De l'inquiétante étrangeté au complexe du homard : quatre expressions de la psychanalyse

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De l'inquiétante étrangeté au complexe du homard : quatre expressions de la psychanalyse

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Deux petites filles se font pincer le nez par un homard, France, 1959
Deux petites filles se font pincer le nez par un homard, France, 1959
© Getty - Keystone-France/Gamma-Rapho

L'antisèche. "Le complexe du homard", associez-vous cette expression à la psychanalyse ? Françoise Dolto utilisait cette métaphore pour expliquer la crise d'adolescence. De Freud à Winnicott, grâce aux archives radiophoniques, explorez quatre expressions plus psychanalytiques qu'il n'y paraît !

L’inquiétante étrangeté, l'objet transitionnel, le complexe du homard ou encore le moi-peau : derrière ces expressions à l'allure énigmatique se logent des concepts psychanalytiques qui ont donné noms à plusieurs ouvrages. Et pourtant, si l'expression "inquiétante étrangeté" est devenue courante, y associe-t-on spontanément le concept théorisé par le père de la psychanalyse ? Certaines expressions sont devenues courantes au point de sortir presque de l'association à la psychanalyse, là où d'autres substantifs - divan, cure, rêve, transfert - s'y réfèrent directement. Grâce aux archives radiophoniques, par le prisme de quatre expressions, explorez la pensée psychanalytique de Sigmund Freud, Didier Anzieu, Donald Winnicott et Françoise Dolto.

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1. L'inquiétante étrangeté de Sigmund Freud

Et si l’étrangeté se nichait précisément au cœur de ce que l’on croit le mieux connaître ? C’est la thèse de Sigmund Freud lorsqu’il publie, en 1919, un essai intitulé en allemand Das Unheimliche. Au départ traduite par "l'inquiétante étrangeté" par Marie Bonaparte (elle aussi pionnière de la psychanalyse), l'expression a ensuite été retraduite par "l'inquiétant familier", au moment où l'œuvre de Freud est tombée dans le domaine public en 2010. Si le "heimlich" est ce qui nous est familier et sécurisant, le préfixe “un”, au contraire, est un privatif et pour Freud, la marque du refoulement.

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Une vie, une oeuvre
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En septembre 2013, dans Les chemins de la philosophie, la psychanalyste Simone Korff-Sausse expliquait cette notion au micro d'Adèle Van Reeth : "cette notion d’inquiétante étrangeté a eu un développement extraordinaire et reste totalement moderne. [...] C’est quelque chose qui est à la limite du fantasme, du vrai et du pas vrai, qui est animé, qui n’est pas animé, c'est la vie, c'est la mort." 

L’inquiétante étrangeté, Freud (Les Chemins de la Philosophie, 02.09.2013)

48 min

(Durée : 48'30)

C'est à la littérature allemande que Freud emprunte le terme pour le théoriser et en faire un concept psychanalytique. Le terme, en effet, apparaît pour la première fois dans le conte fantastique d’Hoffmann, L'homme au sable, publié en 1817. La philosophe explique alors : 

Ce qui est inquiétant, c’est que c’est quelque chose que vous connaissez qui devient source d’angoisse, de fantasmes.

Au fond, poursuit la psychanalyste, l'inquiétante étrangeté, "c'est cette question du vacillement des limites." Par exemple, lorsque nous sommes confrontés à des aspects de nous-mêmes que nous préférons ne pas reconnaître ou ne pas voir. 

Bananas Bananas , Woody Allen, 1971
Bananas Bananas , Woody Allen, 1971
© AFP - Jack Rollins & Charles H. Joffe / Collection Christophel

2. L'objet transitionnel de Donald Winnicott

"Objet transitionnel", l'expression est presque devenue courante. Et il n'est pas rare aujourd'hui de l'entendre appliquée à nos smartphones contemporains : seraient-ils devenus les objets transitionnels des adultes ? Derrière cette application contemporaine, Winnicott a commencé à théoriser cette notion dès les années 1950. Pédiatre de formation, il s'est formé à l'analyse auprès de Mélanie Klein, dont il s'est ensuite éloigné. Loin de tout système, il a consacré sa carrière aux enfants et laissé une théorie riche, de la relation entre la mère et son enfant à la créativité. 

L'objet transitionnel par excellence,  c'est le "doudou", tant affectionné par les nourrissons, et qui crée, comme son nom l'indique, un espace de transition entre l'enfant et sa mère. Mais de quel espace psychique s'agit-il ? Dans un documentaire qui lui est consacré, le psychanalyste Bernard Golse revenait sur ce concept : 

L'ours en peluche, c'est l'objet transitionnel par excellence, l'emblème de cette zone transitionnelle, qu'on appelle aussi espace potentiel. Cet ours en peluche, il l'appelle en anglais, la "first not me possession", c'est-à-dire la première possession qui n'est pas entièrement à soi. [...] Ces objets, qui se placent dans cet espace transitionnel, c'est ce qui va permettre la différenciation sans s'arracher. [...] Il s'agit de se détacher, sans s'arracher, en laissant une zone intermédiaire avec des objets mixtes qui appartiennent à l'un et à l'autre, mais qui n'appartiennent pas non plus, ni à l'un ni à l'autre. 

