Société
Tribune

Les Japonaises "interdites" de sumo : les médias dans le panneau de la "tradition"

La "tradition millénaire" du Japon n'est pas à l'origine de l'interdiction faite au femmes de pratiquer le sumo. (Source : USA Today)
La "tradition millénaire" du Japon n'est pas à l'origine de l'interdiction faite au femmes de pratiquer le sumo. (Source : USA Today)
« Le mythe n’est ni un mensonge, ni un aveu ! » Cette phrase de la plume de Roland Barthes illustre à merveille la polémique autour de l’incident survenu dans le petit gymnase de la station balnéaire japonaise de Maizuru près de Kyoto, le 4 avril dernier. La vidéo a fait le tour du web. Le maire de la ville vient de s’effondrer en plein discours. Alors que deux femmes médecins se précipitent pour lui faire un massage cardiaque, un arbitre leur intime par haut-parleur de quitter immédiatement le ring de sumo. En effet, si la symbolique qui entoure le sport de lutte japonais ne révèle pas la totalité de la société nippone, elle est suffisante pour poser des questions concrètes sur une société qui a une certaine tendance à se protéger de l’extérieur par une incantation aux effets d’attrape-rêve – « dévore-rêve » pour les amateurs de Pokemon – et en s’en remettant sans cesse à la « tradition. »
Si le Japon fait figure d’exception à plus d’un titre, c’est que son argument culturaliste semble toujours validé et légitimé dans un contexte international crispé par les prophéties du choc des civilisations. Le statut insulaire de l’ancienne puissance coloniale pardonne tous les conservatismes. L’Archipel est perçu à la fois comme un ancien sanctuaire de l’exotisme dont le rayonnement culturel (soft power) inonde le monde de ses mangas et de ses dessins animés ; un ancien empire dont la monarchie constitutionnelle apparaît comme une dérive de la modernité ; un pays de constitution pacifiste, havre de paix pour lequel le réarmement paraît légitime par son exemplarité chevaleresque.

Marécage médiatique

Vous l’aurez compris : le débat qu’a provoqué l’affaire du ring de Maizuru et l’effondrement de son maire M. Tatami suit un schéma bien connu, un schéma qui nous écartèle entre deux visions bien trop caricaturales d’un Japon que le monde se plaît à réinventer au gré des tourments géopolitiques. Aussi prenons-nous ici le risque de renforcer par cette tribune le mouvement de défiance à l’égard des médias. Nous ne pouvons en effet laisser se transformer ce qui aurait pu être un débat en faveur de la cause des femmes, en marécage médiatique alimenté par les titres maladroits de l’AFP, entre autres.
Page de résultat de la recherche sur Google avec les mots "jugées impures", en référence aux deux femmes secouristes japonaises empêchées de venir en aide sur le ring de sumo au maire de Maizuru en plein malaise.
Page de résultat de la recherche sur Google avec les mots "jugées impures", en référence aux deux femmes secouristes japonaises empêchées de venir en aide sur le ring de sumo au maire de Maizuru en plein malaise.
Le monde entier a condamné les agressions sexuelles à caractère raciste du « coach en séduction » Julien Blanc en 2014. Même chose quatre ans plus tard pour Paul Logan, sanctionné par la plateforme Youtube pour avoir filmé le cadavre d’un pendu dans la forêt de Aokigahara. Comment nier que les entrepreneurs du web se nourrissent de stéréotypes pour un commerce qui s’illustre par ses dérives les plus scandaleuses ? Si les moins calculateurs peuvent être punis par le tribunal des réseaux sociaux, la polémique à laquelle nous avons affaire nous place devant une problématique d’autant plus délicate que le problème est japono-japonais. Quel parti prendre entre la cause des femmes japonaises, alors que celles-ci sont constamment présentées à l’extérieur de leur propre pays comme des objets de fantasme depuis l’impérissable Pierre Loti, et une tradition présentée comme ancestrale par les journalistes les moins documentés et pourtant soucieux de se préserver des accusations d’ingérence culturelle colonialiste ?
Le Japon arrive en troisième place du classement des pays concernés par la vague #Metoo dans une indifférence honteuse ou complice. Une tiédeur intellectuelle généralisée que l’on a déjà pu constater lorsque Jean-Marie Le Pen s’est rendu, il y a quelques années déjà, au temple Yasukuni pour rendre hommage aux morts de la Seconde Guerre mondiale. Que ce dernier s’y soit déplacé pour flatter les amoureux du shintô, ou pour se montrer d’un zèle à la hauteur de la passion de Jacques Chirac pour le sumo, il semble urgent de répondre à la question de savoir si le respect de la culture de l’Autre, justifie la logique d’un chacun chez soi qui ne renforcera jamais que les identitaires.
Voir la vidéo des deux secouristes japonaises rejetées du ring de sumo en plein malaise du maire de Maizuru :
Comment le Japon a-t-il reçu la déferlante médiatique ? Analysons d’abord ce qui sépare la vision des journaux japonais de ceux du reste du monde, avant de présenter le débat d’idées qui a animé les responsables politiques et les intellectuels japonais. Ce qui nous permettra d’en tirer les conclusions sur la lutte contre le racisme.

