[L'interview management] "Avoir plus d'effectifs pour certifier que pour faire est une absurdité", explique le sociologue Christian Morel

Le sociologue Christian Morel est de retour. Observateur critique et minutieux du fonctionnement des entreprises, il revient sur les décisions absurdes avec un troisième tome. Il pointe les effets de la surproduction de règles et des pièges relationnels. Entretien.

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[L'interview management]
Christian Morel publie le troisième tome des décisions absurdes chez Gallimard. Preuve que le sujet est inépuisable ?

L'Usine Nouvelle - Vous publiez aux éditions Gallimard le troisième tome des décisions absurdes. La bêtise est-elle à ce point insondable ?

Christian Morel : Non. Lors de la présentation du deuxième tome, je me suis rendu compte lors de conférences et de rencontres que je n’avais pas suffisamment traité certains sujets. Ils donnent le sous-titre de ce troisième opus : l’enfer des règles et les pièges relationnels.

Ceci rappelé, pour moi une décision est un continuum. Elle n’est pas ponctuelle, elle dure, elle s’inscrit dans le temps. Par ailleurs je m’inscris dans une lignée sociologique où l’on fait l’hypothèse que les acteurs ont une autonomie, des capacités et du pouvoir. Pour moi et des sociologues comme Crozier, Friedman ou encore Boudon, les acteurs ont une autonomie par rapport à leur culture.

Vous êtes sociologue et vous avez longtemps travaillé chez un industriel, Renault. Est-ce là que vous avez observé les décisions absurdes ?

Tout en étant cadre RH chez Renault, j’ai continué à faire de la recherche. J’ai observé des situations absurdes évidemment, j’en analyse certaines dans le livre. Ça me faisait enrager, j’ai donc voulu les expliquer. C’est un sujet qui me passionne, et pour me plonger dans la rédaction d’un livre, j’ai besoin d’être passionné par le sujet.

"Une incapacité de l’esprit humain à accepter que le monde est fondamentalement indéterminé"

A vous lire, ce n’est pas tant les règles que vous critiquez que leur pullulement, comme si, à l’instar de l’impôt," trop de règles tuait la règle". Mais pourquoi des gens intelligents multiplient-ils les règles ?

C’est exactement ça, il y a un moment où la règle devient contre-productive. Il existe une incapacité de l’esprit humain à accepter que le monde est fondamentalement indéterminé. L’idée prévaut que si l'on est intelligent et que l'on élabore les bonnes règles, on empêchera les événements non souhaités de se réaliser. L’étape suivante est de croire que s’il a eu lieu, c’est parce qu’on n’avait pas pris les bonnes mesures. Alors on empile, on accumule des règles jusqu’à l’absurde. L’exemple de l’aéronautique est à cet égard éclairant : aux règles des constructeurs se sont ajoutées celles des compagnies aériennes créant de la complexité et parfois des incohérences. D’ailleurs les compagnies aériennes reviennent en arrière.

Mieux vaudrait accepter l’imprévu et apprendre à le gérer. Cela veut dire qu’il faut des règles, mais un minimum. Ensuite c’est la compétence de l’acteur- une compétence fine et étendue -, sa capacité à coopérer de façon fiable qui fera la différence.

Une blague dit "je voudrais vivre en théorie, parce qu’en théorie tout se passe bien". On a l’impression qu’à partir d’un certain moment, c’est un peu la même chose avec les règles, elles s’éloignent du monde réel, elles évoluent dans un monde parallèle.

Il y a, en effet, un placage des règles sur la réalité d’un monde idéal où tout doit se passer comme l’a imaginé le concepteur. A cet égard, après les terribles attentats de Nice, lors de son débrief, le colonel des pompiers a eu cette parole essentielle que tout le monde devrait avoir en tête : "Attendez-vous à être surpris".

Au début de mon livre, je raconte l’histoire de la règle erronée qui prévalait pour le décrochage aérien. Pendant mon enquête, je demandai systématiquement quelle était la motivation de cette règle aux professionnels que je rencontrai. A chaque fois, on me donnait des réponses différentes. Chaque fois qu’on ne sait plus donner les raisons d’être d’une règle, on peut être sûr qu’il y a un loup.

Je préconise qu’il y ait moins de règles mais que l’acteur sache les comprendre et les expliquer. Il sera plus à même de réagir en cas de difficultés. Longtemps dans les entreprises, la main d’œuvre était plutôt fixe, on connaissait son collègue, comment il travaillait.

