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«Juifs et musulmans: sortons ensemble des dénis»

Delphine Horvilleur est l’une des deux femmes rabbins en France. Figure de la communauté juive, elle se félicite que des responsables religieux musulmans aient choisi de prendre la plume pour dénoncer la «tentation mortifère» des jeunes radicalisés

Delphine Horvilleur, l’une des deux femmes rabbins en France. — © JOEL SAGET/AFP PHOTO
Delphine Horvilleur, l’une des deux femmes rabbins en France. — © JOEL SAGET/AFP PHOTO

Difficile de faire plus symbolique pour une longue conversation sur l’antisémitisme, la laïcité et la difficulté du dialogue entre les religions. C’est au Mémorial de la Shoah, dans le quartier parisien du Marais, que Delphine Horvilleur, rabbin du mouvement juif libéral de France, a proposé de nous retrouver. Les salutations et les remerciements reçus de l’assistance rythment ses pas. Un bureau libre, dans l’un des étages, nous accueille à l’improviste. Notre conversation sur les difficiles relations entre le judaïsme et l’islam, mais aussi sur les valeurs républicaines à défendre, retient aussitôt l’attention de quelques jeunes présents.

Le Temps: Plusieurs centaines de personnalités se sont inquiétées, dans une tribune publiée dimanche 22 avril par «Le Parisien», de la montée d’un «antisémitisme musulman» en France. Le texte demande, entre autres, que «les versets du Coran appelant au meurtre et au châtiment des juifs, des chrétiens et des incroyants […] soient frappés d’obsolescence par les autorités théologiques». Trente imams y ont répondu dans les colonnes du «Monde», mardi, affirmant que la situation, pour eux, «devient de plus en plus intenable». Ce débat révèle-t-il la gravité du phénomène et l’urgence de la situation?

Delphine Horvilleur: Je n’ai pas signé ce manifeste contre l’antisémitisme, dont j’avais pris connaissance la veille de sa publication. Beaucoup de mes amis l’ont fait. Et il exprime de nombreuses vérités. La société française doit, de toute urgence, affronter ce déni dont il faut sortir. Il est incontestable que des parents dont les enfants étaient dans les écoles républicaines se sont entendus dire que la protection de leurs enfants ne pouvait plus être assurée. Il est tout aussi incontestable que des familles juives ont dû quitter certains quartiers, car elles sont menacées par les islamistes radicaux. Les chiffres, les faits parlent d’eux-mêmes et les imams signataires de la tribune dans Le Monde le reconnaissent.

Lisez leur texte: «Notre indignation est aussi religieuse en tant qu’imams et théologiens qui voyons l’islam tomber dans les mains d’une jeunesse perturbée, ignorante et désœuvrée. Une jeunesse naïve, proie facile pour des idéologues qui exploitent son désarroi», écrivent-ils. Comment ne pas se réjouir d’une telle prise de position, d’une telle dénonciation des ravages de l’antisémitisme? Reste à lutter efficacement contre ces idéologues, sans déni, sans prétendre qu’ils ne se nourrissent en rien de la lecture du texte. En clair, il faut tout faire pour réhabiliter des lectures responsables et développer le sens critique des lecteurs. Il est formidable que ce débat puisse enfin avoir lieu. Nous devons maintenant, tous, faire en sorte d’y associer le plus de gens possible.

Ne pas signer le texte publié dans «Le Parisien», cela revient-il à prendre ses distances?

Je ne tiens pas à renforcer l’impression d’une compétition victimaire. Personne ne doit se laisser enfermer par celle-ci, et la comparaison statistique entre la menace qui pèse sur un juif et celle qui pèse sur un musulman me semblait contre-productive. J’écris des livres, dont le dernier avec l’intellectuel musulman Rachid Benzine *. Je suis tous les jours au contact de la communauté juive, dont je connais et je partage les blessures, les inquiétudes et les peurs. La force de ces deux textes consécutifs est qu’ils interpellent chacun d’entre nous. L’un comme l’autre posent une même question: comment conserver, en 2018, les valeurs laïques et républicaines?

La limite que je trouve à l’exercice de dénonciation est la suivante: il ne suffit pas de désigner ce qui pose problème dans les textes religieux d’une autre communauté. Il n’est pas suffisant de se limiter à ce qui est écrit. Nous devons garantir une lecture critique. Comme rabbin, comme enseignante, comme guide de ma communauté, je me pose tous les jours cette question. Je suis heureuse d’apprendre que certains imams se la posent aussi.

Le rempart de la laïcité à la française ne tient-il plus?

Le plus inquiétant pour moi est l’affaiblissement du sens même de cette laïcité. La République a historiquement permis aux croyants de dire «je» au lieu de «nous». Elle s’est imposée historiquement face à l’Eglise catholique en autorisant un seul «nous»: celui de la nation. Or ce modèle vit une crise majeure, c’est incontestable. Le «nous» communautaire est revenu au galop. Il nous explose au visage et la République ne sait pas le gérer. La montée de l’antisémitisme, illustrée par les attentats terroristes ou les assassinats de personnes âgées comme Mireille Knoll (tuée le 23 mars dans son appartement parisien) ou Sarah Halimi (assassinée en avril 2017), démontre la crise profonde de notre prétendu modèle français.

Que fait-on pour protéger les individus menacés en raison de leur religion? Je suis très inquiète de cet étau communautaire, particulièrement à l’œuvre chez les musulmans, car il se double d’une obsession identitaire. Or notre identité française est protéiforme. C’est un catalogue, un mille-feuille. Il m’arrive moi-même de rappeler que je ne suis pas que juive. Enfermer les juifs dans un territoire mental, c’est préparer le terrain à l’antisémitisme.