Donald Woods Winnicott (Une Vie Une Oeuvre, 13 décembre 2014)

59 min

(Durée : 59'16)

Winnicott a aussi été un médecin médiatique. Sur les ondes de la BBC, il donnait des "conseils aux parents". L'expression d'ailleurs devenue le titre de l'un de ses ouvrages. Quelques années plus tard, Françoise Dolto fera de même sur les ondes de France Inter. 

En savoir plus : Donald W. Winnicott
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3. Le complexe du homard de Françoise Dolto 

“Le complexe du homard”, c’est ainsi que François Dolto nommait la crise d’adolescence. Le homard, lors de sa mue, change de carapace, et se retrouve quelques temps sans carapace. Une métaphore expliquée dans un ouvrage intitulé Paroles pour adolescents ou le complexe du homard, dont la particularité est d’être destiné aux adolescents eux-mêmes. Voici ce que l’on peut y lire :  

Les homards, quand ils changent de carapace, perdent d’abord l’ancienne et restent sans défense, le temps d’en fabriquer une nouvelle. Pendant ce temps-là, ils sont très en danger. Pour les adolescents, c’est un peu la même chose. Et fabriquer une nouvelle carapace coûte tant de larmes et de sueurs que c’est un peu comme si on la “suintait”. Dans les parages d’un homard sans protection, il y a presque toujours un congre qui guette, prêt à le dévorer. L’adolescence, c’est le drame du homard ! Notre congre à nous, c’est tout ce qui nous menace, à l’intérieur de soi et à l’extérieur, et à quoi bien souvent on ne pense pas. 

Ces mots sont ceux de Catherine Dolto, fille de Françoise Dolto. L’ouvrage en effet, paraît en 1989 - soit un an après la mort de Françoise Dolto - mais la psychanalyste en avait préparé l’édition avec sa fille, Catherine Dolto avant de mourir. Elle avait également, quelques mois auparavant, publié La cause des adolescents. 

Des images et des néologismes pour rendre accessibles les concepts psychiques aux parents, Françoise Dolto en avait pléthore. . Dans un documentaire retraçant sa vie, l'écrivain Claude Duneton se souvenait de ces mots, à l'allure fantaisiste, parmi lesquels "escargoter", "papaiser" ou encore "s'automaterner".  

Françoise Dolto (Une Vie Une Oeuvre, 18 décembre 2008)

1h 00

(Durée : 1h) 

Françoise Dolto fut l'une des premières à comprendre l'importance de parler aux enfants, dès la naissance, mais également de rendre accessible cette pensée, que ce soit auprès des enfants, par l'intermédiaire de livres, ou aux parents, par l'intermédiaire de la radio. En 1976 et 1978, elle répondit en effet aux parents sur les ondes de France Inter dans une émission qui porte aussi le nom de l'un de ses livres : Lorsque l'enfant paraît. 

4. Le Moi-peau de Didier Anzieu 

Et si le “moi” n’était pas enfoui dans le corps, mais était au contraire, l’enveloppe même du corps par l’intermédiaire de la peau ? C’est l’intuition du psychanalyste Didier Anzieu lorsqu’il publie, en 1974 dans la Nouvelle Revue de Psychanalyse un article intitulé “Le Moi-Peau”. Anzieu développe un concept dont les prémices sont présentes dans la théorie freudienne par l’intermédiaire du “moi-corps”, même si Freud n’emploie jamais le terme de “peau”, préférant la notion d’enveloppe. Devant le retentissement de son article, Anzieu développe sa pensée jusqu’à publier en 1985 un ouvrage du même nom. En 1987, sur l'antenne de France Culture dans l'émission "Perspectives scientifiques", il expliquait sa pensée : 

Il me semble que tout ce qui est dans le psychisme repose sur des bases biologiques, sur des bases corporelles. Et que, non seulement des traits de caractère sont liés à des pulsions érotiques en rapport avec telle ou telle zone du corps, mais que même les fonctions psychiques, même ce qu’on appelle les instances psychiques - le moi, le surmoi - sont en rapport avec des systèmes sensoriels.

Des enveloppes du corps aux enveloppes psychiques (Perspectives scientifiques, 25 novembre 1987)

27 min

(Durée : 27'23) 

Il établit ainsi des correspondances entre les fonctions organiques et les fonctions psychiques, comme il l’explique par exemple pour la fonction de maintenance de la peau : “de même que la peau, en maintenant la chair et le squelette permet la position verticale, l’unité du corps, de même il y a une fonction de maintenance du psychisme qu’un psychanalyste comme Winnicott a très bien décrit sous le nom de "holding." [ndlr, ]” 

Les mots de Paul Valéry, dans L'idée fixe, pourrait aussi résumer sa pensée, comme le confirme Didier Anzieu qui découvrit ces mots après l'écriture de son ouvrage :  

Ce qu’il y a de plus profond dans l’homme, c’est la peau. Et puis, moelle, cerveau, tout ce qu’il faut pour sentir, pâtir, penser, être profond, ce sont des inventions de la peau. Nous avons beau creuser, docteur, nous sommes ectoderme.

L'Atelier de la création | 14-15
59 min

Archives INA - Radio France