Afghanistan

A Tagab, «les Français se prenaient des roquettes, nous, c’est des balles»

Jusqu’à son départ à l’automne 2012, l’armée française occupait une base dans le nord-est du pays. Depuis, les forces gouvernementales afghanes continuent de subir les assauts des talibans. La guerre semble loin d’être terminée.
par Luc Mathieu, Photos Sandra Calligaro
publié le 24 avril 2018 à 20h16

Le plus frappant est le silence. A Tagab, dans le nord-est de l'Afghanistan, les baraquements de ce qui fut la base de l'armée française sont toujours là, intacts ou presque, figés dans la poussière. Les dortoirs, le réfectoire, le centre de commandement : rien n'a bougé depuis le départ des soldats au début de l'automne 2012. Tout est là, mais tout est vide. Il ne reste que quelques câbles électriques arrachés et des néons qui pendent. Sur la porte d'une chambrée, on peut encore lire les noms et le régiment des soldats qui l'occupaient. Dans une autre, un message au marqueur : «Ciao pays de merde, bon courage aux survivants.» Sur une table de la cuisine de l'ordinaire, des soldats afghans retournent des boîtes de conserve et des sacs de céréales périmés depuis 2013. «Les flocons d'avoine, on peut quand même les manger, non ?» demande l'un d'eux. A l'extérieur, des herbes folles ont recouvert les gabions. Une guérite en bois s'est affaissée, prête à s'écrouler.

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Aucune stèle ne recense les soldats français tués au combat. Entre 2002 et 2013, 88 ont péri et plus de 700 ont été blessés en Afghanistan. Beaucoup l’ont été ici, dans ces vallées et vergers de Tagab, Bedraou et Alassaï, à une centaine de kilomètres de Kaboul. Ils sont morts lors d’embuscades, d’attentats-suicides, d’explosions de mines artisanales ou de fusillades provoquées par des talibans infiltrés. En 2012, le président de l’époque, Nicolas Sarkozy, décide que c’en est trop, que cette guerre qui ne va nulle part risque de lui coûter sa réélection. Il accélère le rapatriement des soldats. Cinq ans après leur arrivée, les Français quittent Tagab. Il reste plusieurs centaines d’hommes sur la base voisine de Nijrab et à Kaboul. Ils évacuent à leur tour le pays en 2014.

Les soldats afghans n'ont pas le droit d'aller dans ce qui était l'ancienne base française de Tagab. Leur état-major leur a interdit, sans qu'ils sachent pourquoi. «On ne nous a rien dit, juste qu'on ne doit pas y aller. De toute façon, tous ces bâtiments ne peuvent être utilisés qu'avec de l'électricité. Et nous, on n'en a pas, de l'électricité», dit le commandant Faïz Mohammed. «On pourrait quand même récupérer du petit-bois, ça ne ferait de mal à personne», ajoute un soldat. L'armée afghane et ses 500 hommes sont cantonnés à une extrémité de la base, là où ils ont toujours été. Un puits fournit l'eau et un générateur trois heures d'électricité le soir.

De l'autre côté des barbelés fatigués, les vallées d'Alassaï et de Bedraou s'étalent, deux bras qui enserrent un piton. Derrière, le ciel est rose, orangé sur les sommets, les montagnes ocre coupées de collines noires. Qui contrôle quoi à cet endroit ? «C'est pas compliqué, dit un autre commandant. Vous voyez les arbres devant ? A partir de là, ce sont les talibans.» Les arbres sont à moins de 500 mètres. Un peu plus loin, à travers les vergers sans feuilles, des points blancs scintillent. Ce sont des drapeaux de «l'Emirat islamique d'Afghanistan» – le mouvement taliban –, posés sur le toit de maisons ou accrochés à des poteaux. Les soldats en ont compté une bonne cinquantaine.

«Diversion»

Beaucoup de guerres se jouent à Tagab. Il y a celle de l'armée afghane, de la police locale, des renseignements afghans, des forces spéciales américaines, de la CIA et de ses drones. L'époque n'est plus celle de la toute-puissance de l'Otan, qui a compté, en 2011, jusqu'à 100 000 soldats dans le pays et des milliers d'avions et d'hélicoptères. Ils ne sont plus que 13 000 et se cantonnent à la formation des forces afghanes. Il n'y a plus de grands discours sur les stratégies de contre-insurrection et la nécessité de «gagner les cœurs et les esprits» de la population. Le conflit est redevenu local, entre des ennemis qui se connaissent parfaitement, parfois par leur nom. C'est une guerre de positions. L'armée afghane tente de marquer son territoire, de s'implanter au milieu des terres talibanes, en bâtissant des dizaines de fortins et de check-points. Il n'est pas question de gagner, mais juste de ne pas se laisser submerger. Les positions sont précaires.

