Illustration "prisonnières de leur mari"

Illustration "prisonnières de leur mari"

Emmanuel Polanco/Colagéne pour L'Express

A la mi-mars, lorsque Nabila est morte, égorgée par son conjoint, les voisins ont parlé d'une femme discrète, tranquille, mais ils n'ont pas su la décrire. Elle sortait si peu de chez elle qu'ils ne connaissaient pas son visage. Dans cette ville de Saint-Ouen, en banlieue parisienne, où la densité de population laisse peu de place à l'intimité, Nabila était invisible, dissimulée derrière les murs de son domicile.

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Pour Fadila*, l'issue fut moins dramatique, mais la vie quotidienne longtemps éprouvante. Lorsqu'elle arrive d'Algérie, tout juste mariée, elle vit cloîtrée par son mari dans un appartement de la grande région parisienne. Lorsqu'il part travailler, il l'enferme, lui coupe le téléphone. Elle ne sort que pour aller faire les courses... en sa compagnie. "Je regardais en bas de l'immeuble et je lui disais : 'Regarde, les Français, même leurs chiens, ils les laissent sortir. Considère-moi comme un chien et laisse-moi sortir'", raconte-t-elle. Elle vit ainsi pendant un an, sous surveillance constante. "Je n'avais personne à qui parler. Je me disais : 'Je vais parler à un arbre, à un chat'", poursuit-elle, dans un flot de mots comme pour oublier ces mois de silence.

Les femmes étrangères plus vulnérables

Combien sont-elles, ces "femmes enfermées", à vivre dans les interstices de nos villes, escamotées par des maris abusifs, victimes de violences psychologiques et, la plupart du temps, physiques ? Le phénomène est méconnu et, par nature, difficilement quantifiable. Il ne peut être mesuré qu'à l'aune de celles sorties un jour de l'ombre pour demander de l'aide. En 2016, 218 femmes ayant appelé le 3919, le numéro d'urgence dédié aux victimes de violences, étaient séquestrées. Et 1929 étaient privées de vie sociale. Autre indicateur : interrogées sur les maltraitances qu'elles ont subies, 67% des femmes mises à l'abri par le réseau Solidarités Femmes évoquent un contrôle permanent, 46% une privation de vie sociale et 22% une séquestration.

Dans le monde associatif, on affirme que l'enfermement touche tous les milieux, toutes les femmes. Pas question de distinguer telle ou telle catégorie sociale ou communauté, de peur d'alimenter une extrême droite toujours prompte à récupérer des exemples pour étoffer son argumentaire. Les étrangères en sont pourtant particulièrement victimes. Parce qu'elles ne connaissent pas vraiment le lieu où elles vivent, parce qu'elles n'ont pour modèle du couple que celui de leur pays d'origine, parce qu'elles s'imaginent dépendantes de leur mari pour leurs titres de séjour, elles se retrouvent dans une situation de vulnérabilité exacerbée. Et les hommes violents en profitent.

Un contrôle permanent

Toutes racontent cet époux si gentil qui se métamorphose lors de leur ­arrivée en France. Elles évoquent des séquestrations totales ou des variantes plus subtiles. Certaines peuvent sortir, mais n'ont pas les clefs. Elles finissent par renoncer à l'extérieur pour éviter les longues heures d'attente avant le retour de leur mari. Elles détaillent le contrôle exercé sur leurs moindres faits et gestes, l'autorisation à demander avant d'allumer l'électricité ou de tirer une chasse d'eau parce que "ça coûte cher".

Fadila, par exemple, ne prenait plus sa douche qu'en cachette. Son mari lui reprochait de consommer trop d'eau. Elles relatent la rupture avec leur entourage, la confiscation du téléphone. Sabrina* se souvient de ces mots qui, peu à peu, l'ont coupée du monde : "Mon mari me disait : 'Ton père, il fait chier et tes soeurs, ce sont des pétasses, je ne veux plus les voir.' Quand on croisait des voisins, il lâchait : 'On ne leur dit pas bonjour, ils sont dangereux.' J'ai fini par être seule."