Manifester, publier des tribunes, prendre la parole pour dénoncer publiquement la montée de l’antisémitisme… Ces initiatives peuvent-elles faire bouger les lignes face à la contamination d’une partie de la jeunesse française par l’islam radical?

La vérité est que les juifs de France sont hantés par l’idée de se retrouver seuls à combattre l’antisémitisme. Nous sommes traumatisés par toutes ces marches qui auraient dû se dérouler à chaque fois que des juifs ont été attaqués, et qui n’ont pas eu lieu. J’ai encore vécu cela au lendemain du meurtre de Mireille Knoll, lors du rassemblement place de la Nation: la communauté juive française était bien sûr très largement représentée. Mais nous redoutions tous de nous retrouver entre nous. Or la lutte contre l’antisémitisme doit être, en France, une cause nationale. Lisez ce qui circule sur les réseaux sociaux: la haine anti-juifs déferle au moindre incident. On ne peut plus se voiler la face.

La clé, c’est l’islam et son poids dans la société française?

La clé, c’est l’état psychologique dans lequel se trouvent les jeunes de nombreux quartiers populaires. L’antisémitisme est bien souvent nourri par des rancœurs sans rapport avec la réalité. Mais elles se sont installées dans la communauté musulmane, et elles sont devenues pour beaucoup trop de gens des réalités. Des clichés tels que «les juifs ont plus de chances que nous», «ils habitent des bâtiments moins délabrés», «ils peuvent accéder à une position sociale ou à un niveau de vie hors d’atteinte pour un jeune musulman» sont dévastateurs au quotidien.

L’antisémitisme se nourrit de cette impression d’impossibilité, exploitée par des religieux charlatans. C’est pathologique. Et en même temps ce n’est pas complètement nouveau. Ce «nouvel» antisémitisme se construit quand même largement des mêmes préjugés que ceux qui ont traversé l’histoire. En cela, il serait erroné et coupable d’en faire une «histoire musulmane».

Dialoguer avec les autres religions, est-ce encore possible en France en 2018?

Le plus grand risque du dialogue interreligieux est de se dire poliment qu’on n’a rien à se dire. Car cela revient à creuser encore plus les fossés, à pousser encore plus les communautés les unes contre les autres. L’autre écueil que je ressens comme très fort est celui du prosélytisme caché qui consiste à dire que tout ce que l’autre enseigne est déjà présent dans votre religion. Je vais être franche: le dialogue interreligieux ne fonctionne vraiment que s’il conduit à la rencontre de l’autre, à accepter le dialogue qui peut vous changer. D’où la grande difficulté d’inclure dans cette démarche les courants religieux orthodoxes, car ils sont tout entiers construits sur l’idée d’une identité inaltérable, et d’une lecture immuable.

Il est très facile de démontrer à coups de versets que nos textes sont racistes ou qu’ils prêchent l’amour du prochain. Faisons preuve d’un peu de bonne foi: tout dépend de ce qu’on va choisir de lire, de ce qu’on décide de faire de la violence de nos écrits fondateurs. Nos communautés sont diverses. L’urgence est de reconnaître que nos traditions religieuses ne parlent pas d’une seule voix.

Des mille et une façons d’être juif ou musulman, de Delphine Horvilleur et Rachid Benzine (Editions du Seuil).

Trente imams mobilisés contre l’antisémitisme

Publié mardi par «Le Monde», le texte s’efforce de répondre aux accusations contre «l’antisémitisme musulman»

C’est un long texte, qui répond à une longue tribune. Interpellés par le «Manifeste contre le nouvel antisémitisme» rédigé par Philippe Val et signé lundi par près de 250 personnalités, 30 imams ont décidé de prendre la parole. Objectif: démontrer que l’islam est aujourd’hui pris en otage par une fraction de ses fidèles. Une manière aussi de prendre ses distances avec le recteur de la Grande Mosquée de Paris, qui avait aussitôt fustigé «le procès injuste et délirant d’antisémitisme fait aux citoyens français de confession musulmane».

«Depuis plus de deux décennies, des lectures et des pratiques subversives de l’islam sévissent dans la communauté musulmane, générant une anarchie religieuse, gangrenant toute la société», affirment les signataires, en tête desquels figure l’imam de Bordeaux, Tareq Oubrou. La réponse à la tribune signée par des personnalités politiques comme Nicolas Sarkozy, Manuel Valls ou Bernard Cazeneuve et par des écrivains ou artistes comme Boualem Sansal, Pascal Bruckner, Antoine Compagnon, Charles Aznavour ou Gérard Depardieu, n’en est pas moins directe: «Nous appelons nos concitoyens, notamment les intellectuels et les politiques, à faire preuve de plus de discernement […], poursuivent les imams. Certains y ont déjà vu une occasion attendue pour incriminer toute une religion. Ils n’hésitent plus à avancer en public et dans les médias que c’est le Coran lui-même qui appelle au meurtre. […] Autrement dit, le vrai musulman, le bon, ne peut être véritablement qu’un mauvais musulman et un citoyen potentiellement dangereux.»

Au centre du texte des imams? La volonté de refuser les amalgames et «cette idée qui voudrait que l’islam soit génétiquement opposé à l’Occident et qu’il est invinciblement incompatible avec les valeurs de la République est précisément celle qui fait des ravages chez toute une jeunesse ignare, sans culture religieuse». Et de conclure le texte d’un «Vive la République et vive la France!».