POLITIQUE - Après les grands départs, le grand déballage. Confrontée à une fronde inédite que son "congrès de refondation" a tenté de juguler, Marine Le Pen a désormais une autre raison de se faire du souci. Depuis le départ de Florian Philippot et de ses amis jusqu'à la colère des soutiens de Marion Maréchal Le Pen, le Front national a vu nombre de ses cadres quitter le navire, emportant avec eux les secrets de famille tenus jusqu'ici sous les radars médiatiques. Dans le même temps, la justice avance pas à pas dans l'enquête sur les emplois présumés fictifs des assistants parlementaires du FN au Parlement européen. Un dossier judiciaire particulièrement sensible puisqu'il implique directement la députée du Nord et ses principaux alliés.
Nourrie par les ex-frontistes revanchards, cette enquête judiciaire, ouverte en 2015, pourrait connaître de nouveaux rebondissements juste avant les élections européennes de 2019. Et menacer une probable candidature de Marine Le Pen à la présidentielle de 2022.
"Touche pas au Grisbi, salope"
Pour des raisons pratiques, Sophie Montel nous a fixés rendez-vous à la brasserie "L'Européen", juste en face de la gare de Lyon à Paris. L'eurodéputée sourit de l'ironie du lieu mais l'élue de Bourgogne-Franche-Comté s'apprête bien à faire grincer des dents chez ses anciens amis du Front national.
Sophie Montel, ce n'est pas tout à fait n'importe qui. Cette militante historique du FN, qui n'a pas hésité à tourner le dos à trois décennies d'engagement militant au Front pour suivre son ami Florian Philippot dans son aventure "Patriote", est l'auteure de "la liste Montel". Une liste rédigée à la hâte en pleine campagne présidentielle pour dénoncer des emplois présumés fictifs dans d'autres groupes politiques européens et qui a probablement coûté son ministère à François Bayrou. Désormais, c'est en direction "des branquignoles du FN qui se croient tout permis" que l'ex-cadre frontiste entend employer ses talents rédactionnels.
"Ce qui lie ce parti, c'est l'argent. Ceux qui ont refusé de jouer le jeu se sont tous retrouvés tricards", lâche-t-elle, entre deux imitations grinçantes de la présidente du FN. Intarissable sur les colères homériques de Marine Le Pen, sur les chantages à l'investiture et surtout les petits arrangements qui intéressent de près la justice française, Sophie Montel tire à vue mais garde des cartouches pour la suite. Car l'élue prépare un livre sur sa "désillusion" au Front. Le titre n'est pas encore arrêté, mais la date de parution si: "avant les élections européennes" de 2019.
Nul doute que les révélations de l'eurodéputée intéresseront de très près les autorités judiciaires. Dans l'affaire des assistants parlementaires, neuf personnes sont d'ores et déjà mises en examen pour "abus de confiance" et/ou "complicité d'abus de confiance", dont le Front national en tant que personne morale et Marine Le Pen. Tous sont soupçonnés d'avoir planifié ou participé à un "système" visant à rémunérer des permanents du FN avec des fonds européens réservés aux assistants parlementaires. Des emplois présumés fictifs qui seraient tombés à pic au moment où le Front national traversait une très mauvaise passe financière. Montant du préjudice affiché par l'UE: 7 millions d'euros. Et celui-ci ne cesse de grimper.
Prudente, Sophie Montel refuse pour l'heure de trop en dire mais promet que tout figurera dans son ouvrage. Et confirme les indices accumulés par les enquêteurs français qui soupçonnent le parti d'extrême droite d'avoir sciemment détourné les règles du Parlement européen pour financer ses activités nationales. Une source proche du dossier à Strasbourg n'en revient d'ailleurs toujours pas: "Le Parlement est surpris par l'ampleur de la fraude", décrivant à son tour "un système généralisé visant à se répartir des enveloppes".
