Témoignage

Femmes de réconfort : «Nous "servions" quinze soldats japonais par jour»

Entre 1931 et 1945, l’armée nippone a prostitué de force près de 200 000 femmes, mises à disposition de ses troupes. Après s’être longtemps tue, la Coréenne Kim Bok-dong, enlevée à 14 ans, a choisi de militer pour la reconnaissance des victimes.
par Rafaële Brillaud, envoyée spéciale à Séoul
publié le 20 avril 2018 à 19h16

Le vent est aussi glacial que son premier regard. Séoul s'engouffre dans l'hiver et Kim Bok-dong est lasse de raconter son histoire. Elle est néanmoins là, à braver le froid au pied de l'ambassade du Japon, pour soutenir la manifestation qui se tient en faveur des siennes chaque mercredi midi depuis 1992. Au milieu du groupe hétéroclite de militants, d'élèves et de badauds, ses 91 ans ont l'élégance d'un feutre gris, d'un col à fourrure et d'un regard fier. Elle a cette dignité qu'on lui refuse et qu'elle ne cessera de réclamer. Kim Bok-dong fut «femme de réconfort», ianfu en japonais, pendant la Seconde Guerre mondiale. Un sordide euphémisme pour désigner environ 200 000 Taïwanaises, Philippines, Indonésiennes et, pour la plupart, Coréennes contraintes au «service sexuel» dans des maisons gérées par l'armée nippone. Gil Won-ok, compagne d'infortune de 89 ans, est à ses côtés. Une photo et des fleurs occupent le troisième siège : Lee Ki-jung vient de mourir à 93 ans. Il y avait 238 survivantes en Corée du Sud au début des années 90. Elles ne sont plus que deux dans la capitale, trente à travers le pays qui a fait de ce dossier une cause nationale après un demi-siècle de tabou. Qu'importe leur détermination, leur voix s'éteint.

Souffles voisins

La vie de Kim Bok-dong a basculé en 1941 à l'âge de 14 ans. Cinquième enfant d'une fratrie de six filles, elle vit à Yangsan, près de Busan, dans le sud-est d'une Corée alors colonie japonaise depuis 1910. Son père meurt tôt, laissant la famille dans la misère. Par peur d'être enrôlées, les sœurs aînées sont déjà mariées quand un Japonais et deux chefs de villages coréens viennent frapper à la porte. «Ils m'ont dit que je devais soutenir l'effort de guerre en travaillant dans une usine de confection d'uniformes militaires. Cela devait durer trois ans seulement. Si je n'y allais pas, les membres de ma famille seraient considérés comme des traîtres et déportés.» Avec une vingtaine de jeunes Coréennes à peine plus âgées, toutes célibataires, Kim Bok-dong embarque à Busan pour Taiwan, où elle patiente un mois. «Nous pensions que l'usine où nous allions travailler n'était pas encore choisie.» Un jour, on les vêt d'uniformes militaires et on leur demande d'écrire à leur famille que tout va bien, qu'il est inutile de répondre. «Ma mère a toujours cru que j'étais à Taiwan après avoir reçu cette lettre.» En réalité, elle débarque dans la province de Guangdong, dans le sud de la Chine, première étape de son long supplice.

