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Pourquoi la déconnexion est la nouvelle lubie de la Silicon Valley

Cette photo est devenue emblématique pour beaucoup du phénomène d'hyperconnexion. facebook

Après avoir encouragé pendant des années une sursollicitation de l'attention des utilisateurs, Google vient d'annoncer une nouvelle fonctionnalité sur Android destinée à les aider à se déconnecter. Pourquoi un tel revirement ?

Dans son vaste plan de conquête du monde, le bien-être est un secteur auquel Google ne s'était pas encore attaqué. L‘entreprise a présenté le 8 mai une variété d'outils censés améliorer la vie numérique lors de sa grande conférence annuelle. L'aide à la déconnexion est affichée comme l'un des nouveaux chevaux de bataille du géant du web: désormais, un tableau de bord permettra aux utilisateurs d'Android P de surveiller le temps passé sur chaque application mais aussi de voir combien de fois le téléphone est déverrouillé, combien de notifications il reçoit... et de réguler cette sollicitation frénétique du smartphone. Google reprend ainsi une fonctionnalité de productivité bien connue des accros: les bloqueurs d'applications, qui empêchent l'accès à un service particulièrement addictif durant un temps déterminé au préalable.

«Notre équipe a entendu tellement d'histoires de personnes cherchant à trouver le bon équilibre avec la technologie», a déclaré Sameer Samat, vice-président de Google chargé d'Android et Google Play. Des fonctionnalités de contrôle seront également introduites sur Youtube afin que les utilisateurs puissent réguler leur consommation. Ils pourront ainsi programmer des «respirations personnalisées» pour les encourager à quitter leurs claviers.

La Silicon Valley n'a pas peur du paradoxe

Il peut sembler paradoxal que les plus connectés soient ceux qui prônent un «retour aux sources», et que les fautifs eux-mêmes dénoncent les effets dont ils chérissent les causes. Le mythe de la déconnexion est pourtant un sujet fabriqué par la Silicon Valley, qui n'est plus à un paradoxe près: les enfants de cadres de grandes entreprises technologiques y fréquentent des écoles déconnectées et la légende veut que Bill Gates et Steve Jobs eux-mêmes ont interdit les tablettes à la maison.La question de la déconnexion a d'abord été très liée à des normes sociales pour marquer la différence entre ceux qui étaient éduqués à la technologie et ceux qui ne l'étaient pas, ceux qui avaient les moyens de s'en passer et ceux qui n'avaient pas le choix. «Les déconnexionnistes établissent une nouvelle gamme de tabous comme un moyen d'établir de nouvelles distinctions sociales» expliquait ainsi Hubert Guillaud sur le site Internet Actu.

La couverture du Time en 2013 Time Magazine

Cette tendance à juger l'excès de technologie malsain a essaimé bien au-delà des frontières de la Californie, et trouvé un écho favorable dans de nombreux best-sellers d'essayistes américains. Beaucoup se sont concentrés sur la dénonciation de l'addiction aux technologies pour leur caractère psychopathologique : dans le début des années 2010, Nicholas Carr jugeait ainsi la façon dont Google rendait stupide, Shirley Turkle accusait Facebook d'isoler socialement les jeunes adolescents et beaucoup de médias se faisaient l'écho de préoccupations graves autour des dangers du selfie. Les technocritiques s'attaquent désormais surtout aux questions ayant trait à la fatigue, au burn-out et à la perte de productivité supposément causée par ces outils désormais communs bien au-delà des sphères adolescentes ou geeks. Ce sont précisément ces éléments de langage que Google reprend pour introduire ces nouvelles fonctionnalités.

Succès commercial du déconnexionnisme

Google est loin d'être la première entreprise à revenir sur sa création et à formuler de bonnes intentions à l'égard de notre sommeil ou de la façon dont nous gérons notre temps de travail ou de loisir. Mark Zuckerberg lui-même avançait récemment dans ses vœux la nécessité de s'intéresser davantage à la façon dont nous occupons notre temps en mentionnant «Time Well Spent». Cette initiative, créée par un ancien cadre de Google, fait de plus en plus de bruit dans la Silicon Valley et alimente ailleurs les débats autour du «mal» qu'aurait engendré cet empire des technologies. La fièvre déconnexionniste a également arraché ces derniers mois de déchirants mea culpa aux anciens cadres souhaitant désormais engager la lutte ou régler leurs comptes avec leurs anciens employeurs. Et donné lieu à des clips déconnexionnistes «coup de poing» pour rappeler l'humanité à la raison.

