Punta de la Dogana

A l'entrée de l'exposition Dancing with myself, à la Pointe de la Douane, le sosie de cire d'Urs Fischer accueille le visiteur.

Palazzo Grassi, photography by Matteo De Fina

1. Retrouver la majesté du Palazzo Grassi

Un an après la démesure de l'invasion Damien Hirst dans la Cité des Doges, avec notamment l'installation d'un colosse décapité de 18 mètres de haut dans l'atrium du Palazzo Grassi, le vaste palais du collectionneur et milliardaire François Pinault renoue avec la simplicité d'un accrochage monographique de tableaux - on le sait, l'homme d'affaires français préfère l'art abstrait et minimaliste. L'exposition Cows by the Water présente le travail du peintre expressionniste abstrait Albert Oehlen, peu connu du grand public. Dans le hall, nu et majestueux, un distributeur automatique de boisons posé dans un coin jure tout de même avec l'architecture du XVIIIe siècle. L'appareil contient des bouteilles de "Cofftea/Kafftee", une boisson chargée en caféine élaborée par l'artiste. Mélange de thé et de café, comme son nom le laisse suggérer, le breuvage est conçu pour ne pas laisser le buveur fermer l'oeil de la nuit. On parie que l'iconoclaste Damien Hirst aimerait en acheter quelques caisses.

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2. Un face à face avec la peinture

Cows by the Water est donc consacrée à l'Allemand Albert Oehlen, 64 ans, élève de Sigmar Polke (magnifiquement exposé en 2016 au Palazzo Grassi). La commissaire Caroline Bourgeois et le peintre ont travaillé ensemble sur le parcours sans s'embarrasser de la chronologie. D'une salle à l'autre, on passe d'une étrange figuration (la série dite des Arbres) à l'abstraction la plus totale, du collage d'affiches bigarrées et bas de gamme à des tableaux gris, du computer painting à la peinture réalisé avec les doigts. Les 85 pièces présentées révèlent l'obsession d'Oehlen pour l'expérimentation sur la matière. Le sujet semble le plus souvent accessoire, ou en tout cas imperméable au spectateur. L'intérêt des toiles complexes et abstraites réside dans la pratique. Le comment plutôt que le pourquoi. Le faire plutôt que le dire. Les oeuvres, toutes de grand format, accrochées près du sol, engagent un rapport physique avec le visiteur. Albert Oehlen ressemble à un champion de shadow-boxing. Il lâche de beaux directs et des crochets ravageurs, mais, faute d'un propos clair, les coups fendent l'air. Persiste la beauté du geste.

Oehlen

Oehlen

© / Palazzo Grassi, photography by Matteo De Fina

Oehlen

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© / Palazzo Grassi, photography by Matteo De Fina

Oehlen

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© / Palazzo Grassi, photography by Matteo De Fina

"Nous avons suivi comme fil rouge la musique", confie Caroline Bourgeois, vêtue d'un manteau à poils verts qui ne dépareille pas avec les toiles colorées de l'Allemand mélomane. On aurait bien aimé interroger l'artiste sur ses goûts malheureusement il n'a pas souhaité rencontrer la presse (il faut se contenter de la playlist qu'il a conçu pour l'exposition). Dommage, l'homme semble avoir de l'humour. Il a choisi de projeter sur une de ses peintures le film 9 semaines et demi et sa scène culte de porn-food. Faut-il y voir un clin d'oeil à son travail ? Mickey Rourke répand en effet le miel sur les cuisses de Kim Basinger, comme lui étale la couleur sur ses toiles. A pleines mains.

Au fil de la déambulation, on remarque quelques références à la musique : une toile de 1996 intitulée Disco 2100, des lignes brisées noires sur fond blanc figurant une sorte de free jazz (la série des Conduction), une installation évoquant l'atelier de l'artiste (un autoportrait sur un lit, un pot de chambre, deux plaques de cuisson, un tableau en cours de réalisation posé contre un mur, une platine vinyle et quelques 33 tours sur le sol), un tableau baptisé Quand Dieu inventa le rock, il devait être chaud... Frank Zappa avait sans doute raison : "Écrire sur la musique, c'est comme danser sur l'architecture. C'est quelque chose de très stupide." Albert Oehlen choisit, lui, de transcrire la musique en peinture. Malin.

