« Rencontrer un animal sauvage, ça prend aux tripes. Pas l’achat d’un nouvel iPhone »

Sauver l’océan des ravages des activités humaines est encore possible si l’on change de philosophie, nous dit l’océanographe François Sarano.

« Rencontrer un animal sauvage, ça prend aux tripes. Pas l'achat d'un nouvel iPhone »

L’océan est un univers plus vaste et plus mystérieux que les surfaces lunaire ou martienne. Il est aussi bien plus essentiel à notre avenir sur Terre. L’océanographe François Sarano est persuadé que nous pouvons encore le sauver des ravages que nous lui infligeons, à condition de changer « violemment  » de philosophie. Nous avons échangé avec l’ancien conseiller scientifique du commandant Cousteau, en amont de son intervention, le 3 juin prochain, dans le cadre du festival We Love Green, dont Usbek & Rica est partenaire.

C’est le paradoxe de l’océan, omniprésent sur Terre et pourtant très mal connu : nous en détruisons de larges parties avant même de les avoir découvertes, mais il détient peut-être la clé de notre avenir. Non seulement l’océan couvre 70 % de la surface du globe mais, « considéré dans ses trois dimensions, le biome marin représente 99 % de l’espace habitable sur Terre  », écrit Sophie Arnaud-Haond, biologiste à l’Ifremer dans le bel ouvrage collectif L’océan à découvert (CNRS Éditions, 2017). De fait, nous avons répertorié à ce jour 240 000 espèces marines sur un nombre total estimé aux alentours de 2 millions. « Même en tablant sur une hypothèse “moyenne” à 1 million d’espèces, il faudrait 350 ans au rythme actuel de découvertes et de descriptions pour que toutes ces espèces soient désignées par un nom  », écrit dans le même ouvrage Philippe Bouchet, systématicien au Muséum national d’Histoire naturelle.

Vers un océan mort ?

Pour détruire ces écosystèmes, notre rythme est en revanche bien plus soutenu. Les populations de vertébrés marins ont diminué de moitié entre 1970 et 2012, et 29 % des stocks halieutiques sont surexploités, selon un rapport du WWF publié en 2015. En plus de la surpêche, la pollution et le fléau des déchets plastiques – déversés dans l’océan au rythme d’un camion poubelle par minute – font des ravages.

Les océans ont aussi largement encaissé le réchauffement climatique causé par l’homme, nous sauvant discrètement – et temporairement – la mise. « Ils ont emmagasiné sur les 50 dernières années 93 % de l’excès de chaleur lié à l’augmentation de l’effet de serre. (…) D’autre part, les océans absorbent une part importante (28 % depuis 1750) des émissions de dioxyde de carbone dues aux activités humaines  », expliquent l’océanographe Jean-Pierre Gattuso et le géographe Alexandre K. Magnan dans L’océan à découvert. Revers de la médaille, les eaux montent, le CO2 acidifie les océans et réduit leur teneur en oxygène, menaçant les coraux, le krill et une bonne partie de la faune sous-marine.

Énergies marines ou révolution philosophique

Mais les abysses pourraient receler de nouveaux trésors. Les métaux rares, si précieux à la transition énergétique, pourraient y être exploités – en témoigne la récente découverte d’énormes gisements de terres rares dans les eaux japonaises. Les hydroliennes, marémoteurs et autres énergies marines renouvelables ont un grand potentiel encore inexploité. Enfin la vie marine, étudiée pour sa richesse génétique et moléculaire, peut être une ressource pour la science et la technologie, notamment pour les partisans du biomimétisme.

Mais cette vision « utilitariste » du monde sous-marin est rejetée avec mépris par François Sarano. Océanographe et plongeur, longtemps conseiller scientifique du commandant Cousteau sur la Calypso avant d’être celui de Jacques Perrin sur le film Océans, il a fondé l’association Longitude 181 pour aider à protéger les océans. Nous vous parlions récemment de son dernier ouvrage, Le retour de Moby Dick (Actes Sud, 2017) et de ses passionnantes descriptions du langage des cachalots. Nous avons cette fois discuté avec lui des dangers qui guettent l’océan, du cynisme des politiques et de la révolution philosophique nécessaire pour sauver la planète bleue.

François Sarano

François Sarano, océanographe et plongeur. © Pascal Kobeh


Usbek & Rica : « On connaît mieux la surface de la Lune que celle de nos océans », déplorait en 2010 Philippe Cousteau Junior, petit-fils du commandant. Pourquoi, à votre avis, semblons-nous plus enthousiasmés par l’exploration spatiale que par celle de notre propre planète ?

François Sarano : L’océan est un volume et non pas une surface comme la terre. Il fait plusieurs kilomètres d’épaisseur, 360 millions de km2 de surface, avec des fosses jusqu’à 11 km de profondeur. Chaque couche de ces kilomètres d’épaisseur est riche de millions d’espèces, la vie s’y développe depuis 3,5 milliards d’années. À côté, la surface terrestre est un nain, jeune, petit et plat, qui n’a pas plus de 400 millions d’années. L’océan est aussi un milieu hostile, que l’on ne peut explorer qu’avec des engins difficiles à construire et extrêmement coûteux. De cette immensité, de vastes zones sont inaccessibles. Seuls six sous-marins dans le monde entier sont capables de descendre à 6000 mètres de profondeur. Et au-delà, nous n’avons pas les moyens d’explorer.

L’autre raison, c’est que pendant très longtemps, l’océan a fait peur. Il faut attendre le XIXe siècle pour qu’on commence à l’explorer, d’abord en aveugle, avec des engins de pêche qui ne remontent que des choses mortes et décrivent des cadavres. Il faut attendre les scaphandres autonomes que nous ont offert Jacques-Yves Cousteau et Émile Gagnan pour aller plus loin. Malgré ça, on ne fait qu’explorer une toute petite portion sur une petite fraction de la journée. Or la vie se développe 24h/24, même par mauvais temps… Même dans les lieux les plus « plongés » du monde, il reste des choses à découvrir.

Il nous manque la conscience de notre ignorance pour susciter plus de passion pour l’exploration de l’océan ?

Il y a encore un long chemin épistémologique à faire dans l’étude de l’océan. On se contente toujours de décrire les espèces sans étudier les relations entre espèces. On se démène pour que l’on étudie les cachalots à l’échelon individuel plutôt qu’à celui de l’espèce. On se heurte aux vieilles méthodes, aux gens qui pensent encore que la vie en dehors de l’homme est une simple mécanique qui répond de façon standard aux stimuli. C’est complètement con ! C’est comme si des Martiens décrivaient l’humanité en quelques heures d’observation. Mais si on prend le temps de découvrir Mozart ou Usain Bolt, ça change tout ! Malgré ça, on a déjà trouvé le moyen de bouleverser tous ces écosystèmes sans même les connaître.

Un cachalot à la surface de l'océan indien

Un cachalot remonté à la surface dans l’océan indien. (cc) Vilmos Vincze / Flickr

Comment ça ?

On a sûrement davantage détruit les écosystèmes profonds que tous les autres écosystèmes. Car en détruisant les espèces de surface, les grands poissons, les cétacés, les requins, on a privé de nourriture l’ensemble des écosystèmes profonds qui se nourrissent des carcasses de ces grands animaux qui tombent au fond en mourant. Un seul cadavre de baleine de 120 tonnes peut nourrir un milieu pendant des années. Ce qu’on pourra explorer à l’avenir, c’est un milieu en partie déjà ruiné, désertifié par l’absence de nourriture.

« Là où on a arrêté de détruire, la vie est revenue. Le milieu marin est beaucoup plus résilient que le milieu terrestre »

La bonne nouvelle, c’est que ce n’est pas irréversible : là où on a arrêté de détruire, la vie est revenue. Le milieu marin est beaucoup plus résilient que le milieu terrestre car il est animé par de très forts courants qui transportent les éléments nutritifs, les oeufs et les larves dans le monde entier. Ça permet d’ensemencer à nouveau des zones surexploitées.

Encore faut-il arrêter de détruire. Or on n’en prend pas vraiment le chemin…

La véritable bombe à retardement, c’est la pollution. Car elle est distribuée par ces grands courants dans tous les milieux. Tous les insecticides, herbicides et autres trucs en -cide sont faits pour tuer le vivant et les courants les emmènent partout. Certains grands crustacés de la fosse des Mariannes ou de la fosse des Kermadec contiennent autant de métaux lourds que s’ils vivaient à l’estuaire de zones industrielles. Les grands animaux, les cachalots, les dauphins n’en meurent pas forcément mais ça affecte leur fécondité et leur résistance. Leur lait est tiré des graisses où ces métaux lourds et ces pesticides s’accumulent. Ils donnent toutes ces toxines à leurs petits et les tuent.

Il y a aussi l’acidification des océans, la surpêche, le plastique… Selon vous, la pollution chimique est-elle le problème le plus urgent ?

Il faut arrêter de poser ce genre de questions ! Le plus urgent, c’est de changer de mode de consommation. Il ne faut plus perdre de temps à mesurer les choses. Tout le monde sait exactement ce qu’il ne faut pas faire et tout le monde triche. Macron, Trump… Je ne crois pas qu’un seul dirigeant, ni un seul grand industriel, ne soit pas parfaitement au courant de ce qu’il se passe. Mais soit ils s’en lavent les mains, soit ils gagnent carrément de l’argent dessus. Nous sommes une civilisation d’infirmières sur un champ de bataille qui finance en même temps les canons qui lui tirent dessus.

« Les politiques n’ont plus de vision, ce sont aujourd’hui de simples représentants de commerce »

Dès la conférence de Rio en 1992, tout le monde disait « ça y est, on a compris ». Des tas de gens avaient compris bien plus tôt mais la prise de conscience officielle des dirigeants date de ce moment. Si vous lisez ce que Bush père a signé sur les océans et les forêts à ce moment là, vous en tombez par terre. Sans parler ensuite des grandes tirades de Chirac à Johannesbourg : « Notre maison brûle et on regarde ailleurs ». On a alors fait l’Agenda 21, fait de grandes promesses… Tout le reste, depuis, n’est que du bégaiement.

 

Ces grands raouts internationaux vous semblent donc inutiles ?

Le consumérisme est encouragé en permanence. Macron nous demande de consommer pour assurer la croissance. Est-ce qu’il noue parle en citoyen ? Non, ce n’est plus un mot à la mode. On nous parle en « consommateurs », on promet du « pouvoir d’achat », de « nouveaux marchés » et de « relancer la croissance ». Les politiques n’ont plus de vision, ce sont aujourd’hui de simples représentants de commerce. Tant qu’on aura pas changé violemment de philosophie, emprunté une autre direction, qui ne soit pas accumulatrice, peut-être plus contemplative, rien ne changera fondamentalement. Et votre successeur interviewera mon successeur pour lui demander ce qui a foiré…

« Une rencontre avec un animal sauvage, ça vous prend aux tripes. L’achat d’un nouvel iPhone, je ne crois pas »

Le combat est d’abord philosophique avant d’être politique ?

Si l’on ne veut plus que le CO2 acidifie les océans ou que les animaux meurent l’estomac rempli de plastiques, il faut consommer moins. La seule chose qui peut permettre le changement, c’est que nous nous demandions d’où vient notre bien-être, ce que nous cherchons tous. Arrêtons de confondre le mieux être avec l’accumulation de biens matériels. Nous n’avons jamais été aussi riches : si la course au « toujours plus » avait le moindre sens, ça signifierait que toutes les générations précédentes étaient extrêmement plus malheureuses que nous, ça n’a pas de sens. Le pétillement et le bien-être sont dans les relations sociales plus que dans les smartphones ou les voitures. Une rencontre amicale ou avec un animal sauvage - quand il en reste - ça vous prend aux tripes, au coeur, ça vous marque pour toujours. Je ne crois pas qu’un nouvel iPhone ou un nouveau frigo procure les mêmes émotions. Pour agir dans un champ plus politique, chacun devrait s’engager dans une association sociale ou environnementale. Ça permettrait de renforcer les contre-pouvoirs. C’est ce que nous faisons avec Longitude 181, qui se veut « la voix de l’océan ». S’engager c’est déjà changer de philosophie. 

Une baleine à bosse

Une baleine à bosse photographiée par (cc) Simon Ager

 

Pour sensibiliser les citoyens aux enjeux environnementaux, vous plaidez aussi pour un contact direct avec la nature. Comment concilier ce maintien d’un lien avec l’environnement et le besoin de protéger, voire de sanctuariser les écosystèmes ?

Je suis contre l’idée de tout mettre sous cloche. Les grands parcs nationaux et les réserves sont formidables pour peu qu’on les respecte et qu’on puisse aller voir les choses, sans les prélever. Je crois profondément, dans mes tripes, qu’il faut aller au contact pour nous rendre compte par nous-mêmes, physiquement, de tout ce que peut nous apporter la vie marine. Moins vous avez de relations avec les gens ou avec les animaux sauvages, plus vous les fantasmez, et moins vous savez interagir avec eux. De la même manière qu’on peut être mal à l’aise avec ses voisins de culture ou de religion différente, moins les gens sont en contact avec les cétacés ou les requins, et plus ils les fantasment.

« La seule chose qui peut différencier l’humanité, c’est le respect qu’on accorde aux autres, et à soi-même »

Il faut aller au contact physique pour atteindre ce moment magique qui s’appelle l’apprivoisement, quand deux êtres sont en contact mutuellement bénéfique, sans asservissement, même s’il n’y a pas de compréhension directe. C’est le respect que nous accordons aux autres colocataires de la planète qui fait notre humanité. Nous ne sommes pas les plus forts ni les plus vieux. La seule chose qui peut différencier l’humanité, c’est le respect qu’on accorde aux autres, et à soi-même.

 

Une autre stratégie, pour protéger l’océan, consiste à mettre en valeur l’intérêt économique de sa préservation, à évoquer l’intérêt scientifique et technique qu’il y a à préserver sa diversité génétique, encourager le biomimétisme…

C’est une vision purement utilitariste des choses. L’atout utilitaire est le pire des filtres. Les vieux et les chômeurs ne sont pas utiles. Si vous passez l’humanité au crible de l’utilité, vous et moi n’allons pas tarder à être remplacés. Ce sont les choses inutiles qui font l’essence de la vie et qui sont indispensables. Plutôt que de se demander à quoi les choses sont utiles, demandons-nous : à qui pouvons-nous être utiles ? Trouver de nouvelles molécules aux propriétés pharmacologiques dans l’océan est utile à la survie, mais c’est la relation au quotidien qui est importante pour la vie. Un regard, une discussion, la reconnaissance sociale sont les choses vraiment essentielles. Je ne plonge pas pour aller voir les cachalots parce que c’est utile, mais parce que les rencontrer me comble de paix. J’ai envie de communiquer cette paix, cette sérénité, ce bien-être. On doit tendre vers ça.

 

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Image à la une : Une baleine photographiée au large de l’Alaska (cc) DeWaine Tollefsrud / Flickr

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