Illustration "prisonnières de leur mari"

Illustration "prisonnières de leur mari"

© / Emmanuel Polanco/Colagéne pour L'Express

Cirine* croyait vivre dans un appartement en couple avec son mari, elle le partage avec ses beaux-parents et deux beaux-frères. Elle fait le ménage, la cuisine, ne peut sortir qu'accompagnée. Son mari l'autorise à utiliser une tablette pour communiquer avec sa mère, mais uniquement en sa présence, le reste du temps, l'outil est caché. Très vite, il tente de la contrôler totalement. "Lorsque je dormais, il me réveillait. 'Tu n'as pas le droit de dormir si moi, je suis réveillé', criait-il. Et il me reprochait de prendre trop de place sur le matelas, il disait qu'il avait coûté 400 euros et que je ne le méritais pas", rapporte-t-elle.

Sans papiers, comment partir?

Aux violences physiques et psychologiques s'ajoute un chantage aux papiers qui fragilise encore un peu plus ces femmes. La plupart arrivent en France dans le cadre du regroupement familial ou comme conjointe de Français et détiennent un visa de long séjour le temps de s'installer. Il leur faut ensuite valider ce visa auprès de l'Office français de l'immigration et de l'intégration (OFII) pour qu'il vaille titre de séjour. Des maris traînent des pieds, comme celui de Djamila*, qui a fait en sorte d'arriver en retard au rendez-vous à l'OFII.

Lorsqu'elle l'a quitté, elle était sans-papiers. Il est allé au commissariat et l'a dénoncée pour mariage blanc. Elle n'a jamais pu obtenir de régularisation. Déprimée, épuisée par avance de la bataille à mener pour prouver sa bonne foi, elle a préféré quitter la France et se reconstruire ailleurs. Même lorsqu'elles possèdent le droit de rester en France, la menace plane. Lorsque Fadila proteste contre son manque de liberté, son mari lui répond : "Tu n'es qu'une blédarde. Moi, j'ai la nationalité française. On me croira, je suis intouchable." La peur de perdre son autorisation de séjour sur le territoire, d'une durée de dix ans, a fait le reste : elle a longtemps encaissé sans mot dire.

En ruptures avec leur famille

Ces femmes ne savent pas toujours qu'en tant que victimes de violence, elles peuvent obtenir un titre de séjour indépendamment de leurs maris. A qui pourraient-elles en parler, d'ailleurs ? Chacun de leurs mouvements est épié. Parfois, à l'ancienne : lorsqu'elles prennent des cours de français dans des associations de quartier, les hommes attendent leur sortie dans le café en face. Les plus jeunes utilisent des logiciels installés sur les téléphones qui permettent de suivre la propriétaire à la trace.

Les moments d'intimité sont rarissimes. Lorsque Cirine est malade, elle doit aller chez le médecin traitant de son mari. Celui-ci la suit jusque dans le cabinet. Fadila n'arrive pas à parler à sa famille, pourtant installée en France de longue date. "Quand on allait les voir, il se parfumait, il offrait des fleurs, il m'embrassait devant eux. Alors, lorsque j'essayais de raconter ce que je vivais, ma mère me répondait : 'Tu as trop d'imagination, c'est quelqu'un d'adorable. S'il y a un problème, c'est avec toi, pas avec lui.' Et mon père ajoutait : 'On ne veut pas d'ennuis, c'est un cousin.'"

Des volets fermés, indices d'une vie cloîtrée

Il suffit parfois d'un détail pour que leur quotidien apparaisse au grand jour. Un gamin pris à faire des bêtises en bas de son immeuble, à qui on demande : "Dis à ta mère de descendre, je veux lui parler" et qui rétorque : "Ma mère n'a pas le droit de sortir." Des enfants d'âge identique dans une même famille qui laissent deviner deux épouses, l'une qui sort en société, l'autre enfermée à la maison. Une rencontre peut suffire pour que ces femmes se décident à parler. "Les cabinets médicaux et l'école sont les seuls lieux où leurs maris ne peuvent pas les empêcher d'aller. D'où la nécessité de former ces professionnels", insiste Isabelle Colet, directrice de la Maison des femmes de Montreuil (Seine-Saint-Denis). La ville de Saint-Denis réfléchit aussi à sensibiliser les gardiens d'immeubles pour qu'ils repèrent ces situations de claustration grâce à leur connaissance du terrain. Des volets ou des rideaux fermés en permanence sont des indices d'une vie potentiellement cloîtrée.