Ce soir-là, comme tous les soirs, le commandant Faïz Mohammed, la cinquantaine et le teint buriné par ses années de déploiement dans le sud du pays, est dans son bureau. Il n'y a pas d'ordinateur, d'écran plat ou de matériel sophistiqué. Juste une table, des canapés dans lesquels les officiers boivent leur thé, et une vieille carte de l'Otan, à moitié déchirée, au mur. Et une radio. Depuis une bonne heure, l'officier ne la lâche pas. Les messages se succèdent depuis les bases avancées. Trois sont attaquées en même temps. «Faites attention, surveillez vos arrières. Pendant qu'ils lancent l'assaut d'un côté, ils passent de l'autre. C'est une diversion», dit-il à la radio. Il ne panique pas et reboit du thé. Comme d'habitude, les talibans se retirent rapidement. Ils réattaqueront de toute façon le lendemain. Ils vont à peu près où ils veulent à Tagab, région pachtoune et conservatrice.

Le même jour, le commandant était parti en convoi à deux kilomètres pour réapprovisionner un check-point sur la route qui mène au nord, vers Nijrab. Il avait fallu plus d’une demi-heure. Le Humvee – un blindé américain – de tête, équipé d’un brouilleur de téléphones portables, s’arrêtait sans cesse pour laisser sortir les démineurs qui inspectaient chaque canalisation creusée sous la route. A peine arrivé, le commandant recevait un appel radio. Le convoi repartait aussi vite vers la base. Deux talibans venaient de l’attaquer, blessant deux jeunes soldats de garde à l’entrée.

L'incident est banal. «Les Français se prenaient des roquettes, nous, c'est des balles», dit un officier. Il montre d'où sont venus les assaillants, de cette ruelle bordée d'une maison rose qui donne sur la base. L'armée afghane ne la bloque pas. «Il y a des civils qui vivent là. On ne peut pas les empêcher de sortir de chez eux», dit-il. Son téléphone sonne. Ce sont les services de renseignement afghans (NDS) qui ordonnent une riposte. Il faut tirer cinq mortiers dans la vallée d'Anarjoy. «Je veux bien, mais il faut faire attention, on a un check-point à 200 mètres», répond l'officier. Un autre râle : «Ce sont nos munitions et on n'en a pas beaucoup. Pourquoi le NDS ne tire-t-il pas lui-même ?» Les mortiers exploseront comme prévu dans un champ de la vallée. C'est un message adressé aux talibans, pas une tentative de les tuer. «Il n'y a personne là-bas. C'est seulement un endroit où ils se regroupent parfois», explique l'officier.

Les opérations d'envergure sont laissées aux services de renseignement et aux commandos, souvent héliportés dans des appareils de l'armée américaine et épaulés par des drones. Elles se déroulent en secret, et leurs bilans sont rarement publiés. Un commandant montre sur son téléphone une vidéo prise après un assaut il y a quelques mois. Des hommes en civil marchent tête baissée au milieu de maisons écroulées. «27 talibans ont été éliminés ce jour-là», affirme-t-il. En 2017, selon le NDS, environ 150 insurgés ont été tués, 80 blessés et une vingtaine faits prisonniers.

Les services de renseignement afghans ont un décompte précis du nombre d'insurgés : près de 900 à Tagab, plus de 500 dans la vallée voisine d'Alassaï, et 130 groupes au total dans la province de Kapisa. La grande majorité sont afghans, avec quelques Pakistanais, Ouzbeks ou Saoudiens à des postes de commandement. Aux combattants originaires de Tagab s'ajoutent ceux venus d'autres provinces, de Kunar, Baghlan ou Kunduz. «Les talibans n'ont aucun mal à recruter, il y a des madrassas [des écoles coraniques, ndlr] partout dans les vallées», dit un officier. La paie est intéressante : environ 30 000 afghanis (350 euros) par mois pour un taliban de base, plus du double de la solde d'un soldat de l'armée afghane.

