Le Cap respire. Après avoir été annoncé à de nombreuses reprises, le redouté « jour zéro », soit la coupure totale de l’eau au robinet dans cette cité de près de 4 millions d’habitants, n’aura pas lieu cette année. Après trois ans de sécheresse en Afrique du Sud, empêchant les réservoirs d’eau de se reconstituer, les habitants s’attendaient au pire : la privation d’eau courante, des points de collecte surveillés par la police et l’armée, où il aurait fallu retirer 25 petits litres d’eau par habitant et par jour…

Pour éviter d’en arriver là, la population a dû, ces derniers mois, se plier à des restrictions drastiques, en limitant sa consommation à 50 litres par jour – l’équivalent d’une douche de trois minutes. Certains quartiers ont subi des coupures, et la perspective d’un « jour zéro » n’est pas écartée pour 2019. En attendant, les images de citadins angoissés, bidon blanc à la main pour constituer des réserves, ont tourné en boucle sur les chaînes de télévision du monde entier.

Plus d’eau à la maison ? Des écoles, des hôpitaux, des maisons de retraite alimentées par camions-citernes ? Dans une grande ville comme Le Cap… La nouvelle a provoqué un saisissement. Et pourtant, la pénurie d’eau est une réalité pour les deux tiers de la population mondiale, qui vivent dans des zones souffrant du manque d’eau pendant au moins un mois par an, selon l’ONU.

Une crise sans précédent

Mais l’idée que de vastes métropoles développées se trouvent brutalement privées d’un bien aussi courant semble incongrue. « On redécouvre que l’eau au robinet ne va pas de soi, que ce privilège de la modernité peut être remis en question », remarque Vazken Andréassian, hydrologue à l’Irstea (Institut national de recherche en sciences et technologies pour l’environnement et l’agriculture). « Nous réagissons davantage dans ce cas que face à la grande misère, car nous nous identifions aux habitants des grandes métropoles », ajoute le chercheur. Il y a quelques jours, la deuxième ville ivoirienne, Bouaké, a elle aussi fait face à une crise sans précédent.

Rien de totalement nouveau, cependant : en 2008, Barcelone avait dû être alimentée par tankers d’eau ; en 2009 et 2010, Melbourne avait craint de devoir couper l’eau après une sécheresse prolongée, tandis que les villes de l’ouest américain sont régulièrement soumises à un stress hydrique aigu.

En réalité, les difficultés du Cap participent d’une prise de conscience : une tendance lourde est à l’œuvre, comme le montre une étude parue dans Nature Sustainability en janvier. D’après les chercheurs, les besoins en eau des grandes villes vont augmenter d’environ 80 % à l’horizon 2050 ; près d’un tiers d’entre elles (27 %), soit 233 millions de personnes, seront alors exposées aux pénuries, avec une demande supérieure aux ressources disponibles.

Réchauffement climatique

Ces tensions croissantes s’expliquent par l’effet conjugué de plusieurs facteurs. Le réchauffement climatique (baisse des précipitations, sécheresses à répétition, baisse du débit des rivières, etc.) vient aggraver l’impact d’un autre ferment de la pénurie d’eau : la pression démographique, notamment dans les villes. Alors que la ressource en eau douce est constante (2,6 % de l’eau disponible sur la planète), la population mondiale, elle, augmente rapidement : 6 milliards en 2001, 7 milliards aujourd’hui et sans doute 9,7 milliards en 2050.

« La principale cause de stress hydrique (…) est la croissance démographique », indique ainsi le géographe Frédéric Lasserre, de l’Université Laval à Québec (lire l’entretien en page 4). Au Cap, la population a bondi de… 80 % entre 1995 et 2018, selon l’Irstea. « Les taux de croissance actuels en Afrique, Asie, Amérique du Nord et du Sud sont tels qu’il semble bien que l’alimentation en eau des grandes villes sera au XXIe siècle un défi majeur », confirme de son côté Vazken Andréassian.

Certaines métropoles sont particulièrement concernées : São Paulo, Mexico, Pékin, Bangalore, Los Angeles et bien d’autres. Il faut, enfin, ajouter d’autres sources de tension : la pollution chimique, la mauvaise gestion des ressources, l’absence ou l’usure d’infrastructures, etc. Il existe ainsi des régions pourvues en eau, comme le bassin du Congo, où les populations souffrent néanmoins du manque.

Double peine

C’est alors la double peine. Car le défi n’est pas seulement celui de l’accès à l’eau… mais aussi à la nourriture. Ce que nous font oublier les images tournées au Cap, caméras braquées sur les cuisines, les salles de bain, les arrière-cours où les habitants se remettent à laver leur linge à la main. Certes, les usages domestiques sont cruciaux mais, au niveau mondial, ils ne représentent que 8 % des prélèvements d’eau, derrière l’industrie (22 %) et, surtout, l’agriculture (70 %). L’humanité utilise plus d’eau pour se nourrir que pour boire.

Comment nourrir des villes toujours plus peuplées ? « Sur les trente mégalopoles de plus de 8 millions d’habitants, 26 sont situées dans les pays en développement. Il faudra par conséquent alimenter en eau potable ces villes (…) et nourrir ces populations en augmentant l’irrigation agricole », rappelle ainsi le géographe Frédéric Lasserre.

« On voit que le défi de l’eau est très complexe, et qu’il ne peut y avoir de solutions toutes faites, fait observer Vazken Andréassian. Un des leviers pour une meilleure productivité agricole, c’est effectivement davantage d’irrigation. Mais avec le risque de conflits d’usage »… et le poisson se mord la queue. Dans un rapport de 2017, la FAO souligne que « dans de nombreuses zones de faibles précipitations du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et de l’Asie centrale, ainsi qu’en Inde et en Chine, les agriculteurs utilisent une grande partie des ressources en eau, ce qui aboutit à un grave assèchement des fleuves et aquifères ».

Une gestion plus économe de l’eau

Parmi les solutions, figure bien sûr une meilleure gestion plus économe de l’eau agricole, qui passe par « l’efficience des irrigations ». Mais, là encore, l’hydrologue de l’Irstea nuance : « On pense spontanément au développement de la technique du goutte-à-goutte, qui permet de vraies économies d’eau. Cependant, compte tenu des investissements nécessaires, le risque est aussi de mettre les petits paysans sur la paille… Il faut des solutions locales, au cas par cas », insiste le chercheur. Une autre piste pour l’irrigation consiste à réutiliser les eaux usées urbaines, comme le préconise d’ailleurs l’ONU.

Face à ces perspectives, qu’en est-il de la France ? « Nous n’avons pas de problème d’eau, du moins en termes de quantité », souligne Vazken Andréassian. Le pays dispose en effet d’une capacité de stockage élevée, en raison de sa pluviométrie et de sa géographie – de hautes montagnes, un réseau hydrographique étendu et d’importantes nappes souterraines. Malgré tout, des problèmes de qualité de l’eau existent, notamment dus à la présence de micro-polluants.

En outre, la France subira, comme d’autres contrées, les conséquences du réchauffement climatique. En 2050, la diminution de la ressource en eau pourrait être de 30 % à 50 % dans le bassin de la Seine et dans le Sud-Ouest, d’après les données du projet Explore 2070, mené par plusieurs organismes scientifiques. « Cela ne devrait pas être une menace pour les villes françaises, remarque l’hydrologue de l’Irstea. En revanche c’est un défi pour l’agriculture mais aussi le secteur de l’énergie, car les centrales nucléaires ont besoin de grandes quantités d’eau de refroidissement. »

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Comment favoriser les économies d’eau

Par la réglementation. Celle-ci permet de restreindre certains usages en période
de stress hydrique (arrosage de pelouse, piscines, etc.) ; elle peut aussi concerner le secteur agricole, via des restrictions des volumes d’eau disponibles.

Par la tarification. Le recours aux incitations financières permet d’encourager un changement de comportement, notamment en milieu urbain : transformation de jardins trop gourmands en eau, nouveaux équipements (systèmes de récolte de l’eau de pluie, etc.)

Par la sensibilisation. Celle des agriculteurs, pour qu’ils modifient leurs pratiques (l’innovation tient une place importante : goutte-à-goutte enterré, épuration des eaux usées pour l’irrigation, logiciels, etc.) ; celle des populations urbaines, via des campagnes de communication ou un travail en milieu scolaire.

Baisser la consommation de viande constitue également un enjeu clé. Selon le Réseau empreinte eau, il faut plus de 13 000 litres d’eau pour produire 1 kg de bœuf (contre 1 600 litres pour fabriquer un kilo de pain).

Multiplier les sources d’approvisionnement :

Le dessalement de l’eau de mer ou des eaux souterraines saumâtres. La technique reste toutefois onéreuse et fortement consommatrice d’énergie, elle ne peut être une solution globale au manque d’eau.

La réutilisation des eaux usées. Dans un rapport de 2017 (1), l’ONU estime que l’amélioration de la gestion des eaux usées doit permettre d’en faire une « source d’eau alternative fiable ».

(1) Rapport mondial Les Eaux usées. Une ressource inexploitée, Unesco, 2017.