3. Un face à face avec les artistes

Intitulée Dancing with myself, l'exposition thématique montée un peu plus loin, à la Pointe de la Douane, n'est pas un hommage au rockeur Billy Idol, l'interprète du tube éponyme. Il s'agit d'un dialogue entre des pièces de la collection Pinault et des oeuvres issues du Museum Folkwang à Essen, en Allemagne, ou une première mouture de Dancing with myself a été présentée en 2016. La proposition est ambitieuse mais elle tient toutes ses promesses, et montre des photos, des vidéos, des sculptures, des peintures dans lesquelles les plasticiens se servent de leur propre corps pour aborder des questions politiques, raciales, de genre, de sexualité... L'artiste comme matériau et non comme sujet. La chronologie s'arrête avant l'ère Internet et exclut de fait les selfies.

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a.k.a., 2008-2009, de Roni Horn.

© / (Courtesy of the artist. Photo by Hermann Feldmann)

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Les photographies de Cindy Sherman.

© / Palazzo Grassi, photography by Matteo De Fina

L'entrée de Dancing with myself est matérialisée par un large rideau de perles en plastiques rouges et blanches. Il s'agit d'une oeuvre de Felix Gonzalez-Torres, décédé en 1996 du sida, représentant les globules rouges et blancs de son sang (Blood). Le ton est donné. Le reste des 140 pièces présentées oscille entre ironie et mélancolie. Un sosie de cire d'Urs Fischer fond lentement sous la chaleur de mèches enflammées. La liquéfaction complète de la bougie à forme humaine est programmée pour la fin de l'événement. Plus loin, une sculpture en bronze d'Alighiero Boetti. Un double de l'artiste, taille réelle, dirige un tuyau d'arrosage sur son crâne. Celui-ci, chauffé par une résistance, provoque l'évaporation de l'eau. Boetti est mort d'un cancer du cerveau peu de temps après cette réalisation.

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Self Portrait (Lupus Attack), 2005, de LaToya Ruby Frazier.

© / (LaToya Ruby Frazier. Courtesy The Artist and Gavin Brown's enterprise, New York /Rome)

A l'étage, une des dernières séries de photographies de Cindy Sherman, qui se grime en personnages de romans ou de cinéma dans des clichés à la mise en scène étudiée, côtoie d'étonnants tirages de Marcel Bascoulard. Ce marginal vivant à Bourges a réalisé tout au long de sa vie des autoportraits en pied dans lesquels il porte des robes qu'il dessine lui-même. Roni Horn interroge elle aussi la question du genre et de l'identité en présentant 15 paires de portraits d'elle effectués à différents moments de sa vie. Troublant. Les photographies de la jeune artiste Afro-américaine Latoya Ruby Frazier prises dans son environnement social et familial, et le road trip à travers l'Amérique du jeune Brésilien Paulo Nazareth, constituent d'autres temps forts de l'accrochage.

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Gilbert & George

© / Palazzo Grassi, photography by Matteo De Fina

L'exposition offre un aller-retour subtil et permanent entre image et sculpture. Un exemple parmi d'autres: au bout du bâtiment, deux petits Maurizio Cattelan en costume, figés dans un lit minuscule, reproduisent une célèbre image-performance des plasticiens Gilbert et George, couchés, eux, dans le lit du poète espagnol Garcia Lorca. Le duo est par ailleurs présent en bonne place à la Pointe de la Douane, avec des grands formats et des oeuvres des débuts comme Drinking sculptures.

Si le parcours, riche de quelques-unes des plus belles pièces de l'art contemporain, pose mille et une questions pertinentes, il apporte aussi une certitude : la collection de la Fondation Pinault n'a rien à envier à celle d'un musée.

Albert Oehlen, "Cows by the Water". Jusqu'au 6 janvier 2019. Catalogue (Marsilio Editori/ Palazzo Grasi-Punta della Dogana), 264 p., 48 ¤.

Albert Oehlen, Taschen publie une imposante biographie d'Albert Oehlen (496 p., 60 ¤).

Dancing with myself, Pointe de la Douane, Venise. Jusqu'au 16 décembre. Catalogue (360 p., 48 ¤).

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