« Nous sommes malades de notre rapport au temps »

L’historien Jérôme Baschet a pour ambition de « défaire la tyrannie du présent » pour inventer des « futurs inédits ». Entretien.
« Nous sommes malades de notre rapport au temps »

Vous le savez, Usbek & Rica explore le futur. Et quand un historien a pour ambition de Défaire la tyrannie du présent (La découverte, 2018) pour inventer des « futurs inédits », cela titille notre curiosité. D’autant que la lecture de l’ouvrage, entre critique de notre enfermement dans le présentisme et pistes de réflexion sur l’émergence possible d’un « à venir » meilleur, offre de passionnantes pistes pour, justement, comprendre le présent et préparer l’avenir. Entretien avec son auteur Jérôme Baschet, historien spécialiste du zapatisme et maître de conférences à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS).

Usbek & Rica : « Le présent doit fabriquer quotidiennement son futur et son passé. Et en cela, il est son seul horizon à lui-même », disait François Hartog. Votre ouvrage et votre réflexion s’inscrivent à sa suite, et se nourrissent des réflexions des zapatistes autour du « présent perpétuel ».  Pouvez-vous déjà, dans un premier temps, définir de quoi le présentisme est le nom ?

Jérôme Baschet : Je dois d’abord inverser l’ordre des facteurs : pour moi, ce sont les analyses du présent perpétuel proposées par les zapatistes dans les années 1990 qui m’ont conduit à ce travail, même si bien sûr, en tant qu’historien, je reprends et discute aussi les propositions de François Hartog. Le présent perpétuel, ou présentisme, est une forme d’enfermement dans un présent hypertrophié qui, d’un côté, affaiblit le rapport historique au passé en réduisant ce dernier à quelques images mémorielles éparses et, de l’autre, interdit toute perspective de futur qui ne soit pas le prolongement du présent.

Jérôme Baschet en 2016, au cours d’une interview.

Éternisé, le présent apparaît dès lors comme le seul monde possible. C’est un rapport au temps historique (un « régime d’historicité », dans la terminologie de François Hartog) qui est propre à la forme néolibérale du capitalisme, qui s’impose à partir du milieu des années 1970 et, plus encore, dans la décennie suivante.

« L’accélération de l’accélération nous soumet à une dictature de l’urgence »

Deux sentences sont emblématiques de cette période : le fameux TINA attribué à Margaret Thatcher (There is not alternative) et une autre, de l’historien François Furet, pour qui « nous sommes condamnés à vivre dans le monde dans lequel nous vivons  ». Les idées de révolution, d’émancipation, de transformation sociale radicale sont déclarées définitivement mortes ; il n’y a pas d’autre horizon que le présent néolibéral.
 
Vous parlez de « pathologies temporelles ». Quelles sont les manifestations et les conséquences sur nous de ce présentisme omniprésent, de cet « état d’urgence permanent » ?

L’homme contemporain est malade du temps, de son rapport au temps. Les contraintes du monde de l’économie sont en grande partie des chrono-contraintes, des formes de pression sans cesse accrue sur nos ressources temporelles.

Dans le film Time Out, sorti en 2011, l’humanité a été génétiquement modifiée. À l’âge de 25 ans, un compteur intégré à l’avant-bras de chacun, crédité d’une année, se met en marche. S’il tombe à zéro, l’individu meurt.

L’accélération de l’accélération nous soumet à une dictature de l’urgence : tout doit être fait au plus vite, sinon « tout de suite », pour courir ensuite vers l’événement ou l’objectif suivant, qui efface ou oblitère le précédent à un rythme qui s’apparente à un tourbillon. En réalité, il ne s’agit pas seulement d’un phénomène d’accélération ; c’est, plus précisément, qu’il y a toujours davantage à faire par unité de temps. Cette densification quantitative du temps est, tout simplement, la norme de productivité caractéristique de l’économie capitaliste ; mais elle se diffuse désormais partout, aussi bien dans les services publics que dans l’ensemble des aspects de la vie. Elle est une dimension majeure de la souffrance au travail et du stress généralisé qui conduit à un usage massif de médicaments divers, et parfois aussi à des phénomènes comme le burn out.