Le succès du «déconnexionnisme» est tel que les offres de «digital detox» payantes se sont multipliées, tout comme les idées de produits dédiés et les entreprises spécialisées. Time Well Spent est par exemple devenue une vraie petite entreprise facturant des formations sur le sujet au sein... de Google, notamment, où Tristan Harris dénonce aux cadres qui les ont créées leurs propres stratégies pour instaurer une «économie de l'attention»: utiliser des icones aux couleurs vives, créer le système du scroll-infini, avoir recours aux théories comportementales du nudge et guider -pour ne pas dire contraindre- les utilisateurs à accepter toujours plus de notifications.

Un leurre pour rendre encore plus accros

La déconnexion n'est pas qu'une mode ou un mouvement des élites technologiques. Les études sérieuses se multiplient sur les effets nocifs des écrans sur le sommeil, le développement cognitif des enfants en bas âge et la surexposition. Chacun peut aussi ressentir la saturation en regardant son centre de notifications ou la quantité de mails non désirés sur sa messagerie. Mais le premier domaine dans lequel l'excès de connexion a été strictement encadré est en fait celui du travail. Voté dans le cadre de la loi Travail, dans le nouvel article L2242-8 du Code du travail, ce droit à la déconnexion est entré en vigueur au 1er janvier 2017. Il concerne les entreprises de plus de 50 salariés. Afin d'assurer le respect des temps de repos et de congés ainsi que l'équilibre entre vie professionnelle et vie privée, les entreprises concernées doivent mettre en place «des instruments de régulation de l'outil numérique», souligne le législateur.

En attirant l'attention sur l'hyper-connexion, Google et Facebook trouvent un sujet de préoccupation collective autour des technologies beaucoup moins fâcheux que leur gestion des données personnelles

Mais la question du travail a progressivement été écartée des débats sur la déconnexion. «Les applications de déconnexion existent depuis plusieurs années, à l'image de Freedom. Elles étaient auparavant rangées dans la catégorie «productivité» sur les magasins d'applications, et sont désormais passées dans la catégorie «bien être»» note ainsi Antonio Casilli, professeur de sociologie à Télécom Paris Tech et à l'EHESS. Pour ce spécialiste du «digital labor», la question de la déconnexion n'a pourtant pas tant à faire avec le bien-être que mettent en avant les équipes marketing de Google. «Ces entreprises invisibilisent le travail, accuse Antonio Casilli. Leurs nouvelles fonctionnalités prétendent nous libérer de l'injonction à l'hyper-connexion qu'elles ont elles-mêmes créée. Mais leur réponse reprend toutes les métriques de la productivité: temps d'affichage, nombre de clics... Elles installent une énième couche d'attention pour nous faire intérioriser le fait qu'une fois que nous sortons de ce mode de déconnexion, nous devons répondre à tant de mails en tant de secondes autorisées».

La déconnexion serait-elle paradoxalement en train de devenir un leurre pour nous faire plus travailler? «Il y a des positions de bonne foi sur la déconnexion, comme celle qui consiste à veiller à ne pas créer de nouvelles heures supplémentaires aux travailleurs jugés d'astreinte à cause de la pollution de notifications de ces sites.» nuance Antonio Casilli. Mais les intentions d'un Google ne sont pas forcément du même acabit. En attirant l'attention sur cette question de l'hyper-connexion, Google ou Facebook trouvent aussi un bon sujet de préoccupation collective autour de la réglementation des technologies. Un sujet nettement moins fâcheux, par exemple, que celui des données personnelles qu'ils exploitent. Et un sujet qu'ils peuvent maîtriser, sur lequel ils peuvent imposer leurs normes et leurs discours. Avec ces nouvelles fonctionnalités de contrôle sur lesquelles Google a pleinement la main, le géant s'arroge ainsi le droit de devenir celui qui contrôle où et comment l'attention est répartie, tout en laissant l'impression à l'utilisateur de recouvrer sa liberté. Alors qu'il l'empêche un peu plus de partir.

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Pourquoi la déconnexion est la nouvelle lubie de la Silicon Valley

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8 commentaires
  • le_droit_à_l_errance

    le

    la seule coherence est constance c'est la manipulation des internautes, d'une maniere ou d'une autre et sans aucune moralité ou éthique
    seul compte le business, le pognon, et leur soi-disant "coolittude"
    le seul objectif le pognon, décerveler la masse, et l'évasion fiscale et compagnie

  • génius

    le

    de peur de se brûler, à trop jouer avec le feu on se brûle....

  • Angkor Vat

    le

    Cette photo fait penser au film The Wall de Pink Floyd avec tous les lobotomisés qui suivent des règles

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