Irak : La petite salle de muscu sous Daesh
Images : Charles Thiefaine

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Irak : La petite salle de muscu sous Daesh

« Les djihadistes cherchaient à se bâtir un corps pour la guerre »

Une pelouse défraîchie, un tapis rouge, une rangée de chaises en plastique… Le décor est sommaire mais l’événement est important : à Mossoul, se tient ce jour de mars dernier, un concours de bodybuilding, le deuxième depuis la libération de la ville, en juillet 2017, par l’armée irakienne et les forces de la coalition. Parmi les concurrents, Sinan et Nebraz, deux frères jumeaux d’une petite quarantaine d’années. Tous deux sont coachs sportifs et gèrent, ensemble, une salle de sport située à deux pas de l’université. Ils visent aujourd’hui la victoire et leurs supporters les y encouragent – les enduisant d’huile brillante pour faire ressortir leur impressionnante musculature ou leur massant fermement les biceps.

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C’est Sinan qui s’y colle en premier, dans la catégorie des 70 kg. Poings serrés posés contre ses hanches, il contracte ses muscles dans une attitude plus qu’exagérée. Quelques minutes plus tard, c’est à Nebraz de faire son show, cette fois dans la catégorie des 80 kg. Tous deux se préparent à cette compétition depuis des semaines. La salle de sport, c’est toute leur vie : leur gagne-pain et aussi leur passion.

Sinan et Nebraz ont toujours vécu à Mossoul. Lorsque l’État Islamique s’est emparé de la deuxième plus grande ville d’Irak, ils ont continué à travailler dans la salle de gym. Où ils ont vu débarquer toute une autre faune : les djihadistes. « Parmi eux, il y avait des gens de Mossoul, mais aussi des Français, des Allemands ou encore des Russes. Ils ne nous parlaient jamais et restaient entre eux », raconte Nebraz, assis sur un banc en sky noir, utilisé pour développer les abdominaux. Évidemment, l’ambiance a quelque peu changé : « les autres usagers de la salle pouvaient continuer à s’entraîner mais… ils ne sentaient pas quand les combattants étaient là ».

Résultat : la salle s’est peu à peu vidée. Notamment parce que les djihadistes ont commencé à y imposer leur loi, celles de la charia et son cortège d’interdits. « Nous n’étions pas autorisés à fumer, devions porter des shorts et des T-shirt recouvrant la peau. Ils nous ordonnaient d’aller d’avantage à la mosquée. Nous ne pouvions pas afficher de photos sur les murs, » se souvient Nebraz en montrant une multitude de photos de bodybuilders américains comme Arnold Schwarzenegger ou Ronnie Coleman qui, depuis le départ des troupes de Daesh, ont retrouvées leur place sur les murs de la salle.

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Les infractions à la charia étaient systématiquement punies. Nebraz a ainsi été flagellé 23 fois. Un jour, un djihadiste est venu le voir pendant un entrainement et lui a ordonné de changer de coupe de cheveux. « J’ai été fouetté ce jour-là », explique-t-il, avant d’ajouter : « une autre fois, alors que nous étions entrain de nous entraîner au sous-sol, l’un d’entre nous était torse nu. Ils l’ont arrêté et en tant que gérant de la salle, ils m’ont tenu pour responsable ». Alors, raconte-t-il, « après cela, j’ai arrêté de venir ici. Et je suis allé entraîner d’autres gens dans une autre salle, à l’ouest de la ville ».

Si les djihadistes fréquentaient la salle de Nebraz et Sinan, ce n’était pour la beauté du sport. « Ils n’en avaient rien à faire, du fitness. Ce qu’ils recherchaient, c’était la puissance. Tous les exercices étaient destinés à se bâtir un corps pour la guerre », s’indigne Nebraz. « Un français de 2,15 mètres venait régulièrement. Ils prenaient des haltères de 45 kg. Il ne les soulevait pas – non, il les jetait en l’air, d’une main à une autre, » explique Sinan, mimant la scène d’un air amusé. Par ailleurs, les djihadistes utilisaient aussi la salle comme un terrain de recrutement. S’en prenant aux plus jeunes et aux plus démunis. « C’est plus facile d’endoctriner les plus faibles. Ils ont essayé de nous recruter aussi. Ils voulaient que nos corps servent à leur guerre », tancent les jumeaux.

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Les deux frères racontent qu’à cette époque les habitants de Mossoul n’avaient plus aucun espoir. Sinan confie : « il y a eu un moment ou plus personne ne croyait sortir de cette situation. Nous serions partis si nous n’avions pas une famille ». Les deux frères ont vécu l’arrivée de l’armée irakienne, en octobre 2016, comme un soulagement, malgré les risques encourus lors de l’offensive. Ils jouissent aujourd’hui d’une liberté retrouvée et le sport rythme leur quotidien. « La vie est beaucoup plus agréable maintenant. Je sors, je vais à Erbil (capitale du Kurdistan irakien), je peux voyager dans le pays », raconte Sinan. Mais la situation économique et politique reste instable : « je me réjouis d’être encore en vie. Mais je rencontre trop de gens cherchant du travail… Parmi eux, beaucoup de jeunes avec un haut niveau d’études ».

Alors, évidemment, toutes les satisfactions sont bonnes à prendre. A commencer par une première place, pour chacun des frères, à cette compétition de bodybuilding. La récompense ? « Ils m’ont dit « bonne chance » pour la prochaine compétition », répond Sinan en riant à ventre déboutonné. Il conclut : « notre quotidien est fait de stress et de moments difficiles, mais nous devons continuer à être heureux. »