Illustration "prisonnières de leur mari"

Illustration "prisonnières de leur mari"

© / Emmanuel Polanco/Colagéne pour L'Express

La magistrate Catherine Mathieu, coordinatrice du service aux affaires familiales du tribunal de Bobigny, est régulièrement amenée à statuer sur des ordonnances de protection octroyées à des femmes en situation de danger imminent. Elle a appris à détecter les cas d'enfermement et d'isolement : "Je pose des questions sur la vie quotidienne : qui a les clefs ? Qui fait les courses ? Qui va chercher les enfants à l'école ? Si madame ne travaille pas et que monsieur s'occupe de tout, c'est un signe. Je peux aussi demander qui reçoit les allocations familiales et qui détient la carte bleue. Avec l'avantage que les intéressés ne mesurent pas toujours ce que ces questions et leurs réponses révèlent."

Le coup de trop

Parce que leur conjoint est allé trop loin, parce qu'elles passent outre la honte d'avoir accepté de subir ces humiliations, quelques femmes trouvent le courage de s'enfuir. Elles profitent d'un mari pressé, d'une porte mal fermée, d'une voisine qui passe, d'une bénévole un peu plus à l'écoute que les autres. Cirine a pris sa décision après le coup de trop. Ce matin-là, son mari l'a brûlée au bras avec son fer à boucler. Elle attrape son passeport et part comme si de rien n'était faire les courses avec ses beaux-parents. Au supermarché, elle demande à aller aux toilettes situées à l'entrée du magasin. Elle sort sur le parking, implore un homme de l'emmener au commissariat, il accepte, elle est mise à l'abri. Le médecin constatera des blessures justifiant trente jours d'incapacité totale de travail.

D'autres sont tout simplement abandonnées par leur époux. Un jour, le mari de Fadila l'accompagne chez ses parents. Il ne revient pas, fait venir un huissier pour attester de l'abandon de foyer. Il déclare au commissariat un mariage gris. Elle perd son titre de séjour.

Renouer avec le monde

Pour toutes, commence alors un long parcours judiciaire et administratif. Il faut surmonter la crainte de porter plainte alors qu'on n'a pas de papiers. Au commissariat, il faut insister, faire accepter l'enfermement comme une violence, même lorsqu'il n'y a pas eu d'exactions physiques. Djamila se souvient des sarcasmes subis lorsqu'elle s'est rendue à la police : "Je me suis sentie traitée comme une criminelle." "Il y a des commissariats qui exigent un certificat médical pour prendre la plainte. Et il faut qu'il soit établi par un praticien hospitalier, les médecins de famille sont, à leurs yeux, trop complaisants", confirme Violaine Husson, responsable des questions genre et protection à la Cimade.

En dépit des évolutions de la législation, les préfectures peinent encore à accorder des titres de séjour en raison des "violences conjugales et familiales" (voir ci-dessous). Et lorsque ces titres d'un an se terminent, plane à nouveau l'incertitude. Difficile, dans ces conditions, de reprendre une vie, sortir, s'organiser, trouver un logement, travailler. Surtout lorsqu'elles ont été coupées du monde pendant de longs mois. "Quand je suis sortie, je ne connaissais pas l'argent, ni la valeur des choses, lâche doucement Fadila. Et, surtout, surtout, je ne savais plus dire non."

* Les prénoms ont été modifiés.

A SAVOIR.De toutes petites avancées de la loi

Le projet de loi "immigration et droit d'asile", actuellement en discussion au Parlement, ne constituera pas une avancée majeure pour les femmes étrangères victimes de violences conjugales. Il ne contient que deux dispositions à la portée limitée. Il prévoit ainsi l'octroi d'une carte de résident aux femmes mariées, pacsées ou en concubinage et bénéficiaires d'une "ordonnance de protection" décidée par un juge aux affaires familiales. Jusqu'à maintenant, elles n'obtenaient qu'un titre provisoire d'un an. Mais les conditions de délivrance sont très restrictives : il faut qu'il y ait eu dépôt de plainte et condamnation définitive de l'auteur des faits. Des cas rarissimes. L'autre article corrige les législations de 2010 et de 2016 en gommant une différence de traitement entre les bénéficiaires du regroupement familial et les conjoints de Français qui ont rompu la vie commune pour cause de violences. Désormais, toutes obtiendront de plein droit la délivrance ou le renouvellement de leur titre de séjour. A condition que les préfectures jouent le jeu.

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