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L’Arménie au bord d’une révolution inédite

Après deux semaines de contestation populaire à Erevan, le charismatique opposant Nikol Pachinian tente de faire plier le puissant Parti républicain au pouvoir

Les partisans du leader de l’opposition Nikol Pachinian manifestent quotidiennement dans les rues d’Erevan pour réclamer des réformes.  — © Gleb Garanich/Reuters
Les partisans du leader de l’opposition Nikol Pachinian manifestent quotidiennement dans les rues d’Erevan pour réclamer des réformes.  — © Gleb Garanich/Reuters

C’est l’histoire d’un marcheur, qui a fait un long chemin. Un journaliste entré en politique, qui, il y a dix ans, s’était trompé d’une révolution, en guidant les dépités de l’Arménie post-soviétique vers les balles meurtrières de l’armée. Retour en 2018. En ce joli printemps, Nikol Pachinian est devenu le héros incontesté d’un mouvement historique. Il a pris la tête des milliers de manifestants qui tentent, pacifiquement, de déboulonner l’insubmersible Parti républicain d’Arménie.

Début avril, le débonnaire et omnipotent président Serge Sarkissian tente une manœuvre, en s’auto-transférant au poste de premier ministre, pour prolonger son séjour doré au pouvoir. Il n’y restera que deux semaines, réussissant l’exploit de réveiller une société civile bourgeonnante, alliée à l’opposition parlementaire menée par Nikol Pachinian, qui mobilise les foules et pousse Sarkissian à la démission lundi, après onze jours de manifestations.

Scènes de liesse

Le soir même, au moins 100 000 personnes descendent comme un seul homme sur l’esplanade de pierre rose volcanique qui constitue la place de la République. Erevan, d’ordinaire assoupie, entre en fusion, danse la sarabande. Les gamins sont de sortie. Des inconnus s’embrassent. Les Arméniens, peuple marqué au fer rouge par le génocide de 1915 et trente années de guerres, un séisme et une transition post-soviétique ratée, s’oublient dans un cri de joie sorti de nulle part.

Lina Smbatyan, 23 ans, productrice audiovisuelle, n’en revient toujours pas. «C’est absolument dingue, nous n’avons jamais connu ça de notre vie, témoigne-t-elle entre deux manifestations quotidiennes. Cela faisait des années que l’on attendait ce moment, des années que notre société était en train de mûrir, et soudain, la semaine dernière nous avons compris que c’était nous, le peuple, qui avions le pouvoir.»

Mercredi, après une journée dédiée à la commémoration du génocide de 1915, le leader de la contestation harangue la foule. La veille, le premier ministre intérimaire, Karen Karapetian, un ancien cadre du géant russe Gazprom et issu du sérail, a décidé de rompre les négociations politiques entamées avec l’opposition. Casquette militaire enfoncée sur la tête, en treillis et chaussures de marche, Nikol Pachinian lance la foule dans une course à travers les rues d’Erevan.

«Ni Sarkissian, ni Karapetian!» hurlent de manière stridente des jeunes filles hissées sur des capots de Lada. Sur les visages se lisent les stigmates de la paupérisation de la population, frappée par un chômage de 35% chez les 17-35 ans. «On est tellement moins développé que la Géorgie et l’Azerbaïdjan, confie Armen, un trentenaire au chômage. On n’a connu que le clan Sarkissian, on veut désormais tester quelque chose d’autre.»

«Un sacré bonhomme»

Le cortège improvisé s’aventure dans le faubourg pauvre et industrieux d’Erebumi, au pied des montagnes qui ceinturent Erevan. La stratégie est claire: rallier les banlieues pauvres au mouvement et tenter l’épreuve de force contre le pouvoir. «Unité», scande la foule, appelant les gens à descendre de chez eux. Aux fenêtres des immeubles soviétiques en pierre volcanique, des jeunes mères de famille en robe de chambre scandent le nom de Nikol Pachinian.

«C’est un sacré bonhomme, Nikol, faire tomber Serge, en une semaine, il fallait le faire», mesure Max, un journaliste d’Erevan. Il y a dix ans, le 1er mars 2008, un embryon de contestation avait secoué la présidence naissante de Sarkissian. «A l’époque, les bâtons et les cocktails Molotov étaient de sortie. Nikol était une personnalité montante, il criait à la foule de s’avancer alors que les gens tombaient déjà sous les balles.» La répression fera dix morts. Officiellement.

Dix ans plus tard, le 1er mars dernier, date anniversaire de la fusillade, Pachinian et ses amis boivent dans un bar d’Erevan et entrevoient déjà les manœuvres de Sarkissian. Ils décident de saboter son troisième sacre. Début avril, Nikol Pachinian rejoint Gyumri, la seconde ville du pays, à la frontière turque. Il enfile un treillis, des chaussures de marche et une casquette militaire. A pied, il parcourt en deux semaines 250 kilomètres vers la capitale, avec une vingtaine d’alliés.

Depuis, il a gardé les vêtements de sa marche vers le pouvoir. «Un excellent coup de communication, sourit Babken DerGrigorian, politologue. Pachinian a fait l’impossible, il a accumulé un capital politique incroyable. Il a déposé le roi et dispose d’une légitimité dont le pouvoir sortant n’a jamais bénéficié. Je ne l’appellerais pas un populiste, mais il est populaire et arrive à créer des ponts entre les différentes couches de la population.»

La Russie en retrait

Pour Babken DerGrigorian, Pachinian a réalisé un coup de maître: il a clairement extirpé toute question géopolitique de la contestation populaire arménienne, en refusant d’adopter une posture anti-russe, alors que Moscou dispose d’une base militaire dans ce pays coincé entre la Turquie et l’Azerbaïdjan. «Les orientations de politique étrangère de l’Arménie ne changeront pas si Pachinian est amené au pouvoir», estime Babken DerGrigorian.

Le Kremlin s’est montré jusqu’ici très discret, mais des émissaires russes ont atterri mercredi soir à Erevan, ils auraient rencontré en secret les représentants de l’opposition. Pas de quoi impressionner Aren Malakyan, 27 ans, jeune cameraman qui s’est engagé corps et âme dans le mouvement, dont les fers de lance sont les étudiants. «J’ai confiance en Pachinian, dit-il, mais on se demande pourquoi tout va si vite.»

En 2008, lors de la dernière contestation, Aren avait 17 ans, mais son frère était soldat. «Son unité a été envoyée dans le centre pour tirer sur la foule», glisse-t-il. «Mais cette fois-ci j’y crois, c’est la révolution de notre génération, celle qui est née après l’indépendance, qui n’a pas connu l’URSS, le tremblement de terre, la guerre… Cette révolution, c’est aussi notre revanche contre la génération de nos parents et la grande peur qui les a paralysés pendant des décennies.»