Dessin de presse : l’humour peut-il résister à la censure ?

A travers des témoignages de quatre dessinateurs aux profils différents, “Télérama” dresse toute la semaine un état des lieux d’une profession vraiment pas comme les autres. Quatrième volet, la censure.

Par Emmanuelle Skyvington

Publié le 10 mai 2018 à 17h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 01h24

Rire de tout, y compris de ce qui n’est pas drôle et des drames de notre monde… L’humour a-t-il des limites quand on est dessinateur de presse ? 

Activiste antipub, militante et ex-avocate, Trax est dessinatrice de presse indépendante

« Jusqu’où va ma liberté d’expression ? L’autocensure ? Dans ma tête, je suis entièrement libre. Cela m’étonne toujours qu’un dessinateur dise : “Je me censure.” Nous, on n’est pas là pour se censurer. De l’esquisse au crayon puis à la plume aux éventuelles retouches et mise en couleurs sur l’ordinateur – sur un logiciel libre, détail très important pour moi –, je fais mes dessins comme j’ai envie de les faire. Je critique toutes les religions.

“Le scatologique, cela ne m’intéresse pas”

Je ne m’interdis rien : aucun sujet, ni aucune plaisanterie, à l’exception de ce qui est en dessous de la ceinture parce que c’est facile. J’ai horreur des “enculades” et des “enculages” (sic) : le scatologique, cela ne m’intéresse pas. Enfin, je considère qu’il serait honteux de s’autocensurer face aux risques qu’affrontent certains de nos confrères d’ici et d’ailleurs et au courage dont ils font preuve chaque jour.  »

Scénariste, journaliste et dessinateur de presse, il vit et travaille à Ouagadougou (Burkina Faso).

sans titre

sans titre Glez


« Dans mes dessins, l’humour est sous-jacent, mais rarement prioritaire. En tout cas, il ne se suffit pas à lui-même. La politique reste ma source d’inspiration principale. Mais, avec le temps et l’âge, j’aime prendre du recul et travailler sur de nouveaux rythmes. Le recul nous amène à observer la société sous des angles plus larges et plus intemporels. Au Burkina où je vis, je jouis de la même liberté d’expression qu’en France, avec peut-être un public moins blasé, puisqu’il ne bénéficie pas de la caricature depuis plus d’un siècle, comme en France. La presse burkinabée et singulièrement la satire burkinabée sont presque “adolescentes”, puisque ce que l’on a appelé ici le “printemps de la presse” remonte seulement aux années 90. Malgré les difficultés économiques d’un pays classé parmi les cinq derniers du monde par le Programme des Nations unis pour le développement (Pnud), et une population majoritairement analphabète, le parcours de la liberté d’expression a été fulgurant et remarquable. »

Dessinateur humoristique de presse et story-boarder, il a grandi et exercé à Tunis, avant de s'installer à Paris. Il croque l'actualité à la télévision dans 28 minutes (Arte), Flash Talk (France Ô)…

Algérie : rencontre…

Algérie : rencontre… Mykaïa


« La laïcité de la France, c’est un petit bijou pour moi. Depuis 1881, le délit du blasphème au sens de “se moquer du sacré” n’existe plus. En matière de liberté d’expression, la loi nous interdit de faire des dessins qui sont diffamatoires, ou, bien sûr, des appels ou incitations à la haine raciale, au meurtre. C’est important de le rappeler.

 “Dessiner un cul n’a plus aucun impact” 

Le sexe, en revanche, s’est banalisé : dessiner un cul ou une chatte, cela n’a plus aucun impact. La société est tellement porno dans son ensemble que cela ne choque plus. Cela dit, je suis contre la théorie de l’“huile sur le feu”, qui consiste à dire aux dessinateurs humoristiques : “Arrêtez de souffler sur les braisesne riez pas de la religion, car vous allez blesser les croyants ; ne riez pas des petits garçons qui se font tripoter parce que vous allez banaliser leur sort ; ne riez pas des handicapés parce que… etc.”  Mais qu’est-ce qui reste au rire ? L’humour, qui est une construction de l’esprit qui s’octroie une liberté extrêmement forte : la liberté fondamentale qui est de rire de ce qui n’est pas drôle. De rire pour ne pas pleurer. Oui, il faut rire de la mort puisque c’est la mort qui gagne au bout du compte. Cette liberté-là est transgressive et elle fait peur aux gens. »

Ses dessins en une du Monde sont un rendez-vous quotidien depuis 1985. Il a par ailleurs créé le réseau Cartooning for peace.

Je ne dois pas dessiner Mahomet.

Je ne dois pas dessiner Mahomet. Plantu


« Le dessin humoristique peut susciter des haines. Moi, je travaille avec des dessinateurs juifs, musulmans, chrétiens ou athées, qui peuvent tous réaliser un dessin, un jour, qui peut ne pas être compris. Puis manipulé. C’est ce qui est arrivé aux Danois, dont je n’arrête pas de dire que jamais ils ne se sont levés le matin en voulant humilier deux milliards de Musulmans. Idem pour les dessinateurs de Charlie Hebdo. C’est pourtant comme cela que cela a été compris. Le (mauvais) ressenti est colossal, comme le fossé des incompréhensions. Pour toutes ces raisons, je crains que cela ne soit de plus en plus dur de faire vivre la liberté d’opinion ; là, je ne défends pas le dessinateur en tant que corporation, je parle vraiment de la difficulté d’affirmer des opinions. De plus en plus, les gens s’interdisent de dire ce qu’ils ont dans le ventre. Les peurs s’installent dans la tête des décideurs, dans les journaux… Ce n’est plus un problème de dessinateurs, mais bien de notre société tout entière. »

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