Extrait de la couverture de l’ouvrage de Jérôme Baschet

C’est aussi pourquoi de plus en plus de gens ont le sentiment désespérant de ne pas pouvoir faire correctement leur travail, ce qui est particulièrement aigu parmi les personnels soignants des hôpitaux. L’intensification extrême du rapport entre quantité et temps (Q/T), parce qu’elle relève d’une logique purement quantitative, conduit aussi au sentiment que ce que l’on fait, au travail ou ailleurs, est dépourvu de sens véritable – d’où un mal-être et des doutes croissants, et parfois des dynamiques de désadhésion et de décrochage, latentes ou effectives.

« Le discours du pouvoir se fonde moins sur une promesse d’avenir que sur la nécessité de s’adapter au monde tel qu’il va »

Temps saturé, fin du progrès et de la certitude d’un futur meilleur… Pour vous, le présentisme, forme d’historicité propre au néolibéralisme, tue le futur. Comment et pourquoi ?

Il y a un retournement complet par rapport aux conceptions qui prévalaient avant la montée en puissance du présentisme. François Hartog a bien souligné que le régime d’historicité propre à la modernité classique, depuis les Lumières, était « futuro-centré ». La foi dans le Progrès, en tant que mouvement général de l’Histoire Universelle, impliquait l’absolue certitude d’une avancée vers un futur meilleur – et, pour certains, vers les lendemains qui chantent d’un socialisme inscrit par avance dans les lois de l’histoire. C’est cet ensemble de certitudes résolument optimistes que le présentisme a achevé de liquider.

Charlie Chaplin dans Les Temps modernes

En contraste avec la période antérieure, s’affirme, notamment parmi la jeunesse, le sentiment de ne pas avoir d’avenir, ou du moins prévaut une grande difficulté à se projeter dans un futur qui paraît très sombre et lourd de menaces. Et quand on prend conscience des implications dramatiques d’un dérèglement climatique que les mesures actuelles sont incapables d’enrayer, ce sentiment est loin d’être sans fondement. Même le discours du pouvoir se fonde désormais moins sur une promesse d’avenir que sur la nécessité de s’adapter au monde tel qu’il va, et notamment à la concurrence mondialisée. Le présentisme est une forme de fatalisme adaptatif.

Le transhumanisme et l’accélérationnisme sont analysés dans votre ouvrage comme des reliquats de la croyance dans le progrès. C’est-à-dire ?

En effet, l’idée du Progrès n’a pas entièrement disparu. Elle perdure aussi dans la rhétorique politique qui, à défaut du progrès lui-même, invoque en permanence croissance, développement ou modernisation. Pourtant, la grande idée du Progrès, qui impliquait la certitude d’une amélioration globale, pas seulement matérielle mais aussi culturelle et civilisationnelle, est devenue intenable. Pour les raisons déjà dites et parce que la dimension destructrice de l’essor économique apparaît désormais au premier plan.

« Le transhumanisme repose sur un scientisme aveugle aux conséquences néfastes d’une techno-science arrimée aux exigences productivistes du capitalisme »

C’est pourquoi il ne reste de l’idée du Progrès que des formes désormais restreintes au domaine technologique et économique, ou bien au contraire des formes hyperboliques et tendanciellement délirantes. C’est le cas, à mon sens, du transhumanisme, qui repose sur un scientisme a-critique, aveugle aux conséquences néfastes d’une techno-science arrimée aux exigences productivistes du capitalisme, et qui joue dangereusement de fantasmes narcissiques de toute-puissance et d’immortalité.

Illustration de Kouzou Sakai réalisée pour Usbek & Rica dans la cadre d’un article sur l’accélérationisme

Quant au Manifeste accélérationniste de Srnicek et Williams, il a bénéficié d’un engouement bien excessif, si l’on remarque qu’il ne fait que remettre au goût du jour les schémas les plus éculés d’un marxisme-léninisme très conventionnel : nécessité d’un développement maximal des forces productives, utilisation des méthodes de production et de gestion capitalistes les plus avancées pour construire le « socialisme », rapport prométhéen à la Nature, confiance dans l’avancée triomphale de l’Histoire, etc. Bref, ils reprennent à leur compte tout ce qui a conduit à l’échec des révolutions passées, comme si le XXe siècle n’avait pas eu lieu.
 
Les visions du futur portées par le présentisme (dystopie, catastrophisme, effondrement…) effacent-elles le futur comme espérance ? Comment dès lors penser un futur désirable ?

Ce que je propose est précisément de rouvrir le futur. Un futur désirable qui permette d’échapper à l’enfermement présentiste et à la fatalité de la catastrophe. Mais il faut le faire d’une manière qui ne reproduise pas le futur de la modernité classique – celui auquel les accélérationnistes s’accrochent. Il y a donc bien, parmi ceux qui considèrent que le capitalisme n’est pas le dernier mot de l’histoire, un clivage majeur : certains veulent restaurer une vision moderne qui entend aller dans le sens de l’histoire ; les autres considèrent au contraire, avec Walter Benjamin, qu’il faut une révolution pour actionner le frein d’urgence et freiner la course folle du train vers le désastre.

« Il faut inventer un futur inédit, et non tenter de restaurer celui de la modernité, désormais impossible »

Il faut donc, à mon sens, inventer un futur inédit, et non tenter de restaurer celui de la modernité, désormais impossible. C’est dans l’inspiration zapatiste que je trouve ici une vive inspiration. Ainsi, les zapatistes multiplient les figures qui établissent un lien, un pont entre le passé et le futur. Alors que le futur de la modernité devait nécessairement se détacher d’un passé condamné à l’archaïsme, on doit plutôt chercher dans le passé des aspirations émancipatrices non abouties, comme autant de points d’appui qu’il ne s’agit pas de reproduire mais qui permettent de mieux s’élancer vers l’inédit.

Une coopérative autonome au Chiapas (cc FlickR)

La quête de modalités non planificatrices de l’anticipation est également importante : l’aspiration anticipante, en tant que désir de ce qui n’est pas encore, doit retrouver toute sa place ; mais elle ne peut plus prendre la forme d’une planification, comme dans la modernité classique. Lier l’attente du futur à un haut degré de certitude est désormais intenable ; l’aspiration anticipante, associée à l’incertitude et à l’imprévisibilité, ne peut être crédible que dans sa fragilité même.

Vous appelez à « rouvrir le futur », à se le réapproprier. «  Inventer un futur largement inédit, voilà une tâche qui ne manque pas d’importance, dès lors que nous ne nous satisfaisons pas de l’état de fait présent et que nous souhaitons expérimenter des chemins neufs pour s’en extraire », écrivez-vous. Alors comment fait-on ? Quelles seraient les solutions pour sortir de cette tyrannie du présent ?

Il s’agit de conforter des régimes d’historicité et de temporalité émergents, impliquant notamment un statut inédit du futur et permettant de défaire la dictature de l’urgence, de prendre le temps au lieu d’en manquer toujours. Mais tout cela suppose, en premier lieu, l’expérimentation concrète de ce que j’appelle des espaces libérés, à toutes les échelles possibles, individuelles ou collectives. La construction de l’autonomie dans les territoires zapatistes du Chiapas en est l’un des exemples les plus conséquents. Plus près de nous, la ZAD de Notre-Dame-des-Landes en est un autre. On y invente d’autres manières, autodéterminées et joyeuses, de vivre et d’habiter, de faire-commun en étroite relation avec le milieu vivant non humain. Si, pour Vandana Shiva, la ZAD montre « comment cultiver le futur  », une banderole déployée sur place pendant l’intervention policière lancée le 9 avril dernier amplifie le propos en affirmant que « le futur est une zone à défendre ».

Se noue ainsi un lien essentiel entre l’expérimentation présente et l’émergence d’un futur inédit. La lutte pour la construction présente d’espaces libérés, soustraits à la logique de la marchandisation généralisée, ouvre d’autres possibles pour l’à-venir et peut amplifier le désir de ce qui n’est pas encore. Agir maintenant, en multipliant les brèches, et anticiper des futurs inédits, au-delà du monde de la destruction capitaliste, sont deux démarches intimement associées, qui ne peuvent que se renforcer mutuellement.

 

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