Cohn-Bendit, Goupil, Macron : trois hommes et deux générations dans un road-movie

Alors que « La Traversée » sera présenté en sélection officielle au Festival de Cannes, Marion Van Renterghem raconte les coulisses du film réalisé par Romain Goupil et Dany Cohn-Bendit. Et surtout la relation très spéciale entre les deux anciens gauchos et le Président Macron.
« La Traverse »  CohnBendit Goupil Macron et deux gnrations dans un roadmovie

Dans le champ, ils marchent l’un derrière l’autre en soufflant. On dirait Don Quichotte et Sancho Pança, mais vu leurs silhouettes ce sont plutôt deux Sanchos qui ont pas mal roulé leur bosse et un peu appris, au bout de cinquante ans, à faire la part des choses entre les moulins à vent et les vrais ennemis. « Il est vieux. Il a du mal à marcher. Moi j’en ai marre. Je suis gros. Je suis en sueur » souffle Romain Goupil, qui tient la caméra et la secoue en marchant alors que Dany Cohn-Bendit, les tâches de rousseur intactes mais la tignasse moins rouge et moins fournie, gambade lourdement devant lui, de dos. C’est une scène du film qu’ils viennent de faire ensemble : un road-movie en zig-zags de la France populaire un demi-siècle après le « mouvement du 22 mars » entraîné par Dany le rouge à Nanterre, cette étincelle par laquelle Mai 68 arriva.

Les deux gauchos monteront ensemble les marches du Festival de Cannes, où « La Traversée » est présenté le 16 mai en sélection officielle, en séance spéciale hors-compétition. En attendant de se pavaner sur la Croisette, ils s’engueulent comme un vieux couple. Ce film - « réalisé » par Romain Goupil et « rêvé » par Dany Cohn-Bendit, selon les termes du générique – ils l’ont façonné dans le respect des règles soixante-huitardes, sans que personne ne soit le chef, ni eux deux ni leur troisième compère cadreur, Valéry Gaillard. Romain a découpé les journaux, sélectionné des idées de lieux et de personnes, puis filmé Dany partant à leur rencontre : d’un pêcheur de bar à la ligne à un ancien docker de Saint-Nazaire, d’une brigadière de Marseille au PDG de Saint-Gobain en passant par des artisans glaciers fondateurs d’une Scop, un éleveur de cochons, un entraîneur de foot aux Izards, un producteur de lait, le maire de Béziers Robert Ménard, passé du trotskysme à l’extrême-droite, ou encore le poète-rocker alsacien Rodolphe Burger, qui a insufflé sa musique au film. Tous les Français parlent à Dany, à cause de sa légende si française, de sa bonne humeur espiègle, de son absence totale de sectarisme. Lui-même pensait rencontrer une France angoissée, il a trouvé une France dans la peine mais combattive, et plus joyeuse que ne le disent les sondages – une France choisie, aussi, avec la bienveillance de Goupil et de Cohn-Bendit, ces deux indécrottables optimistes qui ne savent pas vieillir.

En 68, Romain voulait refaire la révolution de 1917 et Dany, la révolte culturelle, rigolote et cosmopolite. Romain considérait que le temps du grand soir était venu, et que Dany n’avait rien compris. « C’est un imposteur », dit volontiers Romain, quand lui était du côté des durs à cuire : « On voulait faire la révolution et lui voulait faire la fête, et le comble c’est qu’il a réussi ! ». Ils ont vécu les événements en parallèle, sans vraiment se rencontrer. Romain était un meneur lycéen trotskyste et Dany, le meneur étudiant anarchiste, avait déjà le goût de la synthèse et de la conciliation. Romain a renoncé à la dictature du prolétariat en 1973, au terme d’une manif ultra violente contre le Front National. Dany, lui, n’a pas beaucoup changé. Il trouve parfois Romain trop raide. Lui balance des « Trotskyste un jour, trotskyste toujours ! », dès que son inséparable copain manifeste comme au bon vieux temps quelque velléité autoritariste. Dany, ce serait plutôt libertaire un jour, libertaire toujours, dans une version centriste assagie. Et surtout un Européen avant toute chose, lui le Franco-Allemand né en avril 1945 et donc conçu juste après le Débarquement des Alliés unis face au nazisme, député et agitateur pendant vingt années de suite au Parlement européen.

Gilles Scarella

© Gilles Scarella

Au cours du tournage, ils se sont pris le chou comme jamais depuis cinquante ans. Le motif : Emmanuel Macron. L’engueulade historique a eu lieu à Nantes, en terrasse d’un resto chinois. Il pleuvait un peu sur Nantes, forcément. La ville avait ce teint blafard de la chanson de Barbara, même en ce jour d’été 2017, à la fin du mois de juillet. Dany demande à Romain : « T’as décidé quoi, sur Macron ? » La question est à gros risque, Dany le sait, il appuie exprès sur le bouton sensible. Le « Comment mettre Macron dans le film » est depuis le début un sujet qui fâche. Les deux réalisateurs avaient déjà commencé à se chamailler dans le train qui les menait à Grenoble, au tout début de la grande escapade. Dany avait eu une illumination, qu’il trouvait « une super idée » : « On va le filmer pendant qu’on marche à l’intérieur de l’Elysée ! » Romain l'a rembarré aussi sec. « C’est hors de question de voir Macron à l’Elysée. C’est un lieu sacralisé, vertical, on va pas se mettre en révérence devant le président de la République. » Ils sont partis en vrille à coups de « T’es con » et autres gros mots, et en sont restés là. À Nantes, voilà que ça recommence. Extraits recomposés de mémoire par l’un et l’autre :

Dany : T’as décidé quoi, sur Macron ?

Romain : Je trouve ça compliqué. À l’Élysée, on n’est pas d’égal à égal, toute l’image serait surinterprétée. On donnerait l’impression que le film est jugé par une autorité supérieure.

Dany : T’es vraiment trop con de penser toujours à ça. Au contraire ! On montre qu’il est un Français comme les autres.

Romain : C’est toi qui comprends rien. L’Élysée n’est pas neutre, pas naturel. C’est un lieu sacralisé qui aura forcément une influence sur l’image. C’est le centre du pouvoir, et toi t’es proche du pouvoir si je fais une image de toi à l’Élysée.

Dany : Voilà, c’est bien ce que je disais : tu es complètement rigide, tu ne te sors pas de tes conceptions trotskystes. Tu sacralises le pouvoir vertical. Pourquoi il suffirait de montrer l’Élysée pour qu'on se retrouve respectueux ? Le Président, il est Président comme le boulanger est boulanger.

Romain : C’est toi qui es pas normal.

Dany : Quoi, tu le vois comme une entité supérieure ?

Romain : Exactement.

Dany : Je t’emmerde.

Ca chauffe. « C’est moi qui t’emmerde », « Gros con trotskyste », « Fumier », « Crétin », « Connard », « Arrête de me faire chier », « Moi je m’en fous, je tournerai pas, allez vous faire foutre. » Valéry-le-sage, le troisième compère, suggère d’aller boire une bière. On oublie, on rigole. Mais le problème « Comment filmer Macron », qui demeure entre eux sous le nom de code de « la jurisprudence Nantes », désigne ce casse-tête récurrent et sensible qui va les occuper un bon bout de temps.

Car entre les barricades de Mai et leur traversée filmée de la France, il s’est passé quelque chose dans la vie de Dany Cohn-Bendit et de Romain Goupil : ils se sont entichés d’Emmanuel Macron. Il a fallu un bon demi-siècle et beaucoup d’eau passée sous les ponts pour que les deux soixante-huitards se retrouvent aussi admiratifs d’un détenteur de l’autorité de l’Etat, et qui plus est un ancien banquier qu’ils auraient vraisemblablement qualifié à l’époque de « mec de droite », libéral ou social-traître. Mais entre Macron et Cohn-Bendit, la rencontre relève aussi de l’évidence : le Dany de Mai 68 avait déjà en lui un côté Macron, cette intuition du « En même temps », que l’étudiant rouquin ne formulait pas alors mais qui l’incitait déjà à rassembler, dans le Mouvement du 22 mars, des anarchistes, des trotskystes, des modérés, des « inorganisés » proches du PSU. En plein désordre, Dany a inventé l’esprit transpartis et provoqué les CRS par son sourire, immortalisé par la célèbre photo de Gilles Caron. Quant au Macron de 2018, il a aussi, malgré tout ce qui les sépare, un côté Dany : ce quelque chose en lui de provocateur, de disruptif et d’irrespectueux qui fait écho à la jeunesse ancienne du joli mois de mai.

La rencontre qui a eu lieu à Paris dans un troquet de Saint-Germain-des-Prés, le 25 juin 2016, Dany et Romain en parlent comme d’ « une sorte de coup de foudre incroyable ». Un débat sur le devenir de l’Europe est organisé ce jour-là à Sciences Po avec Dany Cohn-Bendit, l’eurodéputée Sylvie Goulard et ce ministre de l’économie et des finances déjà repéré pour son impertinence, Emmanuel Macron, qui a déjà lancé le site « en-marche.fr » en janvier et fondé le mouvement « En Marche ! » en avril. Avant le débat, Dany, Sylvie et Romain déjeunent sur le pouce au café d’à côté, rue des Saints-pères. Le jeune ministre les rejoint, s’assied à leur table, picore dans leurs assiettes. Ça va vite. Ils passent en revue les thèmes qu’ils veulent aborder : la souveraineté européenne, les élections transnationales, la mutualisation de la dette, le ministre des finances de la zone euro comme première pierre symbolique du fédéralisme. Un vrai conte de fées : tout le monde se comprend, ils sont d’accord sur tout. « On avait exactement les mêmes vibrations sur l’Europe. C’est là-dessus que s’est créé un climat de confiance.», note Dany. Les échanges qui suivent dans une petite salle de Sciences-po sont du même ordre. En bras de chemise, le ministre Macron emballe les débatteurs par sa vision aussi décontractée que passionnée de l’Union européenne, au lendemain du vote du Royaume-Uni sur le Brexit. À la fin, Sylvie discute avec les étudiants, Dany donne une interview à la télévision allemande, Emmanuel fait des selfies.

Le ministre se tourne alors vers Romain Goupil : « À ton avis, quel serait le meilleur moment pour moi de quitter le gouvernement ? » Le cinéaste est un peu surpris. « Il ne me connaît même pas et il me consulte sur le truc que tout le monde attend dans tout Paris. Je me dis que ce mec-là n’est pas comme les autres, il fonctionne à l’instinct. » Romain se laisse tutoyer et le vouvoie : « Vous devriez lire le livre de Dany, Et si on arrêtait les conneries (avec Hervé Algalarrondo, Fayard, 2016), lui dit-il. C’est sur la révolution politique, la fin du clivage droite-gauche, la critique des appareils en France, tout est là. Lisez ça. » Macron fait noter les coordonnées à son assistant et lance : « Donc, on se revoit ? » Le 30 août, Emmanuel Macron démissionne du gouvernement pour préparer sa candidature. Le trio se retrouve à dîner en septembre 2016 à la brasserie La Rotonde. Tout au long de la campagne, les discussions continuent. Dany est l’un des tout premiers à croire au fondateur d’En Marche ! et à parier sur sa victoire. Emmanuel l’appelle régulièrement et le bichonne d’autant plus qu’il espère le soutien public de celui qui est devenu un mythe populaire, inspirateur des écologistes européens et héros charismatique d’une génération qui n’est pas la sienne.

Cohn-Bendit se fait désirer un peu puis en février 2017, il appelle à voter Macron : à la fois par conviction idéologique, au nom de l’Europe, et par calcul tactique, comme le rempart le plus efficace à Marine Le Pen. Deux mois plus tard, l’ancien leader étudiant s’enflamme sur l’estrade pendant le grand meeting de Macron à Nantes, unique intervenant extérieur invité par ce candidat hors normes qu’il appelle « le petit Emmanuel ». « On dit que je me suis rallié à Macron. Mais c’est lui qui s’est rallié à moi sur l’Europe ! » frime Dany, avant de se laisser rattraper par une bouffée d’émotion quasi paternelle : « Je suis submergé par cette réalité d’Emmanuel Macron qui va devenir président de la France dans trois semaines. Je suis submergé par le fait que ce jeune homme en deux ans a réussi à bouleverser le paysage politique en France… » Comme plus tard dans le studio d’Europe 1 où il commentera en direct la soirée électorale, le 14 mai 2017, il essuie une petite larme.

Macron élu, les deux soixante-huitards deviennent à l’Elysée ses visiteurs du jour. Ils sont ses experts en agit-prop et en manifs, ses contradicteurs sur les sujets qui fâchent, son thermomètre d’une France en colère qu’ils connaissent et comprennent mieux que lui. « Comment tu sens la situation ? » est la question récurrente que leur pose le Président. Ils se rencontrent le plus souvent à huis-clos, sans conseillers ni témoins. Notre-Dame des Landes et les migrants sont des points de discorde. Dany le Vert l’incite à laisser tomber l’aéroport. Dany l’ancien rouge devenu centre-gauche approuve moins la suppression de l’ISF associée à la baisse de l’imposition sur le capital. Il trouve la « flexi-sécurité » sur l’emploi trop « flexi », pas assez « sécurité ». Le ton monte avec les deux militants des droits de l’homme sur la brutalité de l’accueil réservé aux réfugiés. « Ce qui me plaît le plus, c’est son ouverture et sa vitalité. Ce qui me dérange le plus, c’est son attitude avec les réfugiés, admet Dany, qui l'éclaire aussi sur Angela Merkel et la situation politique allemande. La solidarité, poursuit-il, je ne la vois pas encore. Lui pense autrement. Il fait le pari qu’un dynamisme de l’économie est la condition pour réduire le chômage… On verra. Pour le moment on discute. On n’est pas des conseillers, on lui dit des choses, il dit oui ou non. » Mais leurs discussions en trio restent des secrets bien gardés. Goupil et Cohn-Bendit sont pourtant mes copains : j’ai essayé de leur tirer les vers du nez par tous les moyens, en vain. « Il y a une liberté de parole totale entre nous trois, me dit Romain. Ce qu’on lui apporte vraiment, j’en sais trop rien, mais le truc perdure. Si on commence à te raconter, on perd cette confiance ». « Arrête de me casser les pieds avec Macron », grogne Dany.

Au moment où ils entreprenaient leur traversée de la France, Dany et Romain sont passés à l’Elysée. Romain a tendu au Président un ticket de métro et l’a défié : « Est-ce que tu es d’accord pour écrire sur ce ticket ‘’Je suis d’accord’’, et signer sans poser de question ? » Emmanuel Macron hésite. Il prend le ticket, écrit « Je suis d’accord », signe. Romain lui avoue plus tard l’objet du deal : le Président de la République a accepté, foi de ticket de métro, de jouer en personne dans leur film. Ils lui expliquent qu’ils ont juste un petit problème, un motif de désaccord : comment et où le filmer, lui, Macron. Ils lui expliquent, s’engueulent à nouveau devant lui. Le Président les regarde, goguenard : « Mais c’est ça qu’il faut faire : dans le film, on se voit dans un café et vous vous engueulez devant moi ! »

La scène est culte. Elle a lieu dans un bruyant café de Francfort. Dany et Romain sont assis à une table, face à face, et s’énervent encore sur le même thème.

-« Romain, comment on va faire avec Macron ? Il faut qu’on prenne une décision… »

-« À l’Élysée, t’es dans un truc de révérence… »

-« Pourquoi t’es tellement figé ? On peut lui poser des questions que se posent un tas de gens. »

-« Alors tu vas lui poser la question sur les réfugiés ? »

-« Ben pourquoi pas ? Cinquante ans après 68, la seule chose que je n’aurais pas le droit de faire, c’est aller voir le Président ? »

Romain se dispute avec Dany qui se dispute avec Romain qui filme Dany en train de l’engueuler, quand une autre caméra prend du recul et filme la scène entière en plan large. Un troisième homme en costume cravate, bras croisés, les regarde se chamailler en tournant la tête à droite et à gauche comme à Roland-Garros. On dirait un sosie ou une marionnette de cire, mais non : c’est bien le Président de la République, tranquillement assis avec eux dans ce café de Francfort. Il intervient dans la conversation.

-« Non, ce que tu pourrais faire, dit Emmanuel Macron à Dany, c’est le rencontrer dans un café. Ce serait pas idiot. »

Dany à Emmanuel : « La France, c’est un pays bizarre qui se voit horizontal mais qui a besoin de verticalité. Et toi, tu théorises la verticalité. (…) On se verra à Francfort. Comme ça il sera content, Romain. »

Emmanuel : « Vous me direz ce que vous avez vu du pays, surtout. Est-ce qu’il a changé, depuis 68 ? »

Romain : « Il a énormément changé, mais il reste un problème que tu pourrais résoudre, c’est au sujet des réfugiés… »

Capture © Marion van Renterghem

Emmanuel Macron a tout improvisé. Une seule prise a suffi pour filmer ces sept minutes jubilatoires où, pour la première fois de l’histoire, un Président de la République en exercice joue son propre rôle dans un film, personnage comme un autre de ce voyage en France par un vieux couple qui voulait refaire le monde. Il y révèle un talent d’acteur inattendu, formé à l’adolescence dans les cours de théâtre de son ancienne professeure de français devenue Première dame. Les exégètes ne manqueront pas de trouver là une clé d’explication à son destin hors du commun : notre Président joue vraiment très bien la comédie.

*La Traversée, de Romain Goupil et Dany Cohn-Bendit, avec Romain Goupil et Dany Cohn-Bendit, produit par Siècle Productions.

Le film est présenté le 16 mai au festival de Cannes en sélection officielle, en séance spéciale hors-compétition, et diffusé le 21 mai à 20h50 sur France 5.