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Les filles regagnent un hôpital en camion militaire. Doivent dire hai («oui» en japonais) lorsqu'on leur pose une question. Et se retrouvent devant un médecin de l'armée impériale. «J'ai résisté pour ne pas écarter les cuisses, mais il m'a dévêtue et examinée.» Elle découvre ensuite son lieu de vie et de travail, la «maison de réconfort», ianjo en japonais : un grand bâtiment où des panneaux de bois dessinent une trentaine de petites pièces, avec des chiffres et des noms, juste assez grandes pour y loger un lit. «Les lieux étaient gardés par des locaux, mais seuls les militaires japonais étaient capables d'une telle organisation, il y avait autant de chambres que de filles à notre arrivée !» Debout, les femmes peuvent se voir. Couchées, elles entendent jusqu'aux souffles voisins. Ce qui se passe après, la vieille femme aux traits fins refuse d'en parler de vive voix. Elle tend une feuille où est consigné son calvaire. «La première nuit, le médecin de l'armée japonaise est entré dans ma chambre. J'avais peur, je me suis enfuie, il m'a tant battue que je ne sentais plus mon visage. J'ai décidé de lui obéir. J'étais très jeune, je n'avais aucune idée de ce genre de choses. C'était si douloureux que je ne pouvais plus uriner. Le lendemain de cette horrible nuit, toutes les filles lavaient leurs sous-vêtements sanglants. J'ai voulu mourir. Alors j'ai donné tout l'argent que j'avais reçu de ma mère à un homme de ménage chinois, qui m'a tendu un liquide transparent. Ça m'a brûlé la gorge. Quelqu'un a appelé un médecin quand j'étais à deux doigts de la mort. On m'a fait un lavage d'estomac, je suis restée inconsciente trois jours.» A cause de ce geste, elle a toujours souffert de maux de ventre.

Les mots sur le papier racontent encore. «En semaine, nous servions quinze soldats japonais en moyenne par jour. Le samedi, ils commençaient à s'aligner à partir de midi. Et cela durait jusqu'à 20 heures. Le dimanche, c'était de 8 heures à 17 heures. Encore une fois, une longue file. Je n'ai pas eu la chance de les compter. Mon vagin était si douloureux et enflé qu'ils devaient mettre de la crème sur le préservatif.» Marque rouge sur la porte, coton pour arrêter le sang. Kim Bok-dong attendait les jours de règles, où elle n'avait pas à servir les soldats, pour se reposer. Comment faisait-elle pour tenir ? «Je n'avais pas le choix», dit-elle sobrement.

«Superstition japonaise»

Dans son livre l'Armée de l'empereur : violences et crimes du Japon en guerre 1937-1945, l'historien Jean-Louis Margolin complète le sinistre tableau : «Ce furent les files de soldats attendant leur tour, pantalon déjà baissé, les matelas d'abattage crasseux dans les stations mobiles du front, le manque d'intimité, les préservatifs militaires de la marque "Attaque !", les maladies vénériennes à répétition (certains soldats refusaient la capote, malgré le règlement), parfois les avortements, les coups et les menaces de certains soldats et, plus systématiquement, des patrons de bordel…» Kim Bok-dong collectait de petits tickets donnés par les soldats. «On a promis d'améliorer nos conditions une fois que le Japon gagnerait la guerre, mais nous n'avons reçu aucun salaire. On nous a juste fourni parfois des vêtements, des cosmétiques et de la nourriture.» Les femmes de réconfort seraient-elles «des travailleuses forcées parmi bien d'autres», pour paraphraser Jean-Louis Margolin, de communes prostituées militaires ou encore des femmes vénales comme s'insurgent les nationalistes nippons ? L'historien Pierre-François Souyri pose, lui, la question d'un «esclavage d'Etat» (lire ci-contre). Et ce qui frappe avant tout, c'est le peu d'ouvrages sur ce thème alors que les victimes ne seront bientôt plus.

Pour comprendre ce système de viol quasiment industriel, il faut revenir au massacre de Nankin en décembre 1937. Les «maisons de réconfort» existent déjà (la première occurrence date de 1932 dans un document de la marine) mais la prise de la capitale de la Chine (Pékin perd ce statut de 1928 à 1949) accentue brusquement le phénomène. Michaël Prazan relate dans le Massacre de Nankin (2007) comment l'armée impériale se livre à une orgie de violence, 20 000 femmes environ sont violées avec barbarie. Vagins griffés, déchirés, mutilés, déchaînement de sadisme avec des cas d'incestes imposés et de fillettes sauvagement prises devant leurs parents… «S'il y eut jamais dévaluation de la vie humaine, avilissement du corps, profanation des codes élémentaires de la morale, ce fut bien dans les violences sexuelles infligées aux femmes», lâche, à bout de mots, l'essayiste. Les condamnations de la presse internationale, la propagation des maladies vénériennes et l'assassinat de certains violeurs par des civils chinois obligent l'état-major des armées à encadrer davantage la sexualité des soldats. Des femmes de réconfort sont alors recrutées dans un souci d'ordre public et d'hygiène. «Au lieu de chercher à contrôler ou à punir les soldats responsables, le haut commandement entreprend de créer un immense système clandestin de prostitution militaire qui attirerait dans ses mailles des centaines de milliers de femmes venues de toute l'Asie», souligne l'historienne Iris Chang dans le Viol de Nankin. «Aux yeux des missionnaires occidentaux qui sauvèrent du viol tant de femmes de Nankin, cette canalisation de la violence sexuelle apparut donc comme un mal nécessaire», ajoute Jean-Louis Margolin.