Infiltrés

L'hiver, des commandants insurgés et leurs familles quittent le pays pour le Pakistan ou Dubaï. Au printemps, ils reçoivent des renforts. Ils n'ont aucun mal à trouver des armes, qu'ils achètent parfois à des officiers corrompus de l'armée afghane. Ils ont aussi une «unité rouge», sorte de forces spéciales, équipée de lunettes de vision nocturne et de mitrailleuses lourdes. «C'est une délégation venue de Kandahar qui leur a apporté le matériel en mai dernier. Mais on ne les a pas lâchés depuis. On a tué la plupart, il n'en reste que quelques-uns qu'on finira», dit un soldat.

Les talibans sont aussi infiltrés au sein de l'armée. Sur les 600 soldats déployés à Tagab, une quarantaine sont considérés comme suspects par le NDS. «On se méfie entre autres de ceux dont toute la famille vit au Pakistan. Ils peuvent être victimes de pressions, ou être eux-mêmes déjà convaincus», dit un officier des renseignement. Quand de hauts gradés viennent en visite, ils sont consignés dans leur chambrée.

Comme partout en Afghanistan, les talibans ont mis en place un gouvernement fantôme dans la province et ses districts. Les nominations sont décidées par la choura de Quetta, la direction du mouvement. Lors du déploiement des soldats français, le gouverneur militaire de Kapisa s'appelait Qari Baryal. Il est désormais responsable de Kaboul et a été remplacé par un certain Cheikh Zakh Mohammad. A Tagab, le nouveau chef s'appelle Qari Ihsanullah. «On le connaît bien. Il s'est longtemps occupé des finances du groupe», dit un officier. Où est-il ? Le gradé tend le bras vers une montagne qui borde la vallée de Bedraou. «Il est souvent là-bas, dans un village au pied de la montagne.» Pourquoi ne pas lancer une opération contre lui ? «On ne peut pas. Si on y va, on se fait tuer.» Contacté par téléphone, Qari Ihsanullah affirme qu'il n'est pas question de négocier : «Tant que nous serons vivants, nous combattrons le gouvernement, nous n'arrêterons jamais. L'armée afghane raconte que nous sommes affaiblis, mais c'est complètement faux.» Le chef taliban était déjà actif durant le déploiement de l'armée française. «Les Français voulaient nous tuer, moi et mes hommes. C'est normal, on était ennemis, on se battait. Mais là, les forces du gouvernement, aussi bien l'armée que la police, détruisent des maisons, bombardent des villages et tuent des gens qui n'ont rien à voir avec nous. La population n'en peut plus.»

«Moutons»

Rahimullah, la quarantaine et une barbe rousse teinte au henné, n'habite plus à Tagab. Il a quitté son village il y a six mois, lassé des combats. «Le problème, c'est que j'habite sur la ligne de front. D'un côté il y a les talibans, de l'autre l'armée et la police. Ils posent tous des mines. Des moutons explosent sans arrêt. C'est devenu invivable», explique-t-il. L'ancien fermier vit avec sa famille, y compris ses neveux et nièces, une bonne trentaine de personnes au total, dans deux maisons miteuses et mitoyennes à la sortie de Kaboul, sur la route de Jalalabad (dans l'Est). Il dit aujourd'hui regretter l'armée française. «Ils faisaient attention, ils ne bombardaient pas les civils et se comportaient bien. Ils nous prévenaient même avant les grosses opérations. Maintenant, les seuls étrangers sont des forces spéciales américaines. Ils s'attaquent sans raison aux habitants. Il y a quelques semaines, ils ont tué deux personnes et fait prisonnières six autres à Adizahi. Mais je les connais, ce sont des commerçants, pas des talibans.»

Plus encore que les forces américaines, les habitants craignent la police locale (Afghan Local Police, ALP). Imaginée et financée, en majeure partie, par les Etats-Unis, elle est composée de combattants locaux. Mais ce qui devait devenir une force d'appoint de l'armée afghane s'est transformé en milice, coupable de rackets et d'exactions. A Tagab, l'ALP est dominée par des anciens membres du Hezb-i Islami, mouvement de Gulbuddin Hekmatyar, seigneur de guerre islamiste réputé pour sa cruauté. «La plupart étaient des commandants moudjahidin qui combattaient à l'époque des Soviétiques. Après, quand les talibans ont pris le pouvoir, ils ont perdu le leur. Aujourd'hui, ils se vengent et règlent des comptes. Ils ciblent des familles qui ne les ont pas aidés à l'époque», dit Rahimullah.