Pour décrire le groupe frontiste au Parlement européen, Sophie Montel, elle, rejoue la célèbre scène de la cuisine des "Tontons flingueurs". "Un groupe de mafieux attablés en train de se répartir les sandwiches. Et quand une blonde pose une question, on lui crache: 'Touche pas au Grisbi salope!'". Ici, la blonde, c'est elle. "A chaque session, on passait 10 minutes sur les sujets politiques, le reste sur la distribution des avantages", glisse-t-elle avec dégoût. Maintenant, c'est à elle de se mettre à table.
Rendez-vous au tribunal
Repentir sincère ou vengeance philippotiste? Joint par Le HuffPost, le chef de file des eurodéputés FN et étoile montante du parti d'extrême droite, Nicolas Bay, n'a aucun doute sur la nature "délirante" de cette revanche. "Il y a six mois, Sophie Montel vous aurait assuré exactement le contraire", glisse le vice-président du parti en mettant au défi quiconque de produire des preuves d'un "emploi fictif". "Qu'il y ait eu parfois une mutualisation des moyens et des assistants entre élus frontistes, évidemment. Mais chaque assistant parlementaire a respecté son contrat de travail", assure-t-il.
Pas de quoi intimider Sophie Montel qui n'exclut pas de défendre sa version des faits, devant les tribunaux si nécessaire. Elle qui n'est pas (encore?) inquiétée par la justice française a tout de même fait l'objet d'un recouvrement administratif de la part des autorités européennes. 20.000 euros directement prélevés sur ses indemnités parlementaires faute d'avoir pu justifier l'emploi d'un ancien assistant, Kevin Pfeiffer, qui a refusé de la suivre chez Les Patriotes. Une sanction limitée à quelques mois puisque Sophie Montel assure avoir rapidement refusé de "mettre au pot commun".
Plus qu'une menace, un sacerdoce: "Si je suis convoquée par la justice, je dirai ce que j'ai vu et entendu. En toute liberté". Un jeu dangereux, menace en retour un proche de Marine Le Pen: "A l'époque des faits, Florian Philippot était encore plus au coeur du réacteur que les autres. Cela devrait inciter ses Patriotes à la prudence". "Florian n'est pas concerné. Il n'est pas assez con pour ne pas avoir vu venir le risque politique", rétorque un de ses proches, qui jure que Les Patriotes n'ont découvert l'ampleur du pot-aux-roses qu'après leur départ.
"On ne sert qu'à faire tourner la PME Le Pen"
Sophie Montel n'est pas la seule à vouloir lever le voile sur les us et coutumes du parti d'extrême droite à Bruxelles. Chez les Patriotes comme chez certains "marionistes", marginalisés lors du dernier congrès après le départ de leur égérie, les langues se délient, nourries par la même rancoeur ou la même "désillusion" face à la mainmise du "clan Le Pen".
Elus placardisés, petits cadres délaissés, militants désabusés par les déconvenues électorales de 2017 fredonnent souvent la même rengaine: "J'ai cru qu'on voulait le pouvoir et je découvre qu'on ne sert qu'à faire tourner la PME Le Pen".
Les anecdotes abondent en phase avec les éléments à charge accumulés par la justice française. Ici, une eurodéputée qui se fait "engueuler par Marine" parce qu'elle a refusé d'embaucher un assistant au motif qu'elle ne l'a jamais vu. Là, une assistante parlementaire recrutée pour traduire des textes de l'anglais... sans maîtriser la langue de Shakespeare. Ici encore, des embauches croisées entre familles d'élus. Là, des parlementaires qui n'ont jamais adressé la parole à leur assistant en deux ans de collaboration.
"Pour l'instant, nous n'avons reçu quasiment aucune pièce pouvant attester d'un quelconque travail européen. Et je ne parle pas d'un travail législatif, je parle d'un travail tout court", confie une source proche du dossier au Parlement. "Avec les moyens modernes (SMS, mails, historiques des appels) qui laissent tous une trace écrite, il n'est pourtant pas difficile de pouvoir justifier d'un quelconque travail", insiste-t-elle, avant de renvoyer au mail saisi par la police lors d'une perquisition au "Carré", le siège du FN. Dans ce courriel dévoilé par Le Monde, le trésorier du FN, Wallerand de Saint-Just, s'inquiète auprès de Marine Le Pen de la situation financière du parti mais croit voir une issue "si nous faisons des économies importantes grâce au Parlement européen et si nous obtenons des reversements supplémentaires". Sollicité, Wallerand de Saint-Just n'a pas souhaité répondre à nos questions.
