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En Irlande, la «rébellion» anti-avortement se bat pour que rien ne change

Le camp anti-avortement s'érige en victime des élites et des médias, tout en menant une lutte acharnée sur les réseaux sociaux inspirée des campagnes de Trump et du Brexit.

En Irlande, partout dans les villes et villages, des affiches placardées sur les lampadaires et les bâtiments invitent les habitants à «rejoindre la rébellion». Le slogan fait référence au référendum du 25 mai prochain, qui pourrait abroger le huitième amendement de la Constitution irlandaise et permettre l'accès à l'avortement. Cet amendement, adopté par référendum en 1983, reconnaît que la mère et l'enfant à naître ont tous les deux un droit égal à la vie. Il interdit de fait l'accès à l'avortement, sauf si la vie de la mère est en danger.

Du Brexit à Trump, l'idée de «rébellion» contre des élites en place est au cœur des derniers combats politiques. Cette rébellion-ci, en revanche, est bien différente. Si Trump et les défenseurs du Brexit ont attiré les électeurs avec des promesses de changement, les «rebelles» du référendum irlandais appellent la population à voter pour que rien ne change.

«Avec notre huitième amendement, il n'y a pas de choix possible. Ils représentent le statu quo», explique Carol Hunter, fondatrice du groupe militant pro-avortement «Grandparents for Repeal» ("Les grands-parents pour l’abrogation"), à BuzzFeed News.

Et pourtant, il semblerait que les militants anti-avortement soient bel et bien les outsiders. Si, en février, un sondage pour l'Irish Times mené par Ipsos MRBI indiquait un essoufflement du soutien à l'abrogation du huitième amendement, les intentions de vote, elles, restaient inchangées. La population voterait oui à 63 %, c'est-à-dire pour l'abrogation du huitième amendement. En 1997, ils n'étaient que 23 % à souhaiter une réforme de la loi sur l'avortement. Ce nombre était passé à 71 % en 2013.

Un mouvement «contre les médias et les élites»

Ce changement de l'opinion publique et l'élection en 2017 d'un Premier ministre en faveur de l'abrogation, Leo Varadkar, ont permis aux partisans du huitième amendement de s'ériger en adversaires de l'establishment, comme les partisans de Trump ou du Brexit avant eux. C'est sur cet argument que le Life Institute, le plus grand groupe anti-avortement d'Irlande a construit sa campagne «Save the 8th» («sauvez le huitième»). Pour de jeunes militants anti-avortement interviewés par BuzzFeed, la position du Premier ministre pourrait inciter les électeurs, surtout en dehors des grandes villes, à rejoindre leurs rangs.

«C'est le statu quo établi par l'Église et la Constitution. Je ne vois vraiment pas en quoi il s'agit d'un point de vue marginalisé», contrecarre Carol Hunter.

Sur la page Facebook du mouvement «Save the 8th», dans un post assorti d'une image où est inscrit le slogan «rébellion», on peut pourtant lire : «Le peuple se soulève contre les médias et les élites politiques parce que les Irlandais savent que tuer un enfant n'a jamais rien amené de bon.»

Comme pour les campagnes de Trump et du Brexit, le rejet des médias traditionnels est monnaie courante. John McGuirk, le responsable communication de «Save the 8th» et contempteur du mouvement pro-avortement, accuse régulièrement les journalistes et les chaînes d'info d'avoir un parti pris sur la question de l'avortement.

«Plus de 1 400 bénévoles @Savethe8thInfo vont frapper aux portes et une centaine d'autres collent des affiches. Je n'avais jamais vu ça», a récemment tweeté John McGuirk. L'autre camp «#repealthe8th ("abrogez le 8e") ne peut pas rivaliser. Mais eux disposent de 200 bénévoles dans les salles de rédaction», continue-t-il dans son tweet.

Ingérence étrangère via Facebook

Cette stratégie suscite de nombreuses inquiétudes. En janvier, le Times a révélé que la campagne «Save the 8th» avait embauché l'agence de communication numérique Kanto. Son fondateur, Thomas Borwick, était directeur de la technologie de la campagne pro-Brexit au Royaume-Uni.

Alors que Facebook va tester un nouvel outil qui permettra aux utilisateurs de voir qui a payé pour afficher du contenu dans leur fil d'actualité avant le référendum, il y a déjà des preuves que des militants anti-avortement étrangers ont payé pour cibler des groupes spécifiques d'Irlandais avec des posts encourageant le «non». L'Irish Times a récemment découvert qu'un vlogueur britannique de l'alt-right, les populistes conservateurs, avait acheté des publicités anti-avortement.

Le réseau social a vite admis qu'il ne pourrait pas faire grand-chose pour contrôler l'ingérence étrangère dans le référendum, notamment parce que les lois irlandaises interdisant aux citoyens non irlandais de contribuer financièrement à une campagne ne s'appliquent pas aux réseaux sociaux.

Par ailleurs, l'Irish Times a découvert que le mouvement pro-vie, dont le projet «Love Both» ("Aimez-les tous les deux"), l'une des campagnes de référendum anti-avortement les plus efficaces, a enregistré des noms de domaine associés à la campagne pro-avortement qui redirigent en fait vers du contenu anti-avortement.

«Love Both» se servirait d'applications collectant des données développées par les auteurs d'applications similaires pour la NRA (le lobby américain des armes), Trump, les pro-Brexit de «Vote Leave», ainsi que pour le grand mouvement anti-avortement «The Susan B Anthony List» et une poignée de politiciens conservateurs.

Un électeur sur cinq indécis

La question du financement des campagnes, pour un camp comme pour l'autre, pose aussi question. En particulier depuis que les règles électorales portant sur les dons étrangers ont vu Amnesty International obligée de rejeter un don de 137 000 euros du milliardaire américain George Soros au profit de sa campagne pour l'abrogation.

Moins d'un mois avant le référendum, le soutien à l'abrogation de la loi continue de dominer dans les sondages. Cependant, 1 électeur sur 5 reste indécis, un chiffre en hausse depuis l'annonce du vote, alors tout peut encore se jouer pour les deux camps. Tout ce contexte alimente la question suivante : assisterons-nous à une autre surprise électorale en Irlande le 25 mai ?

En 2012, le cas de Savita Halappanavar avait déjà commencé à faire bouger les choses. La jeune femme, une dentiste âgée de 31 ans, est décédée d'une septicémie contractée suite à une longue fausse couche, les médecins n'ayant pas pu intervenir tant que les battements du cœur du fœtus étaient encore perceptibles. En 2017, une disposition a été ajoutée à la loi afin d'autoriser l'avortement lorsque la vie de la mère est en «grand» danger, sans expliciter ce qui constitue un niveau de risque acceptable. Soixante-dix-sept femmes ont rempli ce critère autorisant l'avortement en Irlande depuis 2013.

Sur la même période, on estime à 3 500 le nombre de femmes qui sont parties en Angleterre pour avorter. Beaucoup d'autres ont illégalement acheté des pilules abortives en ligne et ont procédé à une interruption volontaire de grossesse (IVG) à domicile. Au vu du nombre croissant de ces pilules saisies à la douane, l'avortement «fait maison» est en recrudescence en Irlande.

«Situation intenable»

Mais le regard de la société irlandaise a évolué et, il y a trois ans, l'Irlande est devenu le premier pays au monde à légaliser le mariage homosexuel par voie de référendum. L'évolution des mentalités en faveur d'un avortement légalisé, au moins sous une certaine forme, semble faire son chemin.

«Le sentiment que le statu quo doit cesser grandit au sein de la société, continue Carol Hunter. Tout le monde connaît quelqu'un qui a subi un avortement, qu'on le sache ou non, et tout le monde a dû prendre ce genre de décision.»

À la fin 2017, une «assemblée des citoyens» – un groupe de 99 membres issus de la société irlandaise formé par le gouvernement pour évaluer les opinions sur l'avortement – a établi des recommandations étonnamment libérales en faveur d'une réforme qui autoriserait l'avortement sur demande jusqu'à 12 semaines de grossesse, et jusqu'à plus longtemps pour diverses raisons de santé.

«L'avortement est une question qui échappe totalement à la loi irlandaise, que ce soit au sujet des pilules abortives ou des personnes qui partent au Royaume-Uni, ajoute Carol Hunter. Ce phénomène a toujours eu lieu. Les avortements clandestins et les techniques rudimentaires comme celle du cintre font plutôt partie du passé, mais l'avortement ne va pas disparaître. Après 1983, rien n'a changé. Le phénomène s'est juste déplacé. Cette situation est vraiment intenable. »

L'impact de ces histoires personnelles, les militants anti-avortement le mesurent bien. Plus tôt ce mois-ci, une page Facebook populaire, «In Her Shoes» ("À sa place"), où les femmes partagent anonymement des récits de voyages pour aller avorter, a été attaquée par des militants anti-avortement. Ces derniers ont laissé des notes d'une étoile et des avis négatifs afin de faire baisser le classement de la page Facebook, et donc sa popularité.

Des militants qui se voient comme des outsiders

Phénomène inattendu, de nombreux militants anti-avortement sont des jeunes. BuzzFeed News a rencontré des étudiants du groupe anti-avortement UCD Life de l'University College, à Dublin. Eux aussi se voient comme des outsiders.

«C'est parfois très difficile de s'élever contre le discours [dominant]», déclare Robert Lee, étudiant en quatrième année de droit et d'économie et membre d'UCD Life. Honnêtement, je connais beaucoup de jeunes de mon âge qui sont opposés à l'avortement mais qui ne l'expriment pas forcément, continue-t-il.

«Quelques personnes sont venues me voir pour me demander ce que ça faisait d'être "out" dans le camp des anti-avortement. Ils ont dit qu'ils me soutiendraient, mais qu'ils ne s'exprimeraient pas publiquement.»

Alexandra Brazil, étudiante en troisième année de commerce et de droit, a fondé UCD Life. Elle pense que selon «l'avis général» les étudiants ont tendance à soutenir le droit à l'avortement, mais qu'en réalité, beaucoup d'entre eux ne font que suivre le mouvement. «Beaucoup de gens pensent que les étudiants sont prochoix, mais en réalité ils ne font que suivre la tendance dominante», analyse-t-elle.

«Le gouvernement [de Leo Varadkar] est dans l'autre camp, c'est un désavantage, mais nous pensons qu'il y a encore une grande marge de manœuvre, explique Robert Lee. Le mouvement anti-avortement relève nettement plus d'un mouvement citoyen populaire.»

Pour les deux étudiants, l'Irlande ne connaît pas le même genre de vague de fond «anti-establishment» qui caractérisait les campagnes pro-Brexit et pro-Trump. Mais le soutien du gouvernement à l'abrogation pourrait encourager certains électeurs irlandais mécontents – surtout ceux qui vivent en dehors des grandes villes comme Dublin – à aller voter. D'après Alexandra Brazil, «les opinions qui traversent le pays ne sont pas forcément représentées à Leinster House», le Parlement irlandais.

Pour Robert Lee, ça pourrait avoir un impact le jour du scrutin : «Ces gens ne sont vraiment pas représentés, et ça va peser dans la balance.»

Des statistiques de santé pour lutter contre l'avortement

Au cœur de la campagne électorale, on trouve des déclarations sulfureuses classiques du mouvement anti-avortement. Comme Bernadette Goulding, qui lors d'un rassemblement Love Both à Galway, a affirmé que la naissance d'un bébé né d'un viol pouvait «guérir» les effets psychologiques du crime.

Pourtant, loin de ces grandes tirades, la campagne anti-avortement relaie principalement des statistiques de santé pour faire passer son message. Des affiches pour Love Both mettent l'accent sur les étapes de la grossesse, comme les tout premiers battements du cœur par exemple. La statistique la plus fréquemment citée par «Save the 8th» est qu'«un enfant sur cinq en Angleterre est avorté», tirée des chiffres annuels sur l'avortement compilés par le Bureau britannique des statistiques nationales.

Pourtant, le taux annuel d'avortement est bien plus faible lorsque l'on tient compte des grossesses se terminant par des fausses couches. Et par ailleurs, les chercheurs estiment que le laxisme de législation n'influe pas sur le nombre d'avortements. Mais qu'importe, cette statistique brandie par les anti-avortement pourrait peser lourdement dans la campagne, alors qu'un électeur sur cinq est indécis.

Pour les militants du «Oui», le meilleur moyen de lutter contre le flot d'informations des anti-avortement qui se répand dans diverses publicités, en ligne et hors ligne, reste le plus classique : aller parler aux gens. De cette façon, le mouvement pro-avortement espère dresser un tableau complet des raisons pour lesquelles de nombreuses Irlandaises à décider d'avorter. La campagne «Together for Yes» ("Ensemble pour le Oui") demande aux sympathisants de s'engager à parler chaque jour à cinq nouvelles personnes au sujet du référendum.

Convaincre les plus de 65 ans

«Nous sommes un petit pays, un pays qui discute», ajoute Carol Hunter en expliquant l'importance du débat dans le cadre de son travail avec «Grandparents for Repeal».

Elle craint que si les pro-avortement ne discutent pas avec les indécis, l'inertie pourrait diminuer leurs chances de victoire. «Si les indécis n'ont devant eux que des brochures glissées sous leur porte, et qu'à leur lecture quelque chose les chagrine, ils vont adopter la position la plus sûre, c'est-à-dire le "non", car c'est le statu quo», continue Carol Hunter.

«Il n'y a aucun doute qu'il s'agit surtout des plus de 65 ans avec qui nous devons
discuter, et le seul moyen de le faire est d'aller les voir en personne, explique-t-elle. J'encourage constamment les gens à parler, à parler, à parler encore.»

Elle admet que ce n'est pas toujours chose facile : «J'en sais quelque chose, j'ai lancé ce genre de discussion dans mon club de bridge.»

Les étudiants du groupe prochoix UCD Choice, de l'University College de Dublin estiment eux aussi que leur génération est particulièrement désireuse de changement, et que l'on peut provoquer ce changement en allant directement frapper à la porte des gens pour leur parler.

Aoife Gray, étudiante en deuxième année d'anglais et de sociologie, explique ainsi qu'elle a grandi avec l'idée que l'avortement était nécessairement quelque chose de mal. Elle a changé d'avis lorsqu'elle s'est rendue compte de la multitude de raisons qui peuvent pousser une femme à avorter. Elle comprends aujourd'hui qu'il ne s'agissait «pas d'une question simple, où tout est noir et blanc».

«Nous ne voulons pas être stigmatisés comme nos parents»

«Beaucoup d'étudiants seraient d'accord pour dire que les pro-choix se tiennent du bon côté de l'histoire», affirme Katie Cundelan, une étudiante en deuxième année de droit et de justice sociale et membre d'UCD Choice. Nous n'avons pas envie de grandir dans une société où nous sommes encore stigmatisés comme l'étaient nos parents.»

Alors que chaque camp brandit des faits, les deux étudiants espèrent que le référendum se jouera dans la zone grise entre les deux camps, où beaucoup sont en passe de comprendre ce qui peut pousser une femme à avorter. «Fonder son argumentation sur la science décontextualise totalement la situation dans laquelle se trouve la personne enceinte», explique Katie Cundelan.

«Vous pouvez dire tout ce que vous voulez, que la vie commence avant la naissance, ou qu'il y a cinq études qui démontrent le bien-fondé de notre opinion, mais ce n'est pas de ça qu'il s'agit. Je ne pense pas que cela donne une vision globale des dommages émotionnels qu'[une grossesse non désirée] peut causer à quelqu'un,» continue-t-elle.

Carol Hunter est persuadée que si les militants aident les indécis à comprendre les raisons complexes qui poussent déjà de nombreuses Irlandaises à partir avorter à l'étranger – 12 femmes chaque jour – alors ces indécis seront plus enclins à voter oui le 25 mai, même s'ils ne soutiennent pas ouvertement le droit à l'avortement.

«Pouvoir affirmer ça publiquement, c'est vraiment important, et ça a toujours été le cas, mais derrière cette affirmation, il existe une vie bien différente», explique Carol Hunter. Dans l'intimité de l'urne, c'est une toute autre histoire.»


Ce post a été adapté de l'anglais.