Selon lui, les membres de l'ALP se comportent comme les nouveaux maîtres des villages qu'ils contrôlent. Ils se servent, et menacent. «Ils débarquent chez vous en disant : "On sait que vous avez une kalachnikov, donnez-la-nous !" Si on refuse, ils tapent, ou ils tuent. Moi, ils voulaient que je leur fournisse des chaussures et des uniformes pour 20 combattants. J'ai dit : "D'accord, mais comment je sais que vous ne me demanderez pas autre chose après ?" J'avais raison. Au final, ils m'ont volé un terrain et j'ai dû partir.» «A tout prendre, les gens préfèrent les talibans à l'ALP», confirme un officier de l'armée afghane.

Réfugiés à Kaboul, Rahimullah et sa famille attendent l'arrivée de l'été et la reprise des combats pour voir qui s'imposera dans leur village. L'hypothèse talibane ne les effraie pas outre mesure. Les insurgés n'ont pas attendu le départ de l'armée française pour mettre en place leur ordre et leur administration. Partout où ils ont pu, ils ont rempli le vide laissé par un pouvoir central défaillant ou absent. «Si vous êtes dans votre droit, leur justice est bien meilleure que celle de l'Etat. En cas de litige entre deux voisins pour des histoires de terres, il faut plusieurs mois, voire des années, pour que les juges du gouvernement à Mahmoud-é-Râqi [le chef-lieu de la province] rendent une décision. Et c'est celui qui paie le plus qui gagne. Les talibans aussi peuvent être corrompus, mais beaucoup moins. Il faut venir avec un dossier et des témoins. En maximum dix jours, ils rendent une décision. Elle est appliquée immédiatement et il n'y a pas d'appel possible», raconte un frère de Rahimullah. Les talibans ont aussi leurs propres prisons. Ceux qui sont reconnus coupables d'adultère n'y vont pas, ils sont exécutés.

Les écoles ne leur échappent pas non plus. Ils administrent celles du gouvernement, qui continue de payer les professeurs. «Les talibans gèrent tout, jusqu'à l'emploi du temps, mais ils ont gardé les programmes officiels, en ajoutant des cours de religion. Ils sont très stricts avec les profs, qui n'ont pas le droit d'être absents sans une vraie bonne raison. Il y a moins d'absentéisme que dans les zones gouvernementales», explique Rahimullah. Les filles ne vont pas à l'école. «Elles n'ont de toute façon jamais été à Tagab, talibans ou pas», poursuit le fermier.

Drapeau blanc

D'une administration classique, les talibans ont conservé les impôts. Ils s'arrogent 10 % des récoltes ou de ce qu'elles ont rapporté, au titre de l'ocher («le dixième»). «On arrive à les berner, explique un fermier. Quand on récolte 500 kilos de grenades, on leur dit qu'on en a 300.» Les insurgés rackettent aussi : 1 000 afghanis (11,50 euros) par mois pour raccorder une maison au réseau électrique. Si leur discours est toujours autant hostile aux forces gouvernementales, ils négocient parfois. Dans la vallée d'Alassaï, ils ont passé un accord avec l'armée : les soldats administrent le bazar de 8 heures à 16 heures ; les talibans s'arrogent le reste du temps.

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A Tagab, la guerre est tellement ancrée, tellement habituelle, qu'elle semble naturelle, normale. Personne ne pense qu'elle va s'arrêter. «On est en guerre depuis quarante ans. La seule façon pour que celle-ci s'arrête serait que le Pakistan ne soutienne plus les talibans mais ça ne semble pas parti pour», dit le commandant Faïz Mohammed. Le gradé n'en veut pas à la France d'avoir retiré ses troupes : «On peut se débrouiller sans eux, ils n'allaient pas rester éternellement. On a juste besoin de soutien aérien, pas de soldats étrangers.» Comme les officiers français avant lui, il revendique un succès : la sécurisation de la route qui descend vers le lac et le barrage de Naghlu. Mais la réalité est plus complexe. Quelques heures plus tard, un convoi de l'armée afghane quitte la base vers le lac. Le long de la route qui longe la rivière, un drapeau blanc des talibans flotte tranquillement. «Il y en a plusieurs autres après, dit le jeune soldat aux cheveux longs qui conduit le Humvee. Il sourit, assure que c'est normal et qu'il n'y a rien à craindre. Ils attaquent souvent mais ils ne tirent qu'avec des kalachnikovs. On ne risque rien dans le blindé.» Il sourit mais il accélère.

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