«L'armée a aussi joué sur une superstition japonaise, celle qu'une relation sexuelle la veille d'un combat ou la possession d'un poil pubien protégeait contre les balles, détaille l'historien Pierre-François Souyri. Cela renvoie à une lointaine croyance selon laquelle la femme contribue à protéger l'homme. Les kamikazes avaient ainsi dans leur avion une poupée donnée par leur sœur, leur mère ou leur petite amie.» En 1942, tandis que quelque 3 millions de soldats sont positionnés à l'étranger, un document ministériel recense 400 stations de réconfort - 280 en Chine, 100 en Asie du Sud-Est, 10 dans les archipels du Pacifique, 10 sur l'île de Sakhaline. Les chiffres s'amplifient les années suivantes. Durant cinq ans, Kim Bok-dong suit les troupes à Hongkong, à Singapour, en Indonésie et en Malaisie, jusqu'à l'arrivée des militaires américains en 1945.

Sobres économies

Aujourd'hui, elle nous reçoit dans sa chambre à l'étage de la maison gérée par le Conseil coréen pour les femmes réduites à l'esclavage sexuel, assise à même le sol chauffé. Un lit plié dans un coin, un petit frigo et un écran plat dans l'autre. Des photos et pacotilles sur un meuble. Kim Bok-dong a fait don de ses sobres économies à des femmes violées en Afrique. «Vous allez vraiment écrire ce que je vous dis ?» répète-t-elle avec une douceur qui lutte contre le découragement. On s'attend à ce qu'elle parle de l'après-guerre avec plus de facilité mais, soixante-dix ans après, la gorge est nouée et les mots tremblent. «Je ne peux pas exprimer ce que j'ai ressenti quand j'ai retrouvé ma famille, c'était trop fort. J'ai parlé à ma mère et elle fut si choquée qu'elle tomba gravement malade : "C'est de ma faute, je n'aurais pas dû te laisser partir avec les Japonais", disait-elle. Je pense que c'est à cause de cette tristesse qu'elle est morte peu après.»

La fin de la guerre fut le début d'une seconde peine pour les femmes de réconfort. Dans une société patriarcale et pudibonde, où une femme violée est une femme perdue, les victimes cachent qu'elles ont été abusées. Kim Bok-dong prétend avoir travaillé dans une usine et trouve un mari : «Ce n'était pas vraiment un mariage d'amour, mais je n'avais pas de moyens». Le couple tangue car elle ne peut avoir d'enfants. Elle se retrouve rapidement veuve et seule, survit de petits boulots. Puis, en 1991, Kim Hak-sun (1924-1997) est la première à enfin briser le silence. Kim Bok-dong témoigne un an plus tard. Elle est aussitôt abandonnée par une partie de sa famille, sur laquelle rejaillit son passé «honteux». «Je regrette un peu d'avoir parlé, cela ne sert à rien, souffle la frêle et irréductible combattante. Je suis en colère et trop humiliée à cause du gouvernement japonais qui affirme que nous étions volontaires, que nous voulions gagner de l'argent. C'est un mensonge ! J'attends des excuses officielles devant la presse internationale.» Et l'on sent, dans la lumière de son visage et de ses cheveux gris, qu'elle a parfaitement compris qu'elle pourrait mourir sans jamais les entendre.

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