Le débat dans les médias japonais

*Rang le plus élevé que peut atteindre un lutteur sumo.
Le Mainichi est l’un des quotidiens japonais qui propose une version anglaise de ses publications. Le contenu des articles est sensiblement différent selon la langue de travail. Sa version japonaise compare le point de vue de Tomoko Nakagawa, la maire de la ville de Takarazuka, et celui du chargé des relations publiques de la fédération japonaise de sumo. Celui qui est connu sous le nom de Shibatayama après avoir été sacré 62ème champion du titre Yokozuna*, de son nom civil Yasushi Oonokuni, annonce que la fédération « défendra la tradition ». Sa version anglaise ne fait mention que d’un rapport au discours indirect des revendications de Tomoko Nakagawa.
L’Asahi Shimbun est connu pour sa ligne critique. Le quotidien de centre-gauche a publié les témoignages de deux personnes de premier plan, à commencer par celui de la femme secouriste concernée par le scandale. Celle-ci a accepté les excuses sans chercher à donner suite à cette affaire, affirmant qu’elle souhaitait « être tranquille désormais. » Selon certains spectateurs, l’ambiance générale était à l’étonnement après l’annonce dans les haut-parleurs qui demandait aux femmes de descendre du Dohyô, le ring. Un des organisateurs de la tournée des matches amicaux, le maire de la petite ville d’Ayabé, félicite la secouriste, tout en comprenant que l’annonceur ait réagi « sous le coup de la panique ».
Le second témoignage de premier plan est celui de l’ancien ministre de la Culture Hakubun Shimomura. Celui-ci indique que les capacités d’adaptation des secours sont indispensables dans les situations d’urgence. Il rappelle que l’interdiction faite aux femmes de monter sur le ring date de l’ère Meiji au XIXème siècle. Pour l’ancien ministre, si le chef du gouvernement était une femme, lui refuser de monter sur le Dohyô pour la remise des prix poserait problème.
Extrait de la vidéo de l'incident de Maizuru, le 4 avril 2018.
D’ordinaire, le Nikkan Sport est peu enclin au débat d’idées. Pourtant, le premier quotidien japonais des sports a lui aussi jugé utile de publier les prises de position de différents responsables politiques, soulignant que l’affaire avait eu un large écho à l’étranger. La Chine, les États-Unis, le Royaume-Uni et la Corée du Sud ont tous relayé l’information, avec des traitements médiatiques plus ou moins inégaux selon les pays. Les plus critiques ont dénoncé sur le « caractère archaïque » du Japon, les plus modérés se limitant à relayer les réactions des internautes sur Twitter.
*L’équivalent japonais du secrétariat d’État à l’égalité homme-femme en France. **C’est le cas dans certains sanctuaires dédiés à la formation spartiate des moines.
Seiko Noda, ministre déléguée à la Mise en Valeur des Talents féminins* a accepté les excuses officielles présentées par le président de la Fédération Japonaise de Sumo. Un jour, elle a été interdite d’entrer dans un tunnel en travaux sous peine d’attirer le courroux de la divinité d’une montagne interdite aux femmes**. Laissant entendre qu’elle ne fera pas pression sur un bastion conservateur, elle explique que la Fédération japonaise de sumo « décide elle-même de son devenir », tout en ne manquant pas de préciser que l’opinion publique se fera une idée du milieu du sumo si aucun changement n’est amorcé.
Le quotidien économique Nihon Keizai s’est intéressé, de son côté, au responsable de l’annonce malheureuse qui a chassé les femmes secouristes du ring de sumo. Ce comportement semble remis en question par l’ensemble de la société japonaise. Présenté comme un jeune inexpérimenté et penaud après les faits, ce dernier déclare qu’il n’a « plus son mot à dire ».

