Que nous racontait vraiment la maison futuriste de « Mon Oncle » ?

Il y a de ces décors de cinéma qui marquent, au point parfois de prendre complètement le dessus sur l’histoire – plus souvent dans le bon que dans le mauvais sens. À l’instar de celui de « Mon Oncle », film de Jacques Tati sorti en salles au printemps 1958.
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« Mon Oncle » / Jacques Tati

Maison-cube, mobilier design et intérieur aseptisé : bienvenue à la Villa Arpel, terrain de jeu de la famille du même nom et décor de Mon Oncle. De l’extérieur, cette bâtisse a tout d’une création du Corbusier, le toit-terrasse en moins, et pourrait très bien se fondre dans le lotissement de la Cité Frugès (construite pour accueillir les ouvriers d’un producteur de carrés de sucre), à Pessac. Elle a en réalité été montée de toutes pièces par Jacques Tati, le réalisateur, et Jacques Lagrange, peintre et scénariste du film, dans les Studios de la Victorine non loin de Nice. Détruite à la fin du tournage, elle n’en reste pas moins un objet d’art à part entière.

En traversant le portail, les visiteurs tombent sur le jardin géométrique, taillé au cordeau. Celui-ci a été découpé en plusieurs petites parcelles, sur lesquelles ont été dispersés des graviers de couleurs. Pour accéder à la maison, il faudra s’aventurer sur le (très long) chemin en zigzag. Lors de ce voyage (c’est à peine exagéré), les curieux pourront s’arrêter quelques instants pour admirer une étrange fontaine en forme de poisson. « Tout ceci a une gueule », comme dirait la voisine. À l’intérieur, la décoration (aussi minimaliste soit-elle) est moderne, le mobilier quasi-absent – une table à manger et un canapé se battent en duel. Le sol en béton et les murs blancs n’aident pas à réchauffer l’endroit. Pas de « home sweet home » accroché sur la porte d’entrée, donc, mais qu’importe. Les propriétaires n’ont que faire de s’y sentir bien, tant qu’ils peuvent impressionner le voisinage. Monsieur et Madame Arpel y vivent avec leur fils et sont aidés par leur gouvernante. Un enfant de son âge aurait pu s’épanouir si le tout n’était pas impraticable. Tout cela n’a évidemment pas été fait au hasard : le réalisateur a ici voulu faire le satire d’une société qu’il dénonce.

Le design est mort, vive le design

Nous sommes à la fin des années 50, au cœur des Trente Glorieuses, lorsque Jacques Tati commence à tourner Mon Oncle. Dans cette période d’après-guerre, la France subit de nombreux changements, tant du point de vue social qu’économique. Cette décennie marque surtout l’arrivée de la production de masse et le développement de la société de consommation. Les besoins et les envies des Français changent : l’offre aussi. Le mantra « la laideur se vend mal », de Raymond Loewy, n’a jamais eu autant de sens. On fait du beau, donc, mais pas forcément du pratique. Les créateurs du monde entier, dans un élan de vouloir affirmer leur différence, tantôt embrassent le design industriel, tantôt le rejettent pour donner à leurs pièces un esprit plus cocon. Les plus gros succès de l’époque en témoignent, de la Diamond Chair d’Harry Bertoia pour Knoll au fauteuil Swan d’Arne Jacobsen. D’autres vont plus loin et en oublient le confort et le côté pratique. Un élément que l’on retrouve dans chaque recoin de la Villa Arpel. À commencer par le jardin. Le chemin en zigzag rend l’accueil des convives un poil gênant : en témoigne cette scène.

La fontaine-poisson, si esthétique soit-elle, pose elle aussi quelques problèmes. Elle s’enclenche toute seule, arrose les habitants et donne lieu à plusieurs scènes comiques. Sur la terrasse, les chaises du salon de jardin sont ce qu’il y a de moins confortable. À l’intérieur, l’incommodité continue. Impossible de s’asseoir sur le canapé en boudin vert sans être mal à l’aise. Le clou du spectacle se situe dans la cuisine. À cette époque, l’électroménager s’installe en force dans les foyers. Des nouveautés surexploitées par Jacques Tati, qui fait de la pièce la plus importante de la maison un véritable enfer. Il faut appuyer sur un bouton pour retourner ses toasts et tirer des leviers pour ouvrir les placards. Pour résumer : il faut vraiment aimer cuisiner et se servir de technologies absolument absurdes.

À vouloir atteindre la perfection, les Arpel vivent dans un environnement complètement impersonnel et aseptisé. Ce couple, dans une envie de plaire à tous et de crier leur opulence à qui veut bien l’entendre, a complètement mis de côté ses besoins – y compris ceux de leur fils. Cet état d’esprit est mis en parallèle avec un tout autre monde : celui de Monsieur Hulot, qui vit dans un univers qui semble désuet. Calèches, routes pavées et maisons rurales : on est à mille lieux du soi-disant confort des lotissements modernes. Jacques Tati se sert des enfants pour une fois de plus mettre en exergue les contrastes. D’un côté, ceux qui occupent leur journée en s’installant sur le bord de la route, une tartine de beurre/confiture dans la main, à observer les passants. De l’autre, le fils Arpel qui se divertie tout seul dans un environnement aussi propre qu’un hôpital mais aussi ennuyant qu’une réunion de copropriété. Les bambins ne sont alors que le reflet de leurs parents, ces derniers étant eux-mêmes une caricature de la société.

« Dans une époque où tout ce qui est banal est prôné, ceux qui ne veulent pas suivre les sentiers battus sont des bonnes têtes », avait écrit Le Corbusier à ses parents en 1910. Finalement, les Aprel ne seraient-ils pas plus heureux s’ils mettaient un peu de leur personnalité dans leur intérieur ? En les faisant rentrer dans la case des familles « bien sous tous rapports » un poil barbantes, Jacques Tati tentent de prouver par le biais de situations cocasses qu’il en faut finalement peu pour être heureux. Rien ne sert de regarder chez le voisin par-dessus la clôture : non, l’herbe n’est pas toujours plus verte ailleurs.