C'est l'histoire d'Agnès Zou : première "cheffe de terre" en Côte d'Ivoire

C'est l'histoire d'Agnès Zou : première "cheffe de terre" en Côte d'Ivoire
Agnès Zou (YOUENN GOURLAY)

A Glégouiné dans l’ouest ivoirien, Agnès Zou Gaoudé est la première femme du pays à diriger un village.

Par Amandine Réaux
· Publié le · Mis à jour le
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Il est 18 heures et comme chaque jour, Agnès Zou Gaoudé quitte ses champs de riz après neuf heures de labeur. Le soleil couchant, elle parcourt le kilomètre la séparant du village de Glégouiné.

Elle claudique légèrement, faisant dos aux majestueuses montagnes vertes de la région de Man, dans l’ouest ivoirien. La voyant arriver au loin, quelques enfants et deux chiens la rejoignent. Solange aussi. Son amie, qui se présente comme sa "sœur", l’accompagne jusqu’à sa maison, s’arrête quand Agnès Zou serre des mains… et l’évente avec son pagne. Comme une reine.

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Lorsqu'Agnès grimpe les deux marches de sa terrasse en bois pour s’installer, parfois avec un verre de vin qu’elle partagera avec les jeunes du village, ses fils s’empressent de lui installer table et chaises.

Cette ferveur date de 2013, lorsqu’Agnès Zou a été élue, à l’unanimité, cheffe de terre du village de 1500 habitants, devenant la première femme de l’histoire de la Côte d'Ivoire à accéder à cette fonction traditionnellement réservée aux hommes.

Solange et Agnès Zou

Dire bonjour aux veuves

A 71 ans, la doyenne du hameau a pour mission de régler les affaires courantes, faire remonter les problèmes aux plus hautes instances politiques, mais surtout préserver les richesses du village grâce à une connaissance précise de la répartition des terres entre les habitants.

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Dans ce lieu isolé, à 7 kilomètres de piste de la route goudronnée menant à la grande ville de Man, le comportement de Solange et des autres n’est pas vécu comme un dévouement royal. Ce respect doit être mutuel, à en croire Jean Glé, chef du canton, sinon "c’est un échec". Une réciprocité atteinte selon lui grâce à l'"humilité" d’Agnès Zou.

"Je m’entends avec les gens, avec les jeunes, comme je suis la vieille… et les gens m’appellent mademoiselle !", s’amuse la cheffe de terre, posture altière et regard sévère derrière ses lunettes à monture marron.

Depuis le jour de son élection, elle ne se souvient pas d’animosité à son égard, ni à Glégouiné ni dans les villages voisins. La cheffe de terre a fait de l’échange la pierre angulaire de son mandat.

"Le matin, à partir de 7 heures je suis dehors. Je passe dans presque toutes les cours pour dire bonjour à ma famille, aux femmes, aux veuves… Quand quelqu’un a un problème, il me le dit et je vois si on peut en parler au maire, au sous-préfet ou au député."

Conseillère conjugale

Il arrive qu'Agnès Zou joue la conseillère conjugale, parfois même sans avoir été consultée par la femme ni par l’homme. Si elle a été mise au courant d’un conflit, elle "essaie de faire entendre raison au mari", relate-t- elle. Ou bien le mari vient la voir et elle fait "comprendre à la femme qu’il faut qu’elle se soumette". Tantôt émancipatrice, tantôt traditionnelle.

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Depuis cinq ans, un autre rituel a vu le jour : des réunions quasi quotidiennes organisées "pour qu’il n’y ait pas d’histoires", justifie Agnès Zou. Au centre du village, sous le préau bétonné de forme carrée, une vingtaine d’habitants, dont les sages, sont assis sur les quatre côtés et devisent.

De l’extérieur, quelques adultes et enfants les observent régler toutes sortes de litiges (familiaux, commerciaux, fonciers, etc.) à l’amiable ou avec un peu d’argent. Au sol, la bouteille de whisky est presque vide.

« Le fils de Gilbert a vendu la forêt »

Mais Agnès Zou exerce-t-elle le pouvoir différemment parce qu’elle est une femme ? Pas pour Gilbert Gueu, l’autre doyen. Il explique l’avoir choisie pour son "bon comportement" et "parce qu’elle s’occupe de tout le village". Ce qui compte pour lui, c’est qu’elle remplisse la première mission d'un chef de terre, celle de protéger leurs richesses :

"Elle milite fortement en faveur des forêts. Elle est contre la déforestation, contre tout ce qui va à l’encontre des lois forestières."

Ce qui n’est pas une tâche facile. Face aux investisseurs burkinabés désireux d’acquérir ces terres vertes, et à des enfants qui, sensibles à l’appât du gain, s’approprient les propriétés parentales, Agnès Zou doit s’imposer :

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"Il y a des jeunes qui vendent des hectares à l’insu de leurs parents. Je vais les voir, je leur explique et j’interviens. Le fils de Gilbert a vendu la forêt, j’ai arrangé le problème."

Solange, l’éventeuse royale, voit elle une différence. Après la mort de son mari, la veuve de 52 ans est revenue habiter à Glégouiné. Ses muscles se contractent, elle pile le mil avec force, de coups sourds et réguliers. Elle raconte avoir acquis le droit à la propriété foncière, encore réservé aux hommes selon la tradition des peuples de l’ouest ivoirien :

"Avant, les gens disaient qu’une femme ne pouvait pas posséder de forêt. Mais depuis qu’[Agnès Zou] a pris la terre, nous les femmes on a nos droits. Moi, maintenant, j’ai ma forêt. Je n’ai pas de mari, mais j’ai mon champ de riz, mon champ de café. Je peux nourrir mes enfants. C'est grâce à elle que j'ai eu tout ça."

Le visage serein, Solange sourit : « Je suis à l’aise, maintenant. »

"Encourager mes filles"

Pour Nathalie, 28 ans, l'accession d’une femme à la direction du village représente l’opportunité d’un nouveau départ. Cette mère de cinq enfants, nourrisson dans le dos enveloppé d’un pagne, s’enthousiasme :

"Ca me donne envie d’encourager mes filles à aller à l’école pour que plus tard, elles puissent devenir comme la 'tantie' qui est cheffe de terre, qu’elles puissent faire la même chose."

Malgré les cinq ans qu’Agnès Zou a déjà passés à la tête du village, Jean Glé refuse de tirer aujourd’hui les conclusions de son mandat qui court jusqu’en 2020 (comme celui du Président ivoirien).

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Malicieux, le chef de canton invite toutefois les villages alentours à "copier" sur Glégouiné si la politique d'Agnès Zou "prospère".

Convaincu que "là où il y a un grand homme, il y a une grande femme", Jean Glé dit vouloir "l'émancipation des femmes" :

"Il faut qu’elles participent à toutes les activités pour qu’il y ait une évolution, parce que si tout est concentré sur les hommes, les femmes sont égarées."

Combats pas encore féministes

Mais Agnès Zou semble bien loin de ces revendications idéologiques. A Glégouiné, terre aux allures d’utopie féministe dans un pays patriarcal, "la femme est soumise à l’homme", professe-t- elle.

Etre la seule femme cheffe de terre n’entraîne pas mécaniquement des prises de position militantes ni progressistes. Dans ce village isolé, avec un infirmier pour les accouchements mais pas de maternité, la païenne est contre l’avortement. Et pour la polygamie, parce qu’il en va avant tout de la descendance et de l’héritage des terres, énonce-t- elle :

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"Nous sommes Africains. L’homme a droit à mille femmes. Certains hommes n’ont pas d’enfants mais ils travaillent, ils ont des plantations. Alors ils sont obligés de prendre une autre femme."

"Ce sont les moyens qui ne nous permettent pas d’avoir le même rôle que les hommes, il m’en faudrait plus pour m’occuper de mes femmes et de la jeunesse", expose-t- elle simplement. Elle insiste :

"Le seul problème des femmes, c’est le manque de moyens. Sinon, les femmes qui sont fonctionnaires, elles se débrouillent d’elles-mêmes. Mais nous, les villageoises, on n’y peut rien, on vit comme ça."

Parler de la condition des femmes la ramène inéluctablement à la situation de Glégouiné :

"Depuis la guerre, voyez dans quel état est l’école. Elle a été détruite. On a eu des aides mais actuellement ça ne va pas. Dans le village, on a une seule pompe hydraulique. C’est de ça qu’on vit."

Le pouvoir encore confisqué par les hommes

Cette divorcée aurait-elle pu devenir cheffe de terre avec un autre profil ?

"Même si j’étais encore avec mon ancien mari, je serais cheffe de terre puisqu’il vient de Dabou", assure Agnès Zou, qui est, elle, originaire de Glégouiné, condition requise pour prendre la tête du village.

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Par ailleurs, à 71 ans, elle incarne la sagesse et le respect. Dans de nombreuses coutumes africaines, c’est seulement après la ménopause que les femmes, sorties de l’injonction à la maternité, imposent le respect et peuvent donc prétendre à des fonctions occupées par des hommes, remarque Tanella Boni dans son ouvrage Que veulent les femmes d’Afrique ? (Kathala, 2011).

Pas sûr qu’une femme encore en âge de procréer pourrait aujourd’hui connaître le destin d’Agnès Zou dans ce village. Si la cheffe de terre estime que les femmes se sont émancipées depuis l’indépendance de la Côte d’Ivoire (1960), le pouvoir reste pourtant quasi exclusivement masculin. A l’Assemblée, on ne compte que 6 députées sur 252 élus.

Cinq ans après l’élection d’Agnès Zou, aucune autre femme n’est devenue cheffe de terre en Côte d’Ivoire.

Amandine Réaux
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