Europe des Nations et des Libertés dans la ligne de mire
Nicolas Bay, seul cadre du FN à avoir accepté de répondre ouvertement à nos questions, balaye ces soupçons. "Nos députés ont produit énormément de preuves de travail mais qui ne relèvent pas forcément de l'Union européenne. Ce sont surtout des actes de travail en lien avec les circonscriptions européennes qui sont énormes", assure-t-il en plaidant la "liberté parlementaire" de travailler avec des adhérents du FN.
Sous couvert d'anonymat, une source frontiste reconnait qu'il peut y avoir un doute sur certains "actes détachables ou pas" des activités parlementaires européennes. "Si tel député fait un déplacement dans sa circonscription d'élection avec l'aide d'un assistant mais qu'il ne parle que de politique intérieure, est-ce autorisé? Le débat juridique est complexe", s'interroge-t-elle, tout en dénonçant une "volonté du Parlement européen de restreindre l'activité de ses députés à Bruxelles et Strasbourg".
En attendant, toutes les activités et dépenses des élus frontistes sont désormais passées au peigne fin. Début mars, on apprenait que le Parlement européen s'apprêterait à réclamer plus de 427.000 euros versés au groupe ENL pour des dépenses non justifiées ou violant les règles d'appel d'offres. Parmi les frais "non raisonnables": des repas à plus de 400 euros par personne, une centaine de cadeaux de Noël à plus de 100 euros et 230 bouteilles de champagne.
Une source pointe du doigt le prochain rassemblement du 1er mai. Traditionnellement, celui-ci se déroule à Paris. Cette année, il se tiendra à Nice en compagnie des alliés européens de Marine Le Pen. "C'est pratique, comme ça c'est le groupe ENL qui paye", grince cet ancien élu FN. "Cela n'a rien à voir, rétorque Nicolas Bay. C'est le Mouvement pour l'Europe des Nations et des libertés (MENL) qui organise cet événement 100% européen". Un argument difficilement contestable: outre Marine Le Pen, le chef de la Ligue du Nord italienne Matteo Salvi, le porte-parole du FPÖ autrichien, Harald Vilimsky, le chef du Parti pour la liberté néerlandais (PVV) Geert Wilders et l'ancien dirigeant du Vlaams Belang belge et actuel président du MENL, Gerolf Annemans, doivent prendre la parole.
Marine Le Pen menacée d'inéligibilité en 2022?
Si la présomption d'innocence reste de rigueur, l'enquête de la justice française n'en demeure pas moins un sujet sensible dans les couloirs du "Carré". Sollicité pour une réaction, un cadre frontiste nous a sèchement éconduits en brandissant la menace de poursuites judiciaires. Les souverainistes des Patriotes, eux, ont entrepris leur propre enquête et accumulent les éléments à charge. Avec un objectif assumé: faire "tomber Marine" dans la perspective de 2022.
Si elle exclut toute décision avant les européennes, une source judiciaire proche du dossier consultée par Le HuffPost penche en effet pour un procès avant la prochaine élection présidentielle. Et dans l'hypothèse d'un renvoi devant un tribunal correctionnel et d'une éventuelle condamnation (tout aussi virtuelle) pour "abus de confiance", la législation française prévoit une peine complémentaire d'inéligibilité. "C'est ce qu'elle redoute le plus. C'est pour cela que Marine garde sa nièce sous le coude", persifle un élu Patriote.
Cette menace est encore très lointaine mais la direction du Front national ne veut pas la négliger. "Il n'y a pas d'automaticité puisqu'il s'agit d'une peine complémentaire. Mais cela poserait assurément un problème politique majeur", confirme une source au siège, pour qui ce risque pose de manière encore plus aiguë le souci de "séparation des pouvoirs" dans cette affaire. Un argument qui ressemble de plus en plus à une ligne de défense.
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