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Dossier Edelweiss: l’armée secrète suisse et ses «parrains» anglais

Le Conseil fédéral vient de publier le rapport du juge Pierre Cornu sur la P-26. Cette unité secrète de la guerre froide a été largement formée par les services britanniques. Au risque d’égratigner la neutralité

Manœuvres de parachutistes anglais à Aldershot, en 1967. — © George Freston
Manœuvres de parachutistes anglais à Aldershot, en 1967. — © George Freston

La scène évoque un temps révolu, paranoïaque, marqué par les préparatifs d’une guerre qui aurait pu dévaster l’humanité.

Dans les années 1960 à 1980, des militaires, policiers et fonctionnaires suisses munis de faux papiers se sont retrouvés dans des bases secrètes de la banlieue de Londres. Vêtus de vieux uniformes britanniques, sans grade ni autres indications, ils sont partis s’entraîner dans la campagne, marchant de nuit, sautant d’hélicoptères, grimpant dans des sous-marins, s’entraînant aux transmissions, au combat rapproché et aux «comportements conspiratifs». Certains ont dû se tenir au bord de falaises vertigineuses, pour éprouver leur courage.

Lire aussi:  «La Suisse est schizophrène»

Ces exercices, classifiés depuis des décennies, sont au cœur du rapport Cornu, publié mercredi par le Conseil fédéral. Ce document, datant de 1991, a été rédigé par le juge neuchâtelois Pierre Cornu pour faire la lumière sur la P-26, une unité militaire secrète de quelque 400 membres dont la Suisse avait découvert avec effarement l’existence un an plus tôt. «J'y ai travaillé plus de 1000 heures», souligne son rédacteur. Si certains passages demeurent caviardés dans la version rendue publique, explique-t-il, «ce n'est pas pour cacher une information décisive. C'est avant tout parce qu'il ne revient pas à la Suisse de donner des renseignements concrets sur le fonctionnement interne de certains services secrets étrangers.» Dont ceux de sa Majesté.

A voir: Emission «Temps présent» de la RTS (21 décembre 2017) sur la P-26, avec témoignages d’anciens membres

Le rapport montre en effet l’influence déterminante exercée par les Britanniques sur la P-26 depuis 1967 au moins.

A l’époque, cela fait déjà dix ans que la Suisse construit son armée secrète. L’idée est simple: si l’ennemi, selon toute probabilité l’Union soviétique, s’empare du pays, un réseau de résistance sera déjà là, caché, prêt à engager la lutte clandestine contre l’envahisseur. Tous les pays d’Europe occidentale possèdent des structures similaires.

Le maître espion de Berne

La Suisse neutre ne fait pas partie du réseau de ces organisations dites «stay behind». Mais sa P-26 (pour «Projet 26», en référence aux 26 cantons) a besoin de tuteurs étrangers pour entraîner les arts de la guerre clandestine: communications secrètes, renseignement, propagande, sabotage…

© STR
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Pour cela, les Britanniques sont des partenaires tout trouvés. Ils ont fourni à l’armée suisse de nombreux matériels (avions Hunter, Venom et Vampire, tanks Centurion, missiles Bloodhound et Rapier). Ils ont une longue tradition démocratique. Et la Seconde Guerre mondiale leur a donné l’expérience intime du combat de résistance en Europe.Ils trouvent également leur propre intérêt à travailler avec les Suisses: «Les prestations n'étaient pas facturées», explique Pierre Cornu. «Mais grâce à elles, les Britanniques ont pu amasser beaucoup d'information sur notre pays. Il était également bon pour eux de savoir qu'en cas d'occupation, l'agresseur ne serait pas tranquille en Suisse.»

Dès 1967, les hommes de P-26 rendent une première visite à leurs mentors à Londres. Les contacts sont pilotés par le «résident» britannique à Berne, c’est-à-dire le responsable des services de renseignement de Sa Majesté, basé dans l’ambassade de son pays. Mais les Suisses ne sauront jamais vraiment à qui ils ont affaire: hormis quelques pseudonymes, leurs instructeurs britanniques ne leur diront jamais leurs noms.

Nom de code: Targum

Dès 1970, contacts et visites s’intensifient, sous l’appellation «Edelweiss», nom que porte la P-26 dans ses relations avec les Britanniques. A plusieurs reprises, les Suisses sont entraînés à l’«infiltration en territoire ennemi et comportement sur place», un exercice appelé Targum par les Britanniques.

Au menu, selon le rapport Cornu: remplir et vider des «boîtes aux lettres mortes» afin de communiquer en secret, sabotage fictif de raffinerie, faux «contrôles de police sur la route ou dans les chambres d’hôtel, avec perquisition, fouille, passage au poste de police, interrogatoire de police, voire incarcération durant quelques heures».

Détail intrigant, les groupes de la P-26 comprennent systématiquement, lors de ces stages anglais, des femmes. «C’est ainsi que l’amie du chef de l’instruction du Service spécial [nom de la P-26 avant 1979, ndlr], sans expérience dans le domaine considéré, a participé à l’exercice en 1979 [et] qu’une secrétaire de l’organisation P-26 en a fait de même en 1982».

Jusqu’à la fin des années 1980, les exercices conjoints s’enchaînent: «Cravat», «Mont d’Or», «Susanne», «Matterhorn»… Les instructeurs anglais, jusqu’à une douzaine, viennent dans les Alpes, en Valais ou à Gstaad, base de la P-26, pour inspecter de futurs sites de largage de matériel.

© ROLF SCHERTENLEIB
© ROLF SCHERTENLEIB

L’exil de la P-26 en Grande-Bretagne est préparé dans ses moindres détails. Des insignes «Switzerland» sont même déposés dans le coffre-fort de l’attaché militaire suisse à Londres, pour équiper l’embryon d’une future armée suisse de l’étranger!

Problème politique

On mesure mal aujourd’hui la charge sulfureuse que pouvait revêtir cette collaboration. Inviter les Britanniques à inspecter des sites dans les Alpes, cela voulait déjà dire se préparer à faire la guerre à leur côté. Or durant la guerre froide, la Suisse neutre doit maintenir la fiction d’une équidistance entre le camp occidental et le bloc de l’Est.

Des relations aussi étroites avec la Grande-Bretagne posaient donc un problème politique, que le rapport Cornu souligne: «La nature et l’intensité de la collaboration avec la Grande-Bretagne dépassaient largement le cadre de ce qui se fait usuellement dans le domaine militaire.» Mais les autorités politiques, en particulier le Conseil fédéral, n’étaient pas au courant.

Seuls des membres isolés, comme le Vaudois Georges-André Chevallaz, savaient «qu’il y eut, en Angleterre, de brefs stages d’instruction sur l’organisation de la résistance et les techniques de combat». Mais l’ampleur de la relation leur échappait. «Il aurait fallu renseigner en tout cas les chefs du DMF [Département militaire], au moins dans les grandes lignes, conclut le rapport Cornu, de manière à permettre une appréciation politique de la question.»

Ce genre d'opération appartient toutefois certainement à une époque révolue? «Je n'y mettrais pas ma main au feu. On fait toujours des choses secrètes en Suisse», répond Pierre Cornu.