« Kegare » : l’impureté dans le Shinto

Quotidien à la ligne éditoriale conservatrice, le Sankei Shimbum choisit une stratégie audacieuse, se gardant bien de donner son avis. Cependant, il cite un maximum d’articles étrangers, sans en préciser les sources. L’objectif est ici de présenter les journaux étrangers et notamment américains, tels que le Wall Street Journal, le New York Times ou encore le Washington Post, traitant par le raccourci et des formules lapidaires un pan de la culture japonaise dont ils ignorent les grandes lignes.
*Auteur de manga.
Le quotidien insiste particulièrement sur le terme « Kegare », traduit par « impur » en français pour désigner la nature de l’interdiction faite aux femmes de monter sur le ring de sumo. Par ailleurs, le journal récuse les parallèles qui sont faits avec le théâtre Kabuki où seuls les hommes sont autorisés à jouer, ou encore cette dernière affaire de scandale autour d’une crèche privée qui décidait de l’ordre dans lequel ses employées femmes auraient le droit de tomber enceintes et d’avoir des enfants. L’incident fut initialement publié en langue anglaise dans un article du Telegraph, qui a été remarqué pour ses imprécisions. Il est enfin reproché au New York Times d’avoir fait mention d’un mangaka*, et en l’occurrence de Yoshinori Kobayashi, dont la légitimité semble poser problème.
Sputnik, le trouble-fête de la sphère médiatique, n’est pas en reste dans cette affaire. Le média russe éditorialise le débat. Présentée comme la chroniqueuse de Sputnik au Japon, Ludmilla Saakyan estime que le pays du Soleil-Levant serait en train de perdre son identité et sa culture. Selon la chroniqueuse, l’incident de Maizuru marquerait ainsi une défense désespérée de bastions culturels qui ne sont plus qu’au nombre de deux : la famille impériale et le sumo. Le lecteur averti comprendra que le point commun entre ces deux mondes est la religion shintô.
Comme d’autres, le quotidien les Échos n’a pas hésité à relayer un argument culturaliste sous couvert d’une citation de la source AFP qui a irrigué les principaux médias : « Le président de l’Association japonaise de sumo a présenté ses excuses après que des femmes, accourues sur le ring pour prodiguer des soins d’urgence, en ont été chassées en vertu d’une tradition millénaire. » Les propos de l »ancien ministre de la Culture, Hakubun Shimomura, pourtant membre de cercles de réflexion politique proches des mouvements shintô, démentent cette affirmation qui se retrouve en accroche de nombreux articles publiés dans les journaux français.

Sumo féminin

Comme les médias français alimentés par l’AFP ne semblent rien avoir à envier à la qualité éditoriale de Sputnik News, voici une source sérieuse, en langue japonaise, qui permet de préciser les enjeux tels qu’ils sont perçus au niveau local. Il s’agit d’une traduction d’un article anonyme publié dans le webzine Weezy. L’article commence par rappeler que « l’interdiction des femmes au sumo date de l’ère Meiji ». Par conséquent, « il serait difficile d’y voir une tradition antique ». Weezy cite deux experts : Jyôji Yoshizaki, chercheur en philosophie et professeur honoraire à l’Université d’Éducation d’Hokkaido, et Kazuhiko Inano, chercheur en sociologie au sein du même établissement.
Tous deux ont publié un article intitulé « la tradition de l’interdiction des femmes dans le sumo » qui a fait du bruit jusque sur les réseaux sociaux en langue japonaise. « Le sumo, prenant pour prétexte ses liens avec la religion shintô, a pour posture de ne pas admettre les femmes sur le Dohyô et en a fait une « tradition », rappellent les deux chercheurs. Cependant, une analyse historique prouve que les femmes ont eu un rôle dans les rituels du sumo. » Les chercheurs remettent clairement en question cette pseudo tradition qui viserait à interdire les femmes sur le ring.
Pour appuyer leur propos, les auteurs puisent dans les textes anciens : « Le recueil historique japonais le plus ancien, Nihon Shoki, garde ainsi la trace d’un écrit de la plume de l’empereur Yûryaku«  qui fait allusion à un « sumo féminin pratiqué par les servantes ». Ces servantes « appelées par l’empereur Yûryaku, se changeaient et combattaient au même endroit. » Pour Jyôji Yoshizaki et Kazuhiko Inano, l’idée selon laquelle un interdit aurait frappé les populations féminines concernant le sumo dans l’antiquité est « difficilement défendable ». Les femmes pouvaient pratiquer la lutte japonaise à l’époque Muromachi. Le livre de contes populaires Gizan Koukaku publié en 1596 précise que cette pratique avait lieu dans le cadre de tournois de lutte amateurs pendant les fêtes et parfois à l’occasion de processions religieuses. De nombreux dessins et peintures de l’époque Edo en attestent également.
Les chercheurs relèvent que « la confrérie des sumos qui a précédé l’actuelle Fédération Japonaise de Sumo était déjà en place à l’ère Meiwa (1764-1771), postérieure à l’ère Edo ». « Si une interdiction stricte de la présence des femmes était entrée dans la tradition, cette confrérie en aurait probablement laissé des traces, écrivent les experts. Or, ce n’est pas le cas. On note en revanche qu’à l’époque Edo, les femmes n’avaient pas le droit de se mêler aux spectateurs. Cela, en prévention des disputes qui pouvaient éclater à la fin du combat entre les soutiens du vainqueur et les soutiens du perdant, ce qui ne correspond pas à une volonté d’exclusion. »

