Publicité

ABBA, toujours jeune… ou presque

Actuellement exposé à Londres et promis cette année en tournée mondiale «virtuelle», le groupe suédois fédère et prospère toujours, trente ans après sa séparation

L’exposition que le Southbank Centre de Londres consacre à ABBA est destinée aux fans les plus endurcis du groupe. — © VICTOR FRANKOWSKI
L’exposition que le Southbank Centre de Londres consacre à ABBA est destinée aux fans les plus endurcis du groupe. — © VICTOR FRANKOWSKI

ABBA, c’est un peu comme The Beatles ou The Beach Boys: qu’on aime ou pas leur répertoire, on a malgré soi grandi avec lui, se surprenant à connaître à la virgule «Take a Chance on Me». Plus curieux: trente-cinq ans après son implosion, l’aura du vaisseau scandinave ne faiblit pas. Objet d’un culte bizarre, son catalogue fait constamment depuis la fin des années 1980 l’objet de reprises et spectacles lucratifs. S’y célèbrent les tenues kitsch, le positivisme béat et les ritournelles d’un quatuor fâché à mort à la ville, mais qui poursuit néanmoins de faire avantageusement fructifier son héritage. Alors qu’à Londres, le Southbank Centre médite à la manière dont Agnetha Fältskog, Benny Andersson, Björn Ulvaeus et «Frida» Lyngstad ont «infiltré la conscience populaire», les septuagénaires promettent bientôt une suite de shows assurés par leurs… doublures numériques. «Money, Money, Money…»

L’exposition londonienne se nomme Super Troupers. A moins que vous soyez fan transi d’ABBA, on ne la recommandera pas. Au premier niveau du Royal Festival Hall – bâtiment où en juin Robert Smith, leader de The Cure, pilotera la programmation du festival Meltdown (Nine Inch Nails ou My Bloody Valentine y sont annoncés) – attend une proposition à laquelle on n’avait pas rêvé: un «voyage musical» au cœur de la machine ABBA démarré à l’instant où les quatre fantastiques pop «prenaient» l’Angleterre. On est alors en 1974. Assommé par la crise financière, le Royaume nage en pleine déprime. «Tout est crasseux, sombre, désespéré», gronde Jarvis Cocker (Pulp) dont la voix canaille ponctue en off l’exposition. Là, le gang suédois entre en jeu, raflant avec «Waterloo» le Grand Prix du Concours Eurovision de la chanson organisé à Brighton. Grâce à eux, désormais, fini l’abattement. Place aux strass et à une collection de tubes clinquants grâce auxquels la Grande-Bretagne oublie provisoirement sa gueule de bois. Trois ans plus tard, le punk se chargera de lui rappeler de sombres réalités.

Espaces reconstitués

Parc à thèmes pour nostalgiques farci de costumes de scène ou d’archives prêtées par le ABBA Museum de Stockholm, l’exposition permet principalement de sillonner une suite ludique d’espaces reconstitués dans lesquels on pénètre, s’étonne, fouille – et s’ennuie un peu, sans avoir rien appris d’utile: une réplique de la chambre d’hôtel où la bande célébra sa victoire à l’Eurovision, celle d’un studio d’enregistrement vintage, ou encore les toilettes d’un club comportant graffitis aux murs et mégots au sol afin de rappeler combien, depuis trois générations, ABBA fait partout danser, suer, jouir. Problème: sinon le récit sympathique, mais incomplet, servi ici selon lequel les auteurs de «Gimme, Gimme, Gimme» ont sauvé la pop des années 1970, Super Troupers se garde bien de répondre à une question embarrassante: pourquoi est-il encore aujourd’hui toujours question d’Agnetha, Benny, Björn et Frida?

Quelque 380 millions d’albums vendus et un répertoire obstinément célébré partout à travers le spectacle familial Mamma Mia! (deux milliards de dollars de recette) ou par l’interminable revival qui voit chaque saison des formations dispensables reprendre «Dancing Queen» à grand renfort de kimonos brodés et délires capillaires discutables: séparés après dix années d’activité (1972-1982) essentiellement passées en studio ou sur les plateaux télé, les membres d’ABBA gèrent depuis leur patrimoine à la façon d’un fonds de pension. Lucide. Méthodique. Dépassionné. Plus captivant, l’application que ces gens mettent à strictement s’éviter, n’y concédant qu’en de très rares occasions, toutes commerciales. Enfin, il y a leur refus têtu de commenter les coulisses, privées ou artistiques, de ce qui fut l’une des plus extravagantes entreprises pop fondées dans la seconde moitié du XXe siècle. On le sait: l’art d’ABBA n’a jamais été affaire de magie secrète. Fruit d’une efficace synthèse opérée, puis usée jusqu’à la corde entre voix claires idéalement imbriquées, mélodies capiteuses et rythmiques disco enlevées, leurs hits relèvent davantage de l’artisanat maniaque que de la grâce innée.

Doublures numériques

Des compilations composées d’inédits boiteux parues ces dernières années suffisent à le rappeler. Agnetha & Co. besognaient en boutiquiers, écartant systématiquement de leur discographie officielle toute chanson dérogeant à ce qu’attendait d’eux le marché: des tubes d’envergure. Rien d’autre! Mais isolés par le succès, déchirés par des tensions où tout – création et loyauté, fric et fidélité – se mélangeait, les Suédois se sabordaient finalement, millionnaires peut-être, mais comme irréversiblement écœurés par ce qu’était devenu leur équipage plombé par des disputes inouïes, des luttes d’ego sans merci, des dépressions sans issue. Divorce, alors, et zéro retour possible, malgré les prières des fans ou les propositions financières obscènes.

Mais voilà que les irréconciliables annoncent cette fois une tournée mondiale «virtuelle». Produite par Simon Fuller (ex-manager des Spice Girls, concepteur de l’émission X Factor), elle donnera à admirer par le biais de doublures numériques les Scandinaves jeunes, beaux, puissants, adulés, bref tels qu’ils apparaissaient au milieu des seventies. Jusqu’ici, le recours à la réalité virtuelle s’était borné à rappeler sur les planches quelques gloires pop disparues: Tupac Shakur, Dalida ou Claude François. Leur emboîtant le pas, ABBA meurt une deuxième fois, ses membres concédant à être réunis sur scène par la technologie, mais rechignant toujours à dépasser les conditions jamais publiquement élucidées qui menèrent à leur implosion. Quelle aversion, alors, quel seuil dans la répugnance éprouvée les uns pour les autres ont-ils autrefois touché pour se comporter ensemble, aujourd’hui encore, en adversaires? On l’ignore, attendant que soient prochainement dévoilées les premières dates d’un spectacle conçu pour être donné sur les scènes du globe durant plusieurs années. Ironie: durant son épopée, le temps passé sur les routes par ABBA n’excéda pas trois petits mois.

«ABBA: Super Troupers», Southbank Centre, Londres, jusqu’au 29 avril.