Vous expliquez justement que les règles sont là parce que le travail est plus mobile. Pouvez-vous expliciter ce lien ?

Sur la mobilité des hommes et des femmes, une organisation à l’avoir expérimenté à grande échelle c’est l’armée américaine au Vietnam. Elle gérait les hommes comme des pièces détachées, sans se soucier de créer un esprit de corps. C’est la même chose dans les entreprises : quand je travaillais chez Renault, on essayait de limiter la rotation. Mais il y a néanmoins une forte mobilité. Je suis très critique de la façon dont on conçoit l’organisation de l’entreprise, cette idée qu’on règlera les problèmes en multipliant les règles. Il faudrait parfois réfléchir en amont des problèmes, remonter la source.

"Plus de monde pour certifier que pour faire"

Vous semblez dire aux entreprises qui s’en prennent souvent aux règles venues de l’Etat, je pense notamment au Medef, qu’elles-aussi produisent des règles.

C’est la grande critique que je ferai à la sociologie des règles. On ne s’est intéressé qu’aux lois et aux règlements oubliant complètement le rôle joué par les règles endogènes, produites par les entreprises pour les entreprises. Regardez tout ce qui se passe avec les processus de certification et d’audit. On a des départements entiers qui travaillent à recueillir des données, des indicateurs pour obtenir LA certification. Aux Etats-Unis qu’on présente comme le pays ultra libéral, dans les entreprises les armoires sont pleines de procédures de toutes sortes pour tout faire ou ne pas faire.

Récemment, un patron m’a dit "on a un audit par semaine". Regardez ce qui se passe dans les hôpitaux : on réduit le personnel soignant mais on a tout le monde qu’il faut pour réaliser les certifications. C’est absurde on finit par avoir plus de ressources pour certifier que pour faire.

Votre livre parle aussi longuement du problème de la communication et de la compréhension mutuelle. A une récente conférence d’anciens élèves du master RH de Sciences Po, les participants mettaient en avant le charabia de plus en plus parlé dans des entreprises qui se sont internationalisés à vitesse express pour expliquer la coupure entre la tête et la base de l’entreprise. En est-il de même pour les décisions absurdes ?

On ne réalise pas les ravages provoqués par l’incompréhension. J’ai assisté à un exercice de crise nucléaire. Il y avait des incompréhensions totales entre les experts et les représentants de la préfecture. Ils ne parlaient pas la même langue. Plus grave, les experts n’avaient pas conscience que ce qu’ils disaient pouvait ne pas être compris par des non-experts.

Dans mon livre, je parle de la fusion ratée entre Renault et Volvo. Le mauvais niveau des Français en anglais est une des causes de cet échec. Ne pas pouvoir parler, c’est ne pas pouvoir créer de convivialité entre les gens, pouvoir avoir ces discussions informelles et superficielles, essentielles pour créer du lien, pour trouver une personne sympathique, lui faire confiance, ce qu’on appelle le small talk en anglais. Après il y avait des erreurs de concept, on utilisait les mots "consultation" ou "ingénieurs" mais on ne désignait pas la même chose.

C’est très important. Selon moi, la tragédie du Concordia, ce bateau de croisière qui a sombré est largement due à l’incompréhension entre les personnes. C’était une tour de Babel flottante. Pour pouvoir travailler ensemble, il faut se mettre d’accord sur un code.

Vous insistez aussi sur le rôle du recrutement pour éviter les décisions absurdes. Pour les éviter il faut bien recruter selon vous.

Pas seulement selon moi. Une fois encore, l’US Navy aux Etats-Unis qui a beaucoup travaillé sur ces questions considère que le recrutement est essentiel. Il faut trouver des gens compétents techniquement et humainement. L’amiral de l’US Navy qui est devenu un héros national donnait beaucoup de liberté à ses équipes, de marge de manœuvre. S’il le faisait, expliquait-il, c’est parce qu’il avait mis en place des processus de recrutement très sévères. Il savait qu’il avait les bonnes personnes et pouvait leur faire confiance. Du coup, il n’avait pas besoin de multiplier les règles !

"Les décisions absurdes, volume 3 : l'enfer des règles - les pièges relationnels" est publié aux éditions Gallimard

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