L’exclusion des femmes comme construction politique

« Depuis l’ère Meiji, la lutte mixte a disparu. C’est la lutte entre femmes qui s’est imposée. A cette époque, la Fédération Japonaise de Sumo ne reconnaissait pas le sumo féminin. Sentant que la pratique dans son ensemble était menacée, pour préserver son prestige elle a essayé de faire oublier la pratique mixte jugée dégradante. Ce qui s’est traduit par une institutionnalisation de l’interdiction des femmes, appuyée par ses liens avec le culte shintô. » C’est en tout cas l’interprétation des deux chercheurs. Ainsi, ce que la Fédération Japonaise de Sumo présente comme une tradition serait en fait une création récente de l’ère Meiji pour des raisons politiques. « Parmi les autres lieux inscrits au patrimoine mondial de l’UNESCO qui interdisent formellement la présence des femmes, signalons le mont Ômine à Nara, un lieu saint de la religion shugendô. Les femmes n’y ont pas accès. Elles en sont empêchées par un Nyonin-kekkaimon, littéralement un « portail-barrière à femmes ». »
« On a pu constater que certains croient que tous les lieux saints qui accueillent des fêtes ou des rituels sont interdits aux femmes par tradition, et qu’il s’agit d’une règle à n’enfreindre sous aucun prétexte. Makiko Uchidate, ancienne membre du jury a la nomination des Yokozuna, a intégré en 2003 le master en Sciences humaines – mention Religions – de l’Université du Tohoku. Ses recherches portent alors sur la vision du sumo comme rituel religieux. Elles ont donné lieu à un livre intitulé Pourquoi les femmes ne montent pas sur le Dohyô ? L’ouvrage est paru aux éditions Gentôsha. Makiko Uchidate approuve l’interdiction et demande à ce que la culture traditionnelle soit respectée. Pour un débat reposant sur la religion, il était à prévoir que l’on n’aboutirait pas à une conclusion qui revendique l’abolition de cet interdit, même en argumentant qu’elle est aux antipodes de la modernité sans toutefois pouvoir se réclamer de la tradition, déconnectée de l’international ou de propos discriminatoires. »

Sumo aux JO ?

Le public japonais a facilement accès à des sources qui démentent la tradition et le caractère sacré de l’exclusion des femmes du ring de sumo. La décision politique qui a abouti à cet interdit institutionnel est donc sujette à caution. Elle peut être remise en question dans l’arène politique sans avoir à souffrir les incantations d’une frange conservatrice qui pourrait nourrir la nostalgie d’une période où le Shintô était religion d’État.
La question de savoir quelle place la religion shintô accorde à la femme ne doit cependant pas être confondue avec celle de l’égalité homme-femme dans la société japonaise. Elle ne saurait pas non plus gêner la diffusion de la pratique du sumo à l’international alors même que cette discipline aurait les arguments pour accéder au prestige olympique.
Que la religion shintô soit retenue comme partie intégrante de la culture japonaise et qu’elle soit mise en valeur par les organisations internationales ne pose pas de problème. À condition que cette même communauté internationale soit éclairée sur les incidences de ces choix intellectuels sur le quotidien des citoyennes et citoyens japonaises.
Le niveau des connaissances sur le Japon et plus généralement sur l’ensemble de l’Asie doit s’élever, et très vite. Évitons que le débat ne soit pris en tenaille entre la logique de l’extrême-droite japonaise qui rêve d’un Archipel enfermé dans une homogénéité ethnique et des traditions étriquées, et un désintérêt cruel masqué par des a priori historiques sur l’histoire coloniale et impériale du Japon. Ce dernier écueil étant l’expression d’un respect factice et froid.
Par Asia2.0

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