutes a empoché le gros lot avec un article intitulé « Nord : Elle commande un gâteau d'anniversaire mais le résultat final n'a rien à voir ». Une prime à la facilité qui pourrait décourager certains médias de produire du contenu de qualité. « Le risque, c’est que les médias se disent qu’ils ne vont va pas aller à Mossoul pour faire 4.000 vues quand on peut faire 400.000 visites en 15 minutes », s’inquiète Julien Ferras, qui considère que la position dominante d’Apple devrait lui conférer une certaine responsabilité : « Apple a un rôle à jouer, pour favoriser le contenu de qualité, valoriser le travail des journalistes ».

« La question fondamentale ici, c’est celle de l’influence d’Apple News sur la pensée des jeunes », s’alarme Marie-Madeleine Lamy, responsable de la stratégie digitale de La Croix. Le danger est d’autant plus grand que cet outil est devenu un vrai vecteur d’information : « Mon fils de 16 ans a acheté un iPhone, c’est son 20 heures, témoigne-t-elle. Cela contribue à une vision de l’information qui privilégie l’insolite, le débile et les choses qui font très peur ». Certains rêvent d’ailleurs d’un autre système, où Apple encouragerait de manière transparente la production d’informations originales : « Travaillons avec Apple, asseyons-nous autour d’une table, attribuons une prime aux médias qui sortent les informations, ceux avec une forte valeur ajoutée, propose Steven Jambot. Établissons ensemble une feuille de route. Ce serait profitable pour le bien commun et la diversité de l’information que ce processus soit exposé un jour ».

La liberté d’Apple de propager arbitrairement sa vision du monde, pourrait semble-t-il être juridiquement contestée. Selon le Traité sur l’Union européenne, « est incompatible avec le marché intérieur et interdit, le fait pour une ou plusieurs entreprises d'exploiter de façon abusive une position dominante sur le marché intérieur ou dans une partie substantielle de celui-ci ». Sans se prononcer sur la légalité du dispositif, l’avocat Nicolas Bénoit, associé au cabinet Lussan et spécialiste du droit des médias, relève que l'initiative d’Apple « revient à faire un cadeau à 20 entreprises et pas à d’autres ». De quoi fausser potentiellement la concurrence sur le marché des médias français. Un rédacteur en chef s’interroge auprès de Marianne sur « les possibilités de recours » des titres évincés d’Apple News. Avant de s’arrêter net : « Mais personne n’osera jamais faire ça ».

La peur de déplaire à Apple News

Mise à jour de l'article

Rares sont les cadres de grands groupes de presse qui osent critiquer ouvertement Apple. Pour réaliser cet article, nous avons dû promettre l’anonymat à de nombreux témoins, qu’ils bénéficient d’Apple News et souhaitent éviter de fâcher la firme ou qu’ils craignent de ne jamais y revenir. « Attention, je ne veux pas surtout pas donner l’impression de critiquer Apple dans votre article ! », nous souffle un rédacteur en chef en conclusion de notre entretien. « Merci de ne pas me citer », envoie par SMS le directeur numérique d’un grand média, quelques minutes après avoir raccroché.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne