Mickaël Correia : « Le football : un instrument d’émancipation »


Entretien inédit | Ballast

« Ce que je sais de plus sûr à pro­pos de la mora­li­té et des obli­ga­tions des hommes, c’est au sport que je le dois », confiait Albert Camus au bul­le­tin du Racing uni­ver­si­taire d’Alger, en 1953. À l’heure où les stades de foot­ball semblent n’être plus qu’af­faire de gros sous, la célèbre sen­tence nous tire un sou­rire jaune. Écrire une his­toire popu­laire du foot­ball, tel était jus­te­ment le pari — réus­si — du jour­na­liste indé­pen­dant Mickaël Correia. C’est une fresque « par en bas » qu’il donne à décou­vrir aux édi­tions La Découverte ; on y croise, au détour d’un gazon vert ou d’un ter­rain vague, des hommes et des femmes pour qui le jeu était, et demeure, l’es­pace du col­lec­tif, de l’en­traide et de la coopé­ra­tion. Un « lan­gage cor­po­rel popu­laire » — et même une politique.


Que nous dit le foot dès lors qu’il n’est plus dans les mains des marchands ?

Il existe une his­toire offi­cielle du foot­ball, scan­dée par les grandes com­pé­ti­tions aux mains d’institutions comme la FIFA : ses pro­ta­go­nistes sont des « héros légen­daires », à l’instar d’Alfredo Di Stéfano ou de Pelé. C’est une his­toire au ser­vice du foot­ball en tant que culture de masse, mais sur­tout en tant que diver­tis­se­ment mar­chand. Elle met en avant les exploits spor­tifs des grands clubs d’élite, des sélec­tions natio­nales et de cer­tains joueurs pro­fes­sion­nels — quitte à mettre sous le tapis les accoin­tances avec les régimes auto­ri­taires1, la cor­rup­tion qui gan­grène ce sport (le FIFAgate de 2015 l’a récem­ment démon­tré) et les valeurs sexistes, racistes et homo­phobes véhi­cu­lées dans cer­taines tri­bunes ou par nombres de fédé­ra­tions natio­nales2. Face à ce foot­ball des élites, qui brasse des mil­liards d’euros et qui est désor­mais com­mu­né­ment qua­li­fié de « foot-busi­ness », il existe un foot­ball popu­laire plus sou­ter­rain et mécon­nu qui échappe aux logiques mer­can­tiles. Un foot­ball que l’institution ne met jamais en avant et qui est pra­ti­qué au quo­ti­dien, dans les clubs comme de façon sau­vage dans la rue, par des mil­lions de joueurs et de joueuses. Par ailleurs, il existe d’autres acteurs de cette his­toire, com­plè­te­ment invi­si­bi­li­sés par l’industrie du foot­ball : les sup­por­ters, que l’on retrouve chaque week-end autant dans les tri­bunes des grands stades inter­na­tio­naux comme der­rière la main cou­rante des ter­rains muni­ci­paux. Retracer une his­toire « par en bas » du foot­ball, c’est démon­trer que, dès sa nais­sance dans l’Angleterre indus­trielle du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui, ce sport a aus­si été un creu­set de résis­tance face à l’ordre éta­bli, qu’il soit patro­nal, dic­ta­to­rial, colo­nial, patriar­cal (ou tout cela à la fois). Le foot a fait émer­ger de nou­velles façons de lut­ter, de s’organiser, de s’exprimer — en un mot, d’exis­ter — chez les ouvriers comme chez les jeunes des quar­tiers popu­laires, chez les peuples indi­gènes d’Amérique latine comme chez les fémi­nistes, chez les mili­tants anti­co­lo­nia­listes en Afrique de l’Ouest comme chez les Palestiniens. Enfin, écrire une his­toire « par en bas » de ce sport signi­fie aus­si s’attacher aux cultures popu­laires qui sont nées autour du foot­ball et redon­ner la parole aux dif­fé­rents pro­ta­go­nistes de cette épo­pée peu connue.

L’Histoire a donc man­qué ce coche ?

Oui. Comme nous l’affirmions en jan­vier der­nier en Une de CQFD, « l’Histoire est un champ de bataille ». Il n’y a pas un jour où on n’es­saie pas de nous refour­guer le mythe du roman natio­nal et de la France éter­nelle, for­cé­ment blanche et aux racines chré­tiennes. Une ver­sion de l’Histoire au ser­vice des pires des­seins réac­tion­naires, où iden­ti­té natio­nale et cris­pa­tions natio­na­listes sont au ren­dez-vous. Et ce n’est pas pour rien qu’on assiste aujourd’hui à l’édition de nom­breux livres, tels Les Luttes et les rêves — Une his­toire popu­laire de la France de Michelle Zancarini-Fournel, qui tentent de revi­si­ter l’Histoire et de lui redon­ner un sens : celui de l’émancipation. Mon livre s’inscrit hum­ble­ment dans cette mou­vance. S’intéresser à l’histoire d’un sport émi­nem­ment popu­laire comme le foot, l’appréhender en tant que fait social et cultu­rel, en tant qu’objet poli­tique, c’est avant tout rap­pe­ler que le foot­ball a été et demeure un ins­tru­ment d’émancipation face aux logiques de domi­na­tion et d’oppression subies par les peuples tout au long de l’histoire — n’en déplaise aux médias domi­nants et aux ins­ti­tu­tions sportives.

Vous ter­mi­nez votre livre sur les mots de Ferhat Ciceck, un entraî­neur-édu­ca­teur de la région pari­sienne, disant que « le street foot ça rime avec un bal­lon, un ter­rain et tes potes ». Vous évo­quez quant à vous la « joie pure de jouer col­lec­ti­ve­ment au bal­lon ». Pourquoi cher­cher à poli­ti­ser ce plai­sir ordinaire ? 

« Retracer une his­toire par en bas du foot­ball, c’est démon­trer que ce sport a aus­si été un creu­set de résis­tance face à l’ordre éta­bli, qu’il soit patro­nal, dic­ta­to­rial, colo­nial, patriar­cal (ou tout cela à la fois). »

« Un bal­lon, un ter­rain, tes potes » est poli­tique. La sim­pli­ci­té des règles du jeu, mais aus­si du très peu de moyens néces­saires à sa pra­tique (un bal­lon, même rudi­men­taire, et un coin de rue suf­fisent), font que le foot est faci­le­ment appro­priable par tous et toutes — au grand dam du foot­ball mar­chand ! On peut rapi­de­ment et aisé­ment prendre du plai­sir à taper dans le bal­lon. Et le plai­sir peut être un des pre­miers pas vers l’émancipation… Les res­sorts de cette « joie pure » résident dans l’esprit d’équipe que pro­cure le jeu, la cir­cu­la­tion du bal­lon en tant qu’œuvre col­lec­tive, l’engagement cor­po­rel dans la confron­ta­tion ou encore la recherche esthé­tique du beau geste. À l’heure où le libé­ra­lisme ato­mise les liens entre indi­vi­dus et où l’industrie numé­rique tra­duit cha­cun de nos gestes sociaux en source de pro­fit, ces élé­ments font que le foot­ball peut être émi­nem­ment poli­tique. Sur un ter­rain, l’épanouissement indi­vi­duel de chaque joueur est tri­bu­taire du mou­ve­ment col­lec­tif de l’équipe ; le geste qua­li­fié de « beau » est par essence non ren­table, non pro­duc­tif. Pour résu­mer, je ne par­le­rais pas d’engagement poli­tique mais plu­tôt de lan­gage cor­po­rel popu­laire qui peut se parer d’une dimen­sion politique.

Un bon exemple qui illustre cela, c’est la finale de la Coupe d’Angleterre le 31 mars 1883 — un des pre­miers jalons de l’histoire popu­laire du foot­ball. Le foot a été inven­té et codi­fié par l’aristocratie anglaise au milieu du XIXe siècle et, depuis la créa­tion de la Coupe d’Angleterre en 1871, cette com­pé­ti­tion est gagnée par des clubs d’aristocrates. Mais pour ce match, l’équipe des anciens élèves du très hup­pé Eton College affronte le Blackburn Olympic, une équipe com­po­sée d’ouvriers du Lancashire indus­triel. Deux visions du monde s’affrontent durant cette par­tie. D’un côté, l’aristocratie vic­to­rienne, qui joue de façon rude, virile et indi­vi­dua­liste. Pour ces foot­bal­leurs, l’exploit indi­vi­duel prime et pas­ser le bal­lon à un coéqui­pier est un aveu de fai­blesse. Le sys­tème de jeu de l’équipe ouvrière de Blackburn retrans­crit quant à lui la réa­li­té sociale de la wor­king class en déve­lop­pant les passes et l’entraide entre coéqui­piers. Leur façon de jouer incarne sur le ter­rain l’esprit de coopé­ra­tion et de soli­da­ri­té qui règne au sein des usines et des com­mu­nau­tés ouvrières, la passe deve­nant à leurs yeux un acte altruiste au ser­vice du col­lec­tif. Ils gagne­ront ce match qui signe alors la fin de l’hégémonie des clubs bour­geois sur le bal­lon rond. Un autre exemple est le fameux but de la main de Maradona le 22 juin 1986, lors des quarts de finale du Mondial contre l’Angleterre. Les Européens ne com­prennent pas ce geste mais pour les classes popu­laires argen­tines, c’est inter­pré­té dif­fé­rem­ment : Maradona, qui est né dans un bidon­ville de Buenos Aires, a appris enfant à ruser, à voler, à tri­cher pour sur­vivre dans la rue. Face au phy­sique impres­sion­nant des défen­seurs anglais et à leur jeu ration­nel et rigou­reux, le petit Maradona d’à peine 1 mètre 66 convoque cet esprit de malice propre aux enfants des rues et fait une infrac­tion aux lois pour « voler » la vic­toire. Cette dénom­mée « main de Dieu », c’est l’incarnation cor­po­relle d’un rap­port de force, celle du domi­né face au domi­nant. Et la vic­toire argen­tine sera d’autant plus savou­reuse qu’elle sonne comme une revanche sym­bo­lique sur la guerre des Malouines — un conflit vécu par le peuple argen­tin comme une humi­lia­tion de la part de Margaret Thatcher.

[Section U19, AS Nancy Lorraine — FC Metz | Pierre Rolin]

Vous faites la part belle aux enga­ge­ments poli­tiques de gauche : les expé­riences auto­ges­tion­naires au Brésil, en Angleterre, en Allemagne, le Mai 68 du foot fran­çais… « Populaire » rime-t-il tou­jours avec « de gauche » ?

« Populaire » com­porte deux sens : c’est ce qui a trait au peuple, en oppo­si­tion aux classes domi­nantes, mais c’est aus­si ce qui touche au plus grand monde. Le fait que le foot soit popu­laire, en tant que spec­tacle comme en tant que pra­tique spor­tive, a conduit à son appro­pria­tion, tout au long de l’Histoire, par des groupes sociaux oppri­més ou des com­mu­nau­tés de lutte. J’ai cité les ouvriers mais on peut éga­le­ment par­ler des Afro-Brésiliens qui donnent au dribble une por­tée déco­lo­niale. À par­tir des années 1920, des Noirs et des métis com­mencent à jouer au foot mais la socié­té bré­si­lienne d’alors est extrê­me­ment raciste. Les défen­seurs blancs vont haras­ser phy­si­que­ment ces joueurs sous l’œil impas­sible de l’arbitre. Le dribble, cet art de l’esquive, va alors être une réponse des foot­bal­leurs noirs aux agres­sions des Blancs. Dribbler met ain­si en scène la condi­tion même du colo­ni­sé : pour conti­nuer à jouer, pour exis­ter sur le ter­rain comme dans la socié­té, il doit se sous­traire à la vio­lence du colon. Au Mexique, depuis le Chiapas, les zapa­tistes vont uti­li­ser le foot­ball comme lan­gage méta­pho­rique pour illus­trer leur stra­té­gie poli­tique face à la répres­sion de l’État mexi­cain ou encore comme pré­texte à tis­ser des liens de soli­da­ri­té à l’échelle inter­na­tio­nale. Enfin, dans les quar­tiers popu­laires en France, le foot­ball sert aus­si à se démar­quer. En effet, les « jeunes de ban­lieue » sont invi­si­bi­li­sés en per­ma­nence : ils n’ont pas accès aux médias, à l’emploi, à l’éducation, ils ne sont per­çus que comme une masse indis­tincte qui doit faire pro­fil bas. Le foot de rue qui est pra­ti­qué dans les « cités » est un jeu très spec­ta­cu­laire, avec un très haut niveau de vir­tuo­si­té tech­nique car l’enjeu est aus­si d’exister en tant qu’individu à part entière et d’être recon­nu en tant que tel au sein du quar­tier3.

Assimiler une pra­tique popu­laire à une culture poli­tique « de gauche » est donc réduc­teur. Ce qui est inté­res­sant dans le foot­ball, c’est la dia­lec­tique per­ma­nente entre culture de masse et culture popu­laire. Le foot­ball mar­chand et le foot­ball popu­laire ne sont pas deux sphères étanches, bien au contraire : les fron­tières entre ces deux mondes sont poreuses et conduisent à des contra­dic­tions nour­ris­santes. Le meilleur exemple est celui d’un club comme le FC Barcelone, un club extrê­me­ment popu­laire dans le monde entier. D’un côté, ses diri­geants se com­parent désor­mais eux-mêmes ouver­te­ment à l’empire Walt Disney, assi­mi­lant sans ambages Disneyland au Camp Nou [le stade du Barça, ndlr], et Mickey Mouse à Leo Messi. Mais d’un autre côté, et encore plus dans le contexte de lutte pour l’indépendance de la Catalogne, le Barça a tou­jours joué un rôle poli­tique d’affirmation de l’identité cata­lane majeur. Un peu comme il a pu le faire par le pas­sé, pen­dant la dic­ta­ture fran­quiste notam­ment, où les gra­dins du Camp Nou étaient un des rares lieux de résis­tance cultu­relle. Idem en Palestine, où le Barça est extrê­me­ment popu­laire ! Nombre de jeunes portent des contre­fa­çons de maillot du FC Barcelone car la cause indé­pen­dan­tiste cata­lane et leur riva­li­té avec la grande puis­sance de Madrid (repré­sen­tée par le Real) résonne tout par­ti­cu­liè­re­ment avec la lutte des Palestiniens pour faire recon­naître leurs droits. On a un ain­si un club qui est l’étendard des pires dérives du foot-busi­ness et en même temps va être le porte-dra­peau des aspi­ra­tions poli­tiques des peuples cata­lans et palestiniens.

Des mou­ve­ments néo-fas­cistes naissent aus­si dans les tri­bunes, ou s’y propagent…

« Ces notions sont des angles morts actuels de la gauche, mais l’identité, tout comme le ter­ri­toire (d’un quar­tier, d’un groupe social), peuvent être col­lec­tifs, inclu­sifs et syno­nyme de résistance. »

La culture dite « hool » est appa­rue dans les années 1960 en Angleterre. À l’époque émergent les pre­mières bandes juvé­niles, comme les Teddy Boys puis les Mods, qui rejettent l’embourgeoisement de la classe ouvrière. Et, à l’instar de la wor­king class qui défen­daient à tout prix l’honneur de leur com­mu­nau­té ouvrière et la défense ter­ri­to­riale de leur quar­tier, ces ado­les­cents vont faire du sou­tien à leur club le sub­sti­tut sym­bo­lique aux anciennes com­mu­nau­tés popu­laires. Les tri­bunes et notam­ment les ends (les « virages », la par­tie des tri­bunes situées der­rière les buts, là où les places sont moins chères) des stades deviennent le pro­lon­ge­ment d’un nou­veau ter­ri­toire à défendre jalou­se­ment. En Italie, durant l’effervescence poli­tique années 1970, les jeunes vont aus­si faire des tri­bunes un espace d’autonomie avec leurs propres pra­tiques cultu­relles (ani­ma­tions visuelle et chants col­lec­tifs pour sou­te­nir leur équipe) et don­ner nais­sance au mou­ve­ment ultra. Chez les hools et les sup­por­ters ultras, la tri­bune est donc un ter­ri­toire à part entière, sup­port à une iden­ti­té col­lec­tive, celle de son club et de son quar­tier, à des pra­tiques de soli­da­ri­té et d’entraide mutuelle. On col­lec­ti­vise notre argent pour boire et man­ger ensemble, se dépla­cer en groupe sou­dé au gré des matchs, pour payer les frais d’avocats en cas de répres­sion poli­cière. On passe des soi­rées entières à pré­pa­rer les ani­ma­tions visuelles, les ban­de­roles et les chants qu’on repren­dra en chœur en tri­bunes. En un mot, on refait communauté.

Les forces de gauche vont cepen­dant très peu s’intéresser à l’émergence de ces cultures popu­laires, contrai­re­ment à l’extrême droite, qui va rapi­dement se rendre compte que les tri­bunes sont un désert en termes d’organisations poli­tiques. Dès la fin des années 1970, les ends de Chelsea, Leeds United, Millwall, Newcastle United, Arsenal et West Ham pul­lulent de mili­tants radi­caux du National Front et du British National Party, ou encore de grou­pus­cules néo-nazis, qui voient dans les gra­dins un espace de recru­te­ment par­mi des jeunes défa­vo­ri­sés de plus en plus mar­gi­na­li­sés par le gou­ver­ne­ment Thatcher. En Italie éga­le­ment, les mili­tants d’extrême droite — notam­ment ceux de Forza Nuova, un par­ti néo­fas­ciste créé en 1997 — vont s’implanter dura­ble­ment dans les stades. Les ques­tions d’identité et de ter­ri­toire étant pré­gnantes dans le sup­por­té­risme, l’extrême droite va très faci­le­ment réus­sir à mani­pu­ler ces valeurs à son pro­fit, à en faire un ter­reau pour le racisme, l’exaltation de la vio­lence et le natio­na­lisme. Ces notions sont des angles morts actuels de la gauche, mais l’identité, tout comme le ter­ri­toire (d’un quar­tier, d’un groupe social), peuvent être col­lec­tifs, inclu­sifs et syno­nyme de résis­tance. La vic­toire récente de Notre-Dame-des-Landes n’est pas ano­dine. Cette lutte est ancrée à un ter­ri­toire à défendre, exempt d’injonctions nor­ma­tives et auto­ri­taires de la part de l’État, un ter­ri­toire ouvert à par­tir duquel tout un ensemble de pra­tiques de luttes ont pu être déployées. Quant à l’identité sociale de la ZAD, qui puise entre autres dans les luttes pay­sannes et le Mai 68 nan­tais, elle est por­teuse d’un ima­gi­naire poli­tique incroyable qui fait que nous sommes des dizaines de mil­liers à nous être retrou­vés dans ce com­bat. Il y a un vrai paral­lèle à faire entre la ZAD de Notre-Dame-des-Landes et une tri­bune tenue par les ultras : ce sont des ter­ri­toires que l’on peut habi­ter plei­ne­ment, exempts de répres­sion poli­cière et syno­nyme de solidarité.

[Hammanskraal, Afrique du Sud, 2014 | Eunice Driver]

Pensez-vous que le « foot­ball socia­liste » qu’a per­çu le phi­lo­sophe décrois­sant Jean-Claude Michéa dans l’équipe natio­nale hon­groise des années 1950, et qu’il défi­nit plus lar­ge­ment comme « le beau jeu », est une valeur per­due ou qui perdure ?

Le « beau jeu », par essence spec­ta­cu­laire, offen­sif et col­lec­tif, qui pro­cure du plai­sir autant aux joueurs qu’au public dans sa construc­tion, a pro­gres­si­ve­ment dis­pa­ru des com­pé­ti­tions inter­na­tio­nales. Les enjeux mar­chands et les exi­gences de ren­ta­bi­li­té finan­cières de la part des diri­geants des clubs et des inves­tis­seurs sont tels que toute notion de prise de risque ou de plai­sir durant le match a été éva­cuée. Le jeu se doit d’être pro­duc­tif et le résul­tat doit pri­mer sur sa beau­té. L’objectif affi­ché pour les grandes équipes pro­fes­sion­nelles est de gagner la par­tie 1–0 pour sécu­ri­ser la vic­toire, mais aus­si le phy­sique des joueurs, qui repré­sentent un énorme capi­tal pour le club. Il serait dom­mage qu’un atta­quant vedette valant plu­sieurs mil­lions d’euros se foule une che­ville en ten­tant de mar­quer un but alors que l’on mène la par­tie par un but d’écart. En ce sens, l’Euro 2016, avec la pau­vre­té du nombre de buts mar­qués, a été d’un triste ennui. On retrouve cepen­dant quelques entraî­neurs qui tentent de déployer cette phi­lo­so­phie de l’in­tel­li­gence col­lec­tive et de la construc­tion du jeu court et offen­sif — comme Christian Gourcuff, en France, Thomas Tuchel, qui a fait des choses extra­or­di­naires au Borussia Dortmund, ou encore Maurizio Sarri, qui vient du milieu ama­teur et qui a bou­le­ver­sé la façon de jouer du SSC Napoli. Sans comp­ter un géant comme le FC Barcelone, qui pos­sède une culture de jeu avec un cer­tain rythme et sur­tout un nombre et une qua­li­té de passes incroyables depuis la « révo­lu­tion Guardiola » et les grands pas­seurs comme Xavi. Le foot­ball hors-ins­ti­tu­tion — pra­ti­qué dans les quar­tiers popu­laires, dans les « cités », au pied des immeubles — met en avant non pas le beau jeu mais le beau geste (la vir­gule, le petit pont, la rou­lette, le pas­se­ment de jambes, etc.). Il y existe une vraie recherche de l’esthétisme dans le geste tech­nique, vrai­ment spec­ta­cu­laire à regar­der : un geste pure­ment gra­tuit. Et puis, il y a le fut­sal ou le foot à 7, où le ter­rain est plus petit et, sur­tout, où il existe une moins grande spé­cia­li­sa­tion des joueurs — on peut y retrou­ver un foot­ball où la construc­tion col­lec­tive et le plai­sir du jeu est mis en avant.

Cette his­toire popu­laire du foot­ball semble avoir été une suc­ces­sion d’actions pour une éman­ci­pa­tion et de réac­tions contre une forme de pou­voir : le patro­nat pater­na­liste au tour­nant du XXe siècle, le patriar­cat déni­grant le foot­ball fémi­nin, la finan­cia­ri­sa­tion et la mar­chan­di­sa­tion des joueurs et des clubs… Le foot a t‑il un ave­nir digne de ce nom ou est-il condam­né à être l’ins­tru­ment des puissants ?

Les grands clubs se sont progres­si­ve­ment décon­nec­tés de leur his­toire et de leurs sup­por­ters — comme Manchester City, qui ouvre des fran­chises dans le monde entier, à l’image d’un McDonald’s. Le club devient une vul­gaire marque, rien de plus. Sur le ter­rain, on est dans la réduc­tion des per­for­mances des joueurs à des sta­tis­tiques ; on est dans la quan­ti­fi­ca­tion per­ma­nente. C’est à l’image de ce qui se passe dans le champ du tra­vail et de notre socié­té occi­den­tale en géné­ral. Le naming, pra­tique qui consiste à don­ner à une com­pé­ti­tion ou à un stade le nom d’un spon­sor, se géné­ra­lise. Les stades les plus pres­ti­gieux d’Europe se trans­forment peu à peu en éten­dards publi­ci­taires pour mul­ti­na­tio­nales, du Matmut Atlantique de Bordeaux à l’Emirates Stadium d’Arsenal. Mais tout l’argent du monde ne pour­ra jamais ache­ter le plai­sir de taper dans un bal­lon. L’émotion vécue pen­dant un match ou l’amour des sup­por­ters pour leur club ne pour­ront jamais être réduits à une simple ligne bud­gé­taire. Un des plus grands contre-pou­voirs aux dérives mar­chandes du foot réside aujourd’hui chez les sup­por­ters. Ils sont deve­nus des acteurs démo­cra­tiques à part entière sur la scène foot­bal­lis­tique, de véri­tables syn­di­ca­listes qui défendent leurs reven­di­ca­tions et leurs inté­rêts (des places à tarifs abor­dables, la pos­si­bi­li­té d’animer les tri­bunes avec des fumi­gènes, la cri­tique de l’hypersécurisation des stades, etc). Face aux puis­sances mer­can­tiles, les sup­por­ters demeurent les gar­diens de l’histoire de leur club et de l’âme popu­laire du foot­ball. Et ces der­niers n’hésitent pas à se mettre en grève des tri­bunes, à enva­hir le ter­rain ou à invec­ti­ver direc­te­ment les diri­geants ou les joueurs. Parfois, cela peut déra­per, comme lorsque les sup­por­ters lil­lois enva­hissent le ter­rain pour pro­tes­ter contre les dérives spor­tives et éco­no­miques de leur club : une poi­gnée d’entre eux s’en prennent phy­si­que­ment aux joueurs… Mais c’est une vio­lence qui répond à une vio­lence éco­no­mique : celles de joueurs sur­payés qui peuvent se com­por­ter comme des mer­ce­naires cupides et d’investisseurs qui n’appréhendent le foot que comme un pro­duit éco­no­mique lucratif.

« Le foot­ball pro­fes­sion­nel fémi­nin et l’équipe de France fémi­nine sont un vrai bol d’air frais dans le pay­sage footballistique. »

Au même titre que de plus en plus de per­sonnes aspirent à plus de démo­cra­tie directe et d’horizontalité, les sup­por­ters veulent avoir voix au cha­pitre et ne pas lais­ser le foot aux seules mains des spé­cu­la­teurs. Une des voies d’avenir se trouve dans les coopé­ra­tives de sup­por­ters, qui sont nées à la fin des années 1990 en Angleterre en réac­tion à la libé­ra­li­sa­tion éco­no­mique extrême du foot outre-Manche. Les sup­por­ters ont mis en place un sys­tème d’actionnariat popu­laire sous forme de coopé­ra­tive dans le but de rache­ter une par­tie voire la majo­ri­té de leur club (comme l’AFC Wimbledon, Exeter City ou Portsmouth FC) et pou­voir être repré­sen­té au sein des ins­tances diri­geantes. D’autres ont même créé leur propre club auto­gé­ré, à l’instar des fans de Manchester United. Afin de contes­ter le rachat en 2005 du club par Malcom Glazer, un mil­liar­daire amé­ri­cain, les sup­por­ters ont mis sur pied un club coopé­ra­tif, le FC United4. Pour ces der­niers, mieux vaut un petit club ancré dans son quar­tier, où l’on peut se retrou­ver chaque week-end entre amis et en famille, qu’un stade ultra-sécu­ri­sé aux tarifs exor­bi­tants où l’on est consi­dé­ré comme un vul­gaire consom­ma­teur. Une autre voie d’avenir est enfin le foot fémi­nin. Sur les plus de deux mil­lions de licen­ciés en France, à peine plus de 100 000 sont des femmes. Il y a une marge de pro­gres­sion énorme pour qu’il y ait de plus en plus de foot­bal­leuses, une chance incroyable autant pour le maillage des clubs ama­teurs que pour le foot pro­fes­sion­nel. Le foot­ball pro­fes­sion­nel fémi­nin et l’équipe de France fémi­nine sont un vrai bol d’air frais dans le pay­sage foot­bal­lis­tique. C’est une véri­table rup­ture de voir des joueuses talen­tueuses remettre en avant un des fon­de­ments du foot­ball : prendre du plai­sir sur le terrain.

Pourquoi une telle len­teur dans l’acceptation du foot­ball fémi­nin, jus­te­ment, une telle per­sis­tance dans les cli­chés recon­duits autour de cette pratique ?

Il y a un sexisme et une homo­pho­bie sys­té­miques dans le foot­ball. Quand le foot­ball se codi­fie au milieu du XIXe siècle dans les public-schools (des ins­ti­tu­tions péda­go­giques réser­vées à l’aristocratie bri­tan­nique), il est appré­hen­dé comme un outil dis­ci­pli­naire de la jeu­nesse bour­geoise et un vec­teur de valeurs néces­saires à la révo­lu­tion indus­trielle et à l’entreprise colo­niale en cours : l’esprit d’initiative, de com­pé­ti­tion, mais aus­si l’obéissance au chef, le viri­lisme, la com­ba­ti­vi­té, l’exploit phy­sique indi­vi­duel. Dès leurs racines, les ter­rains comme les tri­bunes sont donc des bas­tions mas­cu­lins et ce d’autant plus que les hommes issus des classes ouvrières feront du foot­ball un élé­ment struc­tu­rant de leur iden­ti­té mas­cu­line. Aujourd’hui encore, le foot­ball ins­ti­tu­tion­nel véhi­cule des valeurs mas­cu­lines très hété­ro­nor­mées. Le foot­bal­leur pro­fes­sion­nel est un homme en couple qui se marie et a des enfants très jeune. La com­pagne doit demeu­rer dans l’ombre de son mari, à la fois fidèle et silen­cieuse (elle est par­fois fil­mée quelques secondes en tri­bune mais on ne l’entend jamais) tan­dis que le foot­bal­leur peut, voire doit, pour sa part, avoir une vie sexuelle débri­dée, pro­duire des sex-tapes ou faire appel aux ser­vices de tra­vailleuses du sexe. En 1970, Pier Paolo Pasolini écri­vait que « le foot­ball est la der­nière repré­sen­ta­tion sacrée de notre temps » et qu’il est « le spec­tacle qui a rem­pla­cé le théâtre ». Le foot est en effet un espace de repré­sen­ta­tion des corps, donc un enjeu de pou­voir ; une femme qui joue au bal­lon met en scène une autre vision du corps fémi­nin. Sur le ter­rain et au même titre que les hommes, les foot­bal­leuses gueulent, suent, se blessent les genoux, se heurtent par­fois vio­lem­ment à leurs adver­saires, bri­sant par là même les sté­réo­types de genre autour de la féminité.

[Section féminine AS Nancy Lorraine | Pierre Rolin]

Même si c’est en train d’évoluer depuis peu, la figure de la foot­bal­leuse — tout comme celle du joueur gay — affole les ins­ti­tu­tions spor­tives car elle vient cham­bou­ler les tra­di­tion­nels rap­ports de sexe et de genre que repro­duit le foot­ball. Il y a une véri­table obses­sion de la part de la Fédération fran­çaise de foot­ball (FFF) de mon­trer que les foot­bal­leuses ne sont pas des « gar­çons man­qués » ou que les ves­tiaires fémi­nins ne sont pas des « repères de les­biennes ». En 2009, la FFF a deman­dé à quelques Bleues de poser nues pour pro­mou­voir le foot fémi­nin et, en 2011, sa cam­pagne à des­ti­na­tion des jeunes filles était bap­ti­sée « Le foot­ball des prin­cesses », à grand ren­fort de cou­leur rose… Les jour­naux spor­tifs, pour par­ler de ces joueuses, assènent quant à eux les mêmes phrases-cli­ché autour de ces femmes qui passent si aisé­ment « des cram­pons aux talons ». Heureusement, depuis la qua­trième place des Bleues en Coupe du monde fémi­nine de 2011, le foot­ball fémi­nin par­vient pro­gres­si­ve­ment à gagner le cœur des sup­por­ters comme des spor­tives. Sans comp­ter que de plus en plus de fémi­nistes — des joueuses à l’instar de l’équipe des Dégommeuses, ou des cher­cheuses comme Béatrice Barbusse, auteure en 2016 de Du sexisme dans le sport — inves­tissent le champ du foot­ball pour mieux dénon­cer la domi­na­tion mas­cu­line à l’œuvre dans l’industrie du sport.

L’engagement des joueurs, comme le fut celui de la « démo­cra­tie corin­thiane » et l’équipe natio­nale du Brésil autour de Sócratès, Wladimir, Walter Casagrande et Zé Maria dans les années 1980, serait-il pos­sible aujourd’hui ? Les joueurs sont-ils plus libres de leurs pro­pos et de leurs actions qu’alors ?

On dit tou­jours que le foot est un miroir gros­sis­sant de la socié­té. En ce sens, il est aus­si un miroir gran­dis­sant des enga­ge­ment poli­tiques. L’engagement de joueurs comme Sócratès cor­res­pond à la culture poli­tique de la fin des années 1970 et du début des années 1980 : comme nombre de jeunes, il est ancré à gauche, connaît Marx et Gramsci, écoute du rock contes­ta­taire, aspire à une socié­té plus éga­li­taire, etc. Ces joueurs sont le reflet de leur époque et vont donc ren­con­trer le mou­ve­ment anti-dic­ta­ture bré­si­lien, en toute logique. Quand les joueurs de Manchester United Charlie Roberts et Billy Meredith créent en 1907 un syn­di­cat de foot­bal­leur, ils vivent dans une métro­pole indus­trielle coton­nière agi­tée par un puis­sant mou­ve­ment ouvrier et syn­di­cal. Idem quand Paolo Sollier, un joueur de Pérouse, adhère dans les années 1970 à Avanguardia Operaia, un groupe de la gauche radi­cale extra-par­le­men­taire ita­lienne : il baigne alors dans l’effervescence poli­tique de l’Italie de l’époque et les réflexions autour de l’autonomie ouvrière. À l’ère de la mar­chan­di­sa­tion à outrance et de la prise en main des foot­bal­leurs dans les centres de for­ma­tion dès leur plus jeune âge, il est aujourd’hui qua­si­ment impos­sible de voir des figures contes­ta­taires per­cer sur un ter­rain. Mais cela concerne tous les sec­teurs de la culture de masse : dif­fi­cile aujourd’hui de citer un acteur de ciné­ma ou un chan­teur popu­laire qui bous­cule pro­fon­dé­ment l’ordre éta­bli, tant la culture (et j’y inclus le sport) est deve­nue une indus­trie du diver­tis­se­ment. Toutefois, dans ce pay­sage poli­cé qu’est le foot­ball pro­fes­sion­nel, il existe et il exis­te­ra tou­jours des brèches. Je pense actuel­le­ment à Deniz Naki, un joueur alle­mand d’origine kurde qui offi­cie au sein de l’équipe d’Amedspor, un club de Diyarbakır (Kurdistan turc). Pour avoir cri­ti­qué ouver­te­ment les mas­sacres des forces armées turques dans les villes kurdes ou encore invi­té les Kurdes à mani­fes­ter leur sou­tien au Rojava, ce joueur a été vic­time d’une ten­ta­tive d’assassinat en Allemagne en jan­vier der­nier, avant que la Fédération turque de foot­ball ne le sus­pende à vie. Fin mars, ce foot­bal­leur enta­mait une grève de la faim devant les Nations unies à Genève, pour pro­tes­ter contre la situa­tion dans le Kurdistan syrien.

On l’a vu en Italie dans les années 1970, en Égypte lors des Printemps arabes ou en Turquie lors des mani­fes­ta­tions sur le place Taksim : les sup­por­ters importent des reven­di­ca­tions poli­tiques dans le stade !

« À l’ère de la mar­chan­di­sa­tion à outrance et de la prise en main des foot­bal­leurs dans les centres de for­ma­tion dès leur plus jeune âge, il est aujourd’hui qua­si­ment impos­sible de voir des figures contes­ta­taires per­cer sur un terrain. »

Lors du Printemps arabe de 2011 ou de Taksim, en 2013, les « ultras » vont appor­ter aux mani­fes­tants leurs pra­tiques d’autodéfense face à la répres­sion poli­cière, ins­til­ler l’esprit de soli­da­ri­té et de com­po­si­tion propre aux tri­bunes durant l’occupation des places, ou apprendre aux pro­tes­ta­taires l’art de la raille­rie à tra­vers des ban­de­roles et des slo­gans humo­ris­tiques — un savoir-faire par­ti­cu­lier au monde ultra. En France, cer­tains traits propres à la culture sup­por­ter nour­rissent éga­le­ment les mou­ve­ments sociaux, notam­ment depuis l’apparition des cor­tèges de tête lors du mou­ve­ment contre la loi Travail en 2016. Le désor­mais très popu­laire ACABAll Cops Are Bastards — pro­vient des sup­por­ters de foot anglais des années 1980 et est repris par les ultras du monde entier depuis le début des années 2000. Des slo­gans comme « Paris est magique » ou « Ici c’est Paris » sont issus de la culture sup­por­ters du PSG — de nom­breux anti­fas ont, jusqu’en 2010, sup­por­té le PSG dans la tri­bune d’Auteuil du Parc des Princes. Sans par­ler du style ves­ti­men­taire ou du clap­ping. Depuis le 22 mars, on entend dans le cor­tège de tête le tube pop’ des années 1990, Freed from desire de Gala. Une chan­son remise au goût du jour dans les tri­bunes fran­çaises par les sup­por­ters nord-irlan­dais lors de l’Euro 2016… À la fac de Dijon, une salle occu­pée par les mani­fes­tants contre la sélec­tion à l’u­ni­ver­si­té a été rebap­ti­sée Diego Maradona et, à Tolbiac, quand des fas­cistes ont ten­té de déblo­quer la fac, les occu­pants ont volé leur ban­de­role et ont posé avec cette der­nière retour­née : un geste pure­ment issu de la culture ultra ! Enfin, chez les étu­diants s’est popu­la­ri­sé le slo­gan « Contre toutes les sélec­tions, sauf celle de Benzema ». L’imaginaire du foot irrigue pro­gres­si­ve­ment les mou­ve­ments sociaux et c’est peut-être les pré­mices d’une ren­contre à venir entre mili­tants radi­caux et jeu­nesse pré­caire des quar­tiers popu­laires, pour qui le foot­ball est cultu­rel­le­ment fondamental.

Quels sont les grands chan­tiers actuels pour redon­ner au foot­ball ce qu’il a per­du de « popu­laire » ? Ouvrir — car ce n’est encore pas assez le cas — ses portes à tous ?

En tant que pra­tique spor­tive, il y a bien évi­dem­ment l’enjeu du foot fémi­nin, comme je vous le disais. En 2014, l’Amérique du Nord dénom­brait en moyenne 450 foot­bal­leuses pour 10 000 habi­tants, contre à peine 71 en Europe… En France, nous avons des années de retard par rap­port à l’Allemagne, qui compte le double de licen­ciées, ou aux pays scan­di­naves, où la pra­tique fémi­nine s’est démo­cra­ti­sée. Il y a éga­le­ment le foot ama­teur, celui des petits clubs locaux, qui est en grande dif­fi­cul­té alors que ces sont ces clubs qui sont les garants de l’accessibilité du foot pour tous. Entre la crise du béné­vo­lat, la sup­pres­sion des emplois aidés par Macron, la baisse ver­ti­gi­neuse des finan­ce­ments des col­lec­ti­vi­tés et les contraintes admi­nis­tra­tives de plus en plus étouf­fantes, près de 4 000 clubs ama­teurs ont mis la clé sous la porte ces cinq der­nières sai­sons… En tant que spec­tacle, à l’heure où l’objectif est d’attirer dans les stades des consom­ma­teurs sol­vables, le gros chan­tier, il me semble, est le main­tien de tri­bunes popu­laires à des prix acces­sibles mais sur­tout où le sup­por­té­risme et ses pra­tiques (comme les fumi­gènes) ont droit de cité. Les stades res­semblent plus à des parcs d’attraction hyper­sé­cu­ri­sés et sont deve­nus les labo­ra­toires de nou­velles poli­tiques de répres­sions poli­cières. On oublie trop sou­vent que les sup­por­ters ont été un des pre­miers groupes sociaux à faire l’objet de mesures juri­diques d’exception et de délits spé­ci­fiques — telles les inter­dic­tions de stade et les res­tric­tions de dépla­ce­ment. Il existe une vraie stra­té­gie de la part de cer­tains grands clubs et des auto­ri­tés foot­bal­lis­tiques d’éliminer les sup­por­ters le plus fer­vents. On le voit ces der­niers mois, notam­ment avec les ultras des Girondins de Bordeaux (les Ultramarines ou UB87), qui subissent une féroce répres­sion poli­cière et des gardes à vue sys­té­ma­tiques. Il y a un chan­tier énorme en termes de dia­logue entre clubs et ultras pour qu’on arrête ces poli­tiques répres­sives et qu’on cesse d’infantiliser les supporters.

[Gaza | Moahammed Asaad]

Des dépu­tés com­mu­nistes et de la France insou­mise ont sou­hai­té l’ouverture d’une com­mis­sion por­tant sur les inéga­li­tés dans le cadre de la pra­tique spor­tive. Que peut et que doit faire la poli­tique pour le sport ?

Je dirais plu­tôt que l’institution spor­tive exerce le pou­voir exac­te­ment de la même façon que la sphère poli­tique aujourd’hui. Au même titre que l’emprise nor­ma­tive de l’État s’insinue dans de plus en plus de sec­teurs (l’éducation, l’agriculture, le milieu asso­cia­tif), les logiques régle­men­taires et ges­tion­naires deviennent pré­gnantes dans le foot et asphyxient les plus petits clubs. Nombre de normes et de règle­ments impo­sés par la FFF étouffent les clubs ama­teurs, qui sont sou­mis à des sanc­tions finan­cières pour une ligne du ter­rain mal tra­cée ou une feuille de match mal rem­plie… On pour­rait faire une ana­lo­gie avec les petites asso­cia­tions cultu­relles, pour qui orga­ni­ser un simple concert est deve­nu aujourd’hui une vraie galère en termes de normes à res­pec­ter, de contrôle, d’assurance, de sécu­ri­té. Et puis cela conduit à des situa­tions absurdes, comme la célèbre équipe du Red Star de Saint-Ouen qui a dû jouer les sai­sons pré­cé­dentes à Jean Bouin (dans le 16e arron­dis­se­ment de Paris, un comble pour un club aus­si popu­laire !) ou à Beauvais (à 70 kilo­mètres de Saint-Ouen !), parce que leur stade his­to­rique, le Bauer, n’est pas conforme aux normes en vigueur pour évo­luer en Ligue 2.

Un autre paral­lèle, en plus de cette intru­sion nor­ma­tive de la part du pou­voir ins­ti­tu­tion­nel qui bride toute auto­no­mie, c’est la ques­tion démo­cra­tique et celle de la répar­ti­tion des richesses. La FFF vient de se faire épin­gler par la Cour des comptes pour son train de vie dis­pen­dieux avec des voyages en avion pri­vé au coût exor­bi­tant (à l’instar du vol Tokyo-Paris d’un cer­tain Édouard Philippe) et des lar­gesses sala­riales hal­lu­ci­nantes. Une inso­lence incroyable de la part de la FFF vis-à-vis des clubs ama­teurs qui galèrent finan­ciè­re­ment au quo­ti­dien, qui n’est pas sans rap­pe­ler celles de cer­tains diri­geants de LREM ! Il faut savoir aus­si qu’au sein de la FFF, lors des élec­tions de la pré­si­dence, la qua­ran­taine de clubs pro­fes­sion­nels repré­sentent 37 % des voix alors que les 15 000 clubs ama­teurs votent indi­rec­te­ment. C’est un sys­tème tota­le­ment déli­rant qui faci­lite l’opacité finan­cière et qui fait qu’on a des caciques com­plè­te­ment décon­nec­tés des réa­li­tés sociales des petits clubs. La pla­nète foot­ball doit éla­bo­rer ses propres pra­tiques démo­cra­tiques ; une fédé­ra­tion plus hori­zon­tale, où « un club = une voix », chan­ge­rait tota­le­ment les rap­ports de force poli­tique au sein de la FFF.

François Ruffin a défen­du le foot­ball ama­teur à l’Assemblée natio­nale, à la fin de l’an­née 2017. Cet enga­ge­ment loca­li­sé — la Picardie, en l’occurrence — peut-il por­ter plus loin encore ?

C’est une ver­sion très loca­li­sée, certes, mais qui a le mérite de reprendre les élé­ments struc­tu­rants d’un club ama­teur : la force de l’engagement béné­vole, le rôle social et édu­ca­tif du foot, le club comme espaces de convi­via­li­té où peuvent encore se croi­ser des indi­vi­dus d’âge, de sexe, de cou­leur et d’origine sociale dif­fé­rentes (même si, dans le foot­ball de niveau District, on peut éga­le­ment retrou­ver sur le ter­rain des vio­lences entre joueurs adverses ou contre l’arbitre assez ter­ri­fiantes…). Dans cer­taines cam­pagnes, et notam­ment en Picardie, le club de foot local est un des rares lieux de socia­bi­li­té encore exis­tant. Il y a un vrai enjeu poli­tique à main­te­nir ces clubs de foot quand on sait que l’isolement social est un des prin­ci­paux res­sorts de la mon­tée du vote FN en milieu rural. En remet­tant en avant les ques­tions d’ancrage à un ter­ri­toire, d’identité col­lec­tive, de culture popu­laire et de mise en jeu du corps dans la confron­ta­tion avec l’autre, le foot­ball popu­laire peut plei­ne­ment par­ti­ci­per à nour­rir les réflexions actuelles qui tra­versent l’ensemble du mou­ve­ment social. Et quand on voit les grèves démar­rées le 22 mars der­nier, on ne peut qu’espérer vou­loir jouer les prolongations !


Photographie de ban­nière : DR


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  1. Note de Mickaël Correia (ain­si que les sui­vantes) : La Coupe du monde 1934 a été orga­ni­sée par l’Italie fas­ciste de Mussolini, celle de 1978 s’est dérou­lée dans l’Argentine de la junte mili­taire de Videla. Quant au Mondial 2018, il aura lieu dans une Russie tenue d’une main de fer par Poutine et celui de 2022 au Qatar…[]
  2. En 2011, Mediapart révé­lait que la Fédération fran­çaise de foot­ball envi­sa­geait de mettre en place des quo­tas eth­niques dans ses centres de for­ma­tion pour limi­ter le nombre de joueurs bina­tio­naux d’origine magh­ré­bine ou sub-saha­rienne.[]
  3. À Clichy-sous-Bois, chaque 27 octobre, un tour­noi de foot est orga­ni­sé par les gens des cités du Chêne-Pointu et de la Pama en mémoire de Zyed Benna et Bouna Traoré, décé­dés après avoir ten­té d’échapper à la police en 2005. Bouna était connu pour être un foot­bal­leur de grande qua­li­té tech­nique.[]
  4. Dans Looking for Eric (2009), Ken Loach aborde dans une scène humo­ris­tique d’anthologie le tiraille­ment des sup­por­ters du FC United entre leur « pro­test club » et leur club ori­gi­nel, le Manchester United.[]

REBONDS

☰ Lire notre abé­cé­daire de Pier Paolo Pasolini, avril 2018
☰ Lire notre entre­tien avec François Ruffin : « Camping est un bon film poli­tique » mars 2016


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