Disparition

Abbas dans les abysses

Le photographe français d’origine iranienne, membre historique de l’agence Magnum, est mort à 74 ans. Il aura largement documenté la révolution islamique en Iran et, grand voyageur, édifié une «fresque» consacrée aux religions, monument de photojournalisme.
par Clémentine Mercier
publié le 25 avril 2018 à 20h46

Il était encore là, il y a quelques semaines, dans les bureaux de Libération. En forme et actif jusqu'au bout. Cherchant, dans les nouveaux locaux du XVe arrondissement de Paris, l'écho de ce qu'il avait photographié trois décennies plus tôt dans d'autres lieux et d'autres circonstances. Un peu grognon, il semblait satisfait tout de même d'avoir capté l'ambiance d'un journal nouvelle formule. Abbas Attar, membre historique de l'agence Magnum, vient de s'éteindre, à 74 ans. Malade, il n'avait rien laissé filtrer de sa fragilité lors de sa visite à Libé, reporter comme à son habitude, en toutes circonstances. On se souviendra tout de même avoir débattu avec lui de l'opportunité d'une exposition de femmes photographes chez Magnum, organisée par sa consœur Susan Meiselas. Il était contre, plutôt remonté. Et alimentait le débat avec des arguments réfutant toute catégorisation des photographes : on était photographe ou pas, homme ou femme peu importe, mais photographe avant tout. C'est cette définition large du métier, documentaire surtout, journalistique bien sûr, qu'il défendait, porteur d'un pan imposant de l'histoire du photojournalisme.

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Abbas Attar de son vrai nom, le Persan, avait une barbe en collier et un gilet de reporter. Et parfois une écharpe traditionnelle autour du visage lorsqu'il pratiquait l'autoportrait. Abbas avait une phrase fétiche : «C'est parce que le monde est en couleur que je photographie en noir et blanc.» Il disait aussi : «Ma photographie est un reflet qui prend vie dans l'action et conduit à la méditation. La spontanéité - le moment suspendu - intervient pendant l'action, dans le viseur.» De fait, c'est tout un monde en noir et blanc que l'on retiendra, saisi sur le vif, dans les convulsions d'une époque marquée par le retour aux champs de bataille des étendards religieux.

Le pilier de Magnum, entré en 1981 à l'agence, était né en Iran mais s'était installé à Paris. On sait peu de chose sur sa vie personnelle à part que son père était un bahaï qui avait déménagé en Algérie dans les années 50 pour y établir une communauté locale alors qu'Abbas était encore enfant. Devenu adulte, Abbas n'était pas retourné en Iran avant 1971 mais il se considérait comme un Iranien. C'est au cours d'un voyage à la Nouvelle-Orléans en 1968 qu'il était devenu photographe «professionnel». Abbas est surtout connu pour avoir photographié la Révolution iranienne de 1978 à 1980. Puis, exilé volontaire pendant dix-sept ans à partir des années 80, il avait retrouvé l'Iran en 1997. Son livre Iran Diary : 1971-2002 raconte cette histoire, la sienne et celle de son pays d'origine sous le mode du journal intime dans une trilogie : révolutions, exils, retours. Il y raconte l'Iran du chah et celui de la révolte, des lynchages, puis l'Iran en guerre contre l'Irak et, enfin, l'Iran schizophrène entre tradition et appel de la modernité. Modeste, à ceux qui le qualifiaient de courageux pour avoir couvert tout cela, il disait : «Le courage est aussi synonyme de manque d'imagination.»

«Vague de passion»

En France, le photographe était passé par Sipa (1971-1973) puis Gamma (1974-1980), avant d'intégrer Magnum pour documenter les guerres, les révolutions et les catastrophes. Il a rapporté des images du Bangladesh, de l'Irlande du Nord, du Vietnam, du Moyen-Orient, du Chili, de Cuba, mais aussi d'Afrique du Sud durant l'apartheid. Après son travail sur la révolution iranienne, bien avant le 11 Septembre, Abbas avait entrepris une vaste étude des religions. «En couvrant la Révolution iranienne pendant deux ans, je me suis aperçu que la vague de passion religieuse provoquée par Khomeini, loin de se limiter aux frontières de l'Iran, allait se répandre sur tout le monde musulman, avait-il dit à la BBC. Au début, je ne savais pas qui étaient ces mollahs… Alors tu le découvres. Et ils sont devenus plus importants. Donc je savais qu'ils étaient là, donc ils étaient importants… En tant que photographe, vous photographiez tout le monde.»

Grand scepticisme

Il avait alors entrepris d'explorer le phénomène pour publier Allah O Akbar, un voyage à travers 29 pays dans l'islam militant (Phaidon, 1994). Puis il s'était intéressé à la chrétienté politique et rituelle dans Voyage en chrétientés (La Martinière, 2000) et, plus tard, au bouddhisme, à l'hindouisme ou l'animisme. Source de déséquilibres du monde, la religion constituait à ses yeux une force politique qu'il portraiturait avec un grand scepticisme.

«On s'était retrouvés tous les deux en Ukraine sur un lieu de pèlerinage, là où il y a eu des pogroms lorsqu'il travaillait sur le judaïsme, raconte son confrère, le photographe Patrick Zachmann. Tous deux issus de l'immigration, nos origines nous rapprochaient. Beaucoup de choses nous reliaient entre les dérives de l'islamisme et l'antisémitisme. Je me suis toujours interrogé sur les raisons de son attirance pour les religions, alors que lui était athée, comme moi. Il avait un côté spirituel, un peu sage. Et souvent même, il était agacé par toutes ces religions. Mais il continuait coûte que coûte.» Si Abbas était un tenant de la veine classique du reportage au sein de Magnum, il ne s'opposait pas aux nouveaux venus mais gardait un attachement au principe documentaire de l'agence. Selon Zachmann, à travers cette grande «fresque» (selon les mots d'Abbas), il «fait partie du patrimoine mondial de la photographie et laissera un grand vide». Ainsi qu'une sublime photo d'un autre Abbas (Kiarostami, immense cinéaste iranien mort en 2016) en espion d'horizons désertés.

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