A lire, la première partie de notre enquête sur la surveillance généralisée dans l'Empire du milieu.

Publicité

Ce qui se passe au Xinjiang peut-il se retrouver ailleurs ? "C'est probable, juge François Godement. Le champ d'expérimentation des autorités chinoises est sans limite. A la différence des Occidentaux, qui développent, eux aussi, des programmes de surveillance élaborés, les Chinois ne s'embarrassent pas des principes de protection des données.

Ils en détiennent des quantités phénoménales, et cela représente un avantage immense pour perfectionner les algorithmes. Ils vont creuser l'avantage." Jusqu'où ? Dans un épisode de Black Mirror, une série d'anticipation britannique, les personnages se notent les uns les autres : on voit apparaître leur score, par un système de réalité augmentée, à côté de leur visage. En fonction de la note, chacun peut avoir accès à certains services. Ou pas.

Le retour des "certificats de bons citoyens"?

Pour les habitants de Rongcheng, la vie quotidienne pourrait-elle bientôt ressembler au monde cauchemardesque imaginé par les scénaristes outre-Manche ? "Lorsqu'il sera déployé dans tout le pays, le crédit social va remodeler la société en créant un nouveau système de classes, dans lequel les gens bénéficieront d'avantages, ou non, en fonction de leur conformité à la réglementation", prédit Mareike Ohlberg.

Nul doute que les autorités veilleront à éviter l'erreur commise en 2010, lorsqu'elles avaient implanté à Suining, dans la province du Jiangsu, un système de notation bien trop intrusif. Activité sur les réseaux sociaux, appartenance à un culte... Tout était passé au crible. Les habitants avaient rejeté ce système, comparé aux "certificats de bons citoyens" distribués par l'armée japonaise durant la Seconde Guerre mondiale. A Rongcheng, les autorités ont pris soin d'avancer pas à pas, laissant la population s'approprier le concept.

Jouez, vous serez fichés !

De fait, le meilleur moyen de susciter l'adhésion est encore... d'inviter à jouer. En 2015, la plateforme de paiement en ligne Alipay, une filiale d'Alibaba, l'Amazon chinois, a ainsi lancé un système de notation de ses clients, Sesame Credit. La note évolue notamment en fonction des achats et, semble-t-il, des commentaires laissés sur les réseaux sociaux. De façon très ludique, on peut connaître son score, le booster, le comparer avec celui de ses amis... et gagner des cadeaux. "L'internaute peut obtenir des rabais sur des produits ou être dispensé de déposer une caution quand il loue un appartement, témoigne Duncan Clark, investisseur, et auteur d'une biographie sur Jack Ma, le fondateur d'Alibaba. Moi, j'ai un mauvais rating car j'ai refusé de confier certaines informations personnelles à Alipay, comme mon salaire..."

Rien ne permet d'affirmer que ces données ne seront pas "aspirées" par les bases de données gouvernementales. Au contraire, tout laisse à penser qu'il y aura, un jour, en Chine, un système global de notation, qui tiendra compte des activités commerciales, citoyennes et politiques de chacun. Avec des conséquences que l'on peine à imaginer. Un propos négatif sur le gouvernement ou une allusion aux droits de l'homme suffiront à plomber la note de son auteur, et celle de ses amis ! "Dans un tel système, ceux qui émettront des contestations seront ostracisés, prédit Adrien Blanchet, mathématicien à l'Ecole d'économie de Toulouse, spécialiste de l'intelligence collective et des comportements émergents. Les proches vous inciteront à éviter le moindre commentaire négatif. Et d'autres n'hésiteront pas à encenser le Parti pour faire monter leur note... Plutôt que de pénaliser ceux qui le critiquent, le gouvernement laisse les internautes s'autocensurer eux-mêmes. C'est redoutable." Le philosophe Michel Foucault n'aurait certainement pas renié cette vision de la discipline, lui qui, lors d'une conférence ("Les mailles du pouvoir"), la définissait comme "ce mécanisme du pouvoir, par lequel nous arrivons à contrôler dans le corps social jusqu'aux éléments les plus ténus et à atteindre les atomes sociaux eux-mêmes, c'est-à-dire les individus".

Ces technologies qui enchaînent

Dans les années 1990 et au début des années 2000, nombre d'Occidentaux voyaient dans les nouvelles technologies une promesse d'émancipation pour la société chinoise : "Beaucoup prédisaient que l'essor des téléphones portables, puis d'Internet et des réseaux sociaux fragiliserait le pouvoir et le contraindrait à se démocratiser, rappelle Antoine Bondaz, chargé de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique. Or c'est l'inverse qui s'est produit. Il y a aujourd'hui, en Chine, une double concentration des pouvoirs autour de Xi Jinping et du Parti communiste, qui est bien plus puissante qu'il y a vingt ans."

La mutation s'est faite en douceur : "La société chinoise aspire à la sécurité, souligne François Godement. Or la technologie est perçue comme un moyen d'instaurer, selon l'expression officielle, une ''société de confiance''. Une notion qui séduit. Il y a eu très peu de protestations lorsque les autorités ont commencé à installer les caméras de surveillance." C'est, en substance, ce que disait, en mars dernier, Robin Li, fondateur de Baidu, le Google chinois, lors du Forum pour le développement de la Chine, à Pékin : "Les Chinois sont prêts à autoriser l'utilisation de leurs données personnelles en échange de davantage de services."

Au même moment, à l'autre bout de la terre, Mark Zuckerberg, patron de Facebook, présentait ses excuses pour avoir laissé une société privée, très impliquée dans la campagne présidentielle de Donald Trump, s'approprier les données de 86 millions d'utilisateurs du réseau social. La Chine est-elle vraiment différente ? Ou aurait-elle seulement quelques longueurs d'avance ?

A SAVOIR. Bientôt à l'export?

Maîtres incontestés en matière de reconnaissance visuelle, les Chinois pourraient être tentés de vendre leurs caméras high-tech à l'étranger. "C'est encore prématuré, estime Mareike Ohlberg, chercheuse associée à l'institut berlinois Mercator. Le gouvernement chinois est trop occupé à développer son système de notation sociale. Mais, lorsque celui-ci sera pleinement opérationnel, Pékin sera certainement tenté d'aller vendre ailleurs sa 'solution chinoise'." Les clients ne manquent pas. Dans leur projet de loi sur la sécurité informatique, les autorités vietnamiennes envisagent de faire appel à des sociétés étrangères pour stocker les données des utilisateurs. Autre client potentiel, Singapour, dont la conception autoritaire du pouvoir rappelle fortement, sous des atours démocratiques, le